UNE RECHERCHE COLLABORATIVE AU SERVICE DES SOIGNANTS - Ma revue n° 014 du 01/11/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 014 du 01/11/2021

 

RISQUES CHIMIQUES

JE RECHERCHE

PARCOURS

Marie-Capucine Diss  

Infirmier doctorant en santé publique, Guillaume Swierczynski a, depuis un an, entamé un travail visant à prévenir le risque chimique aux anticancéreux dans les services de soins. Une recherche innovante, impliquant le personnel concerné et menée de front avec un chercheur en ergonomie.

Une de ses expressions favorites ? « Se donner les moyens de ses ambitions. » Une ligne de conduite que Guillaume Swierczynski a suivie très tôt. Il débute des études de médecine qui lui donnent le goût du prendre soin. Mais le concours lui ferme ses portes. Qu’à cela ne tienne, il se tourne vers des études d’infirmier. Son diplôme en poche, il entame un master en santé publique, domaine qui l’attire. Le stage qu’il effectue auprès de Mireille Canal-Raffin, pharmacotoxicologue au CHU et à l’université de Bordeaux sera décisif. Depuis dix ans, cette spécialiste travaille sur la contamination des professionnels de santé par les médicaments anticancéreux (Mac) dans les services d’oncologie. Elle effectue des dosages pour évaluer la contamination interne des soignants pour les établissements souhaitant réaliser une surveillance biologique des expositions de leur personnel. Pour son master 2, l’infirmier se penche sur l’efficacité des gants de protection face aux contaminations aux Mac. Une recherche qui appelle à un travail plus large de prévention et de promotion de la santé. « C’est difficile pour un infirmier de sortir du soin, confie-t-il. Maintenant, je n’ai plus de mal à le dire. J’aime le prendre soin, l’empathie, le contact, le travail d’équipe. Mais l’aspect soin de la profession n’était pas ce qui me faisait le plus vibrer. Aujourd’hui, je fais quelque chose qui me plaît vraiment et cela fait sens. J’ai l’impression de prendre soin de ceux qui prennent soin et dont on ne prend pas forcément soin, surtout actuellement. »

EXPOSITION PRÉOCCUPANTE

De par leurs caractères cancérogène, mutagène et reprotoxique, les Mac représentent un risque professionnel avéré. En France, 74 000 soignants sont exposés à ces produits. Il s’agit en général de femmes jeunes, particulièrement concernées par les risques reprotoxiques de ces traitements. Si des études internationales ont bien cerné la question, en France, les travaux sur le sujet sont rares. L’étude publiée par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) en 2018(1) montre que plus de la moitié des professionnels observés présentaient des niveaux quantifiables d’anticancéreux dans leurs urines. Une recherche plus récente(2) menée dans deux services d’oncologie a donné des chiffres alarmants : plus de 60 % des soignants suivis présentaient une contamination.

Face à ce risque trop peu connu des soignants(3), la prévention primaire montre ses limites. En octobre 2020, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail a publié un rapport identifiant le caractère cancérogène de 18 principes actifs de Mac. Elle recommande de faire progresser le cadre réglementaire pour sensibiliser et protéger les professionnels exposés. De son côté, l’INRS a édité des plaquettes d’information. Et un ouvrage a été rédigé sous l’égide du Centre national hospitalier d’information sur le médicament afin d’améliorer les actions de prévention dans les services concernés. « Ces modes de prévention descendants, uniquement basés sur la diffusion de connaissances, sont peu suivis d’effets, argumente le chercheur. Actuellement, on procède différemment, on fait reposer la prévention sur des connaissances et des comportements individuels. Il est nécessaire de prendre en compte l’organisation, et d’impliquer les acteurs de terrain dans la construction d’interventions en prévention primaire. Ces interventions en santé publique doivent être évaluées : qu’avait-on avant, à quoi aboutit-on après ? Quels mécanismes sont intervenus dans ces changements ? »

UN PROJET HYBRIDE

Pour répondre à ces questions, Guillaume Swierczynski se lance dans une thèse. Il obtient une bourse de recherche de l’EHESP, et est intégré au laboratoire bordelais Épicene (Épidémiologie des cancers et des expositions environnementales). Ses travaux visent à dégager les déterminants d’exposition des soignants aux risques de contamination aux Mac. La prise en compte de ces éléments (comportement et conscience du risque individuels, organisation du travail) vise à définir une intervention de prévention la plus adaptée à la réalité du terrain. Le chantier, une première en Europe, est ambitieux et complexe. Le contexte étudié comprend beaucoup d’acteurs aux comportements variés. Le soignant se protège-t-il et comment ? Le cadre met-il en place des formations adaptées ? L’administration axe-t-elle ses actions de qualité au travail sur la prévention ? Pour traiter l’ensemble de ces interrogations, l’infirmier doit faire appel à des compétences complémentaires. Le doctorant en ergonomie Valentin Lamarque (lire l’encadré ci-dessus) entre alors dans l’aventure. Les deux chercheurs élaborent une méthodologie articulant les démarches scientifiques des deux disciplines : quelles données recueillir, comment le faire et comment recouper les informations ? Pour ce faire, ils s’entourent d’un comité scientifique avec leur directeur de thèse, la responsable de la chaire de prévention à l’Isped, le professeur dirigeant le service de soutien méthodologique et d’innovation en prévention au CHU et la coordinatrice de la recherche paramédicale au CHU, apportant son recul infirmier et son expertise en sciences de l’éducation.

Une recherche interventionnelle va être menée sur trois sites pilotes sur le CHU de Bordeaux : un service d’oncopédiatrie, un hôpital de jour pour adultes et un hôpital de semaine en oncologie digestive. « Nous avons un produit dangereux induisant des contaminations internes, résume le chercheur. Il s’agit de comprendre à quel moment il faut vraiment se protéger : quand on réceptionne la poche de chimiothérapie, quand on l’ouvre, quand on la percute ? Puis au contact du patient, comment gère-t-on les excreta, comment effectue-t-on les soins d’hygiène ? » Cette recherche se fait en coconstruction avec les acteurs des services, sollicités et consultés tout au long de l’intervention. Parallèlement, une enquête nationale sera menée par voie électronique auprès des soignants afin d’en savoir plus sur leurs pratiques, leurs connaissances, l’influence de l’organisation de leur travail. Ces données permettront de déterminer les leviers et les freins ayant une incidence sur les activités de protection des soignants, première étape du projet.

OBSERVATIONS FILMÉES

À l’heure actuelle, les deux doctorants élaborent des grilles d’entretien à destination des ASH, des aides-soignantes et des infirmières des services pilotes. Les décideurs seront aussi interrogés : cadres de proximité, cadres supérieurs et chefs de service pour la partie médicale. Les personnels des services de santé au travail pourraient également être mis à contribution. « Nous songeons à soumettre des grilles de questions aux soignants et décideurs, précise l’infirmier. Nous allons demander au soignant quelles activités lui semblent les plus exposantes. Un cadre de santé aura-t-il le même avis ? Le point de vue du décideur a-t-il une influence sur les pratiques des soignants ? » Les entretiens permettent de saisir la conscience qu’a le soignant du risque, les contraintes qui pèsent sur lui, liées à l’organisation du travail. Par exemple, avec un service de pharmacie dont le rythme n’est pas calé sur celui de la prise en charge des patients, les soignants doivent souvent réceptionner plusieurs poches de chimiothérapie en même temps. Une surcharge passagère de travail qui peut faire passer la prévention à l’arrière-plan. Le recueil de la parole du soignant est l’occasion de saisir les « conflits d’intérêt » auxquels il doit faire face. Les gants, s’ils protègent, interfèrent avec la relation de soins, via le toucher, pour une toilette. Le rapport entre le bénéfice pour le patient et la santé du soignant est-il équilibré ?

En complément, des observations seront menées en intégrant les outils employés en ergonomie. Les soignants vont être filmés dans leur travail. « Nous allons placer des caméras sur des points stratégiques, détaille Valentin Lamarque. Ces endroits seront décidés en fonction de notre volonté de chercheurs mais également en consultant les acteurs sur les endroits leur paraissant les plus pertinents. » La vidéo permet de comprendre le travail des soignants et d’identifier les expositions au risque. Des facteurs qui dépendent aussi du mode de conditionnement des produits en pharmacie. La dilution des poudres de chimiothérapie peut être effectuée manuellement ou par un robot. Des travaux rapportent qu’en fonction du mode de conditionnement, ces poches peuvent transporter sur leur surface des substances contaminantes. La vidéo permet en outre d’observer si les poches réceptionnées sont posées sur des paillasses ou des bacs attitrés, et d’identifier des contaminations croisées, comme saisir un combiné de téléphone après avoir touché une surface souillée.

FORMATION COLLABORATIVE

Une fois ces données dégagées, les deux chercheurs auront achevé leur thèse mais pas leur projet. Une plateforme de e-learning sera mise en place, toujours en collaboration avec les acteurs de terrain. Un projet qui nécessite le recours à des professionnels spécialisés et qui exige un nouveau financement. Parallèlement à ses travaux, le duo répond à des appels à projet pour pouvoir prolonger son étude. L’infirmier chercheur vient de déposer une lettre d’intention au titre du PHRIP de cette fin d’année. La sélection d’un projet porté par un infirmier qui n’est pas en poste dans un établissement de santé représenterait une première. Guillaume Swierczynski prend le pari et espère que l’aspect innovant de la recherche déjà portée par deux temps-plein pendant trois ans et soutenu par un laboratoire de recherche engagé, sauront emporter l’adhésion du jury.

ET APRÈS ?

Quand les financements seront obtenus et que la plateforme sera activée, Guillaume et Valentin pourront tirer les conclusions de cette intervention, en confrontant l’avant et l’après. Le degré de contamination des surfaces a-t-il changé ? Qu’en est-il de la contamination interne des soignants ? Le contexte général de travail des professionnels s’est-il métamorphosé ? La connaissance du risque par les soignants a-t-elle évolué ? Au terme de ce travail ambitieux et complexe, alliant des analyses multi-stratégiques, les chercheurs disposeront de données probantes. Ils pourront mettre à disposition des décideurs un guide méthodologique pour faciliter la transférabilité de leur travail sur d’autres sites. « Par le résultat scientifique et les données probantes, argumente l’infirmier, nous pouvons avoir un effet sur les politiques de santé publique. Le lien chercheur, acteur et décideur est capital. Nous pourrons dire aux décideurs politiques : “Nous avons mis en place tous ces moyens financiers et humains, on a produit et maintenant, on vous donne des clés pour faire essaimer cette intervention de prévention primaire. »

L’ensemble des données recueillies sera déposé dans une base de données nationale consultable en ligne. Pour Guillaume Swierczynski, l’implication des soignants dans cette recherche est une manière pour la profession de s’imposer et de prendre son destin en main : « Je pense qu’il y a un leadership qui peut être pris par ce biais de la recherche. Il faut dire aux infirmiers : “On est capable, vous êtes capables.” L’idéal serait d’avoir des infirmiers chercheurs, acteurs et décideurs de la prévention au sein des CHU. Il y a une place à prendre. Pour cela, il faut montrer qu’on est capable de faire des choses de qualité. » Une place qui se développera sûrement avec l’universitarisation de la formation infirmière.

Références

Notes

1. Ndaw S., Denis F., Marsan P. et al., « Étude multicentrique de l’exposition professionnelle aux médicaments cytotoxiques dans 12 établissements hospitaliers. Biométrologie et mesure de la contamination des surfaces », Références en Santé au Travail, juin 2018, n° 154, tf255, 81-92.

2. Villa A., Molimard M., Sakr D. et al., « Nurses’ internal contamination by antineoplastic drugs in hospital centers: a cross-sectional descriptive study », International Archives of Occupational and Environmental Health, nov. 2021;94 (8):1839-50.

3. Villa A., Kiffer N., Bibolet S. et al., « Enquête sur les connaissances des infirmières vis-à-vis du risque chimique aux médicaments anticancéreux », Archives des maladies professionnelles et de l’environnement, oct. 2020; 81 (5):464-65.

Autres sources.

• Terral P., « La recherche interventionnelle en santé : divers engagements dans la production collaborative de connaissances », Revue française des sciences de l’information et de la communication, n° 15, 2018. En ligne sur : bit.ly/30bxBzJ

• Lémonie Y., Grosstephan V., « Le laboratoire du changement », Revue d’anthropologie des connaissances, 15-2, 2021. En ligne sur : bit.ly/3oYu3LK

• Atkins L., Francis J., Islam R. et al., “A guide to using the Theoretical Domains Framework of behaviour change to investigate implementation problems”, Implementation Science, 2017;12 (77). En ligne sur : bit.ly/3DQXV0T

• Cambon L., Minary L., Ridde V. et al., « Un outil pour accompagner la transférabilité des interventions en promotion de la santé : ASTAIRE », Santé Publique, 2014;6 (26):783-86. En ligne sur : bit.ly/3oZdyPh

SON PARCOURS EN QUATRE DATES

2018 Diplôme d’État infirmier.

2018-2010 Master en santé publique à l’université de Bordeaux (Gironde).

2020 Thèse en prévention et promotion de la santé au sein du laboratoire bordelais Épicene.

2021 Dépôt d’une candidature pour le PHRIP.

L’apport de l’ergonomie

Valentin Lamarque est doctorant rattaché au Centre de recherche sur le travail développement du Conservatoire national des arts et métiers, et au laboratoire Épicene du centre Bordeaux Population Health. Il apporte ses compétences et son regard d’ergonome qui « considère le travailleur comme expert de son travail, acteur de ses propres innovations, qui l’amènent à s’émanciper via son activité ». Le travail de thèse de l’ergonome est intégré au programme de recherche franco-brésilien ANR-ITAPAR, visant à produire des connaissances pour soutenir les innovations sociales en matière de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Cette démarche s’inspire des méthodes participatives élaborées dans le cadre du laboratoire du changement, imaginée en Finlande et mise en place au Brésil. Le laboratoire du changement permet à des collectifs d’apprendre à transformer qualitativement les systèmes d’activité dans lesquels ils travaillent. Il prend toute sa place dans le projet mené par les deux chercheurs, donnant une place importante à la construction collaborative, les soignants étant acteurs du changement de leurs conditions de travail et de leur protection.