LE TUTORAT DES ESI AU SEIN D’UNE CPTS REVISITÉ - Ma revue n° 014 du 01/11/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 014 du 01/11/2021

 

JE ME FORME

BONNES PRATIQUES

Laurent Soyer*   Nicole Tanda**  


*infirmier, M.Sc, cadre de santé, formateur consultant, chercheur indépendant en formation
**infirmière puéricultrice, cadre de santé formatrice, Ph. D. en sciences infirmières

Le tuteur est responsable de l’encadrement pédagogique en stage. Dans le cadre de la mise en œuvre des CPTS, il est intéressant de valoriser le rôle du tuteur de stage au sein d’une organisation coordonnée de soins, ainsi que d’actualiser la formation au tutorat.

ÉLÉMENTS DE CONTEXTE

L’AVÈNEMENT DES CPTS

En France, parmi les priorités de santé publique mises en évidence, il est notamment question de lutter contre la désertification médicale. Une réalité qui correspond davantage à l’inégale répartition des médecins généralistes et spécialistes sur le territoire qu’à un manque d’effectif global. « En 2019, on dénombre en moyenne 151 médecins généralistes pour 100 000 habitants […], 181 dans les Bouches-du-Rhône et 242 à Paris ; 96 en Seine-et-Marne, 107 dans le Cher et 114 dans l’Yonne(1). » De cet état de fait découle un isolement géographique des patients et des délais d’accès aux soins trop longs pouvant engendrer des hospitalisations ainsi que des recours aux urgences évitables. Face à cette problématique est apparue la nécessité de repenser l’organisation des soins de premier recours. Avec la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016 (Titre II, chapitre 1er : Promouvoir les soins primaires et favoriser la structuration des parcours de santé), puis la réforme « Ma santé 2022 » (Titre II : Créer un collectif de soins au service des patients et mieux structurer l’offre de soins dans les territoires), c’est désormais au sein d’une communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) que les professionnels de santé libéraux doivent se coordonner autour de leurs patients pour garantir une réponse sanitaire optimale (il est prévu un déploiement de 1 000 CPTS à l’horizon 2022). La notion centrale de coordination est entendue comme le passage d’une organisation pluriprofessionnelle à une organisation interprofessionnelle des soins, dans l’idée de pérenniser des équipes homogènes avec des objectifs communs. Étymologiquement, le mot coordination vient du latin « cum », qui signifie « avec », et « ordinare », pour « mettre en ordre, ranger, disposer, ordonner, arranger, organiser(2) ».

CE QUI VA CHANGER POUR LES ESI

Dans ce néo-dispositif, les étudiants en soins infirmiers (ESI) en stage vont se retrouver dans une organisation intermédiaire entre un service de soins hospitaliers et un cabinet libéral. Dans tous les cas, ils seront immergés au sein d’un collectif de professionnels (médecins généralistes et spécialistes, pharmaciens, kinésithérapeutes…) et non plus uniquement auprès d’infirmières libérales (Idels). Cette dynamique va amener les instituts de formation et les terrains de stage à actualiser leur ingénierie pédagogique et notamment à revisiter les principes et objectifs du tutorat en stage. La CPTS constitue un organisme nouveau, voire inconnu, pour les instituts de formation. Il est alors question d’une acculturation amenant à retisser des liens de partenariat pour pérenniser une alternance intégrative, par un aller et retour, une articulation entre tuteurs de CPTS et formateurs d’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi). Cette dynamique peut se fonder sur une collaboration pour référencer les situations emblématiques de la CPTS, pour actualiser les objectifs de stage, pour animer des TD…

→ Exemple de reformulation de l’objectif de stage dans le cadre de la Compétence 9 (Organiser et coordonner des interventions soignantes) :

• Objectif de stage avant la CPTS : connaître les spécificités, outils et méthodes de traçabilité et de transmission des soins à domicile.

• Objectif en phase avec la CPTS : découvrir les modes de communication de coordination interprofessionnels et de traçabilité via la télésanté(3).

LE TUTORAT

Le tutorat peut être défini comme « une relation entre deux personnes dans une situation formative : un professionnel et une personne en apprentissage d’un métier dans son environnement(4) ». Il fait partie intégrante de la formation initiale infirmière, elle-même fondée sur une approche par compétences et un dispositif pédagogique en alternance mêlant cours et apprentissage sur le terrain. Durant le stage, l’encadrement des ESI revient prioritairement aux professionnels en activité, en particulier au tuteur de stage, lequel occupe une position interfaciale entre le stagiaire, le terrain de stage et l’institut de formation. « Le tuteur est donc porteur d’une fonction pédagogique proximale, pour contribuer auprès du formé au processus personnel d’apprentissage(5). »

Actuellement, des organismes de formation à destination des Idels proposent le tutorat dans leur catalogue. Ces formations vont devoir s’actualiser pour s’adapter à la spécificité des CPTS. En effet, le tutorat devra prendre en compte la notion d’interprofessionnalité qui peut se définir comme étant « l’ensemble des relations et des interactions permettant aux différents acteurs de soins de mettre en commun leurs connaissances et leurs expériences au service du patient afin de fournir une réponse adaptée et de qualité à ses besoins(6) ».

OPTIMISER LE TUTORAT

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons ici huit dimensions à prendre en compte pour optimiser le tutorat des étudiants en soins infirmiers en stage en CPTS (voir la figure ci-dessus).

COMPRÉHENSION DES ENJEUX DE SANTÉ PUBLIQUE D’UNE CPTS

Puisque les CPTS reposent sur une vision territoriale, il est important que les ESI comprennent l’intérêt de cette organisation qui s’appuie notamment sur le projet régional de santé. Pour rappel, les projets régionaux de santé sont élaborés en concertation avec l’ensemble des acteurs de santé dans les régions. Ils définissent la stratégie régionale de santé, organisent et programment sa mise en œuvre opérationnelle, et fixent les ambitions et les priorités régionales de santé. Il est donc essentiel que les étudiants puissent identifier la place de l’infirmière libérale au sein de ce dispositif et se projeter eux-mêmes comme des acteurs de santé publique.

La CPTS est une organisation de première ligne avec un axe de promotion/éducation à la santé ainsi que de prévention des maladies, où les usagers, les familles et, par extension, la population sont considérés comme des partenaires de soins. Dans ce contexte, les ESI sont amenés à développer un leadership clinique « consistant à soutenir, à coordonner et à exercer une influence significative sur le patient, sa famille…(7) » Le dispositif étant nouveau, il peut également être intéressant que les apprenants identifient les postes clés infirmiers au sein des CPTS, comme celui de coordinateur, d’infirmière en pratique avancée (notamment en regard des maladies chroniques) et puissent les rencontrer. Ces nouvelles fonctions sont autant de potentialités en termes de progression de carrière, ce qui peut alimenter la réflexion des ESI sur leur projet professionnel.

DÉFINITION/REDÉFINITIONDES OBJECTIFS DE STAGE

Si les objectifs de stage sont travaillés en amont en Ifsi, ils méritent d’être redéfinis en début de stage. En effet, passé la période d’adaptation, les apprentis soignants vont visualiser plus clairement leurs attentes et les possibilités d’apprentissages personnalisés qu’ils peuvent envisager. Il y a donc lieu, en début de deuxième semaine de stage ou à mi-stage, de prévoir un temps d’échange entre le tuteur et le stagiaire pour retravailler ensemble les objectifs qui vont correspondre aux caractéristiques de chaque CPTS (priorités de santé, publics rencontrés…).

ANCRAGE DES APPRENTISSAGES SUR DES SITUATIONS EMBLÉMATIQUES

Chaque CPTS s’ancre dans un environnement singulier, son territoire, avec des situations sanitaires et des problèmes de santé prévalents. Dans ce contexte, les Idels d’une CPTS, et donc les ESI en stage, vont se trouver face à des situations cliniques récurrentes, autrement dit des situations emblématiques. Ce sont les « situations les plus fréquentes devant lesquelles l’étudiant pourra se trouver(8) ». « Elles devraient fonder tous les apprentissages de la formation initiale infirmière, pour lesquels les savoirs constitueraient des ressources pédagogiques(9). »

Il est évident que le tuteur a intérêt à identifier ces situations emblématiques qui constituent des cas cliniques de référence pour l’apprentissage des ESI. De là, il est opportun de créer un livret de stage les présentant.

→ Exemple de situation emblématique en CPTS :

Organisation d’une téléconsultation au domicile d’un patient porteur d’un ulcère de jambe chronique en visioconférence entre l’Idel, le médecin traitant, le kinésithérapeute de la CPTS et un dermatologue.

POSTURE D’ACCOMPAGNEMENT

L’approche pédagogique par compétences induit une posture d’accompagnement pour ceux qui forment les étudiants infirmiers. Il ne s’agit pas tant de guider que d’utiliser cette forme de compétence relationnelle pour que les futurs soignants puissent cheminer et bâtir leur projet professionnel. « L’accompagnement est le processus pendant lequel deux personnes, partenaires temporairement, deviennent compagnons. […] L’accompagnateur, c’est celui qui va faire en sorte que l’autre chemine à sa façon […]. L’accompagnateur est personne-ressource(10). »

Dans cette logique, le tuteur joue aussi un rôle de catalyseur des apprentissages pour placer les étudiants en situation de travail(11) et ainsi optimiser les bénéfices du stage et le processus de professionnalisation. L’approche par compétences prend alors tout son sens pour les étudiants en soins infirmiers puisqu’ils se trouvent au cœur de l’action et qu’ils peuvent alors s’auto-évaluer en contexte réel de soins.

COMPÉTENCES NUMÉRIQUES

Les communautés professionnelles territoriales de santé sont conçues pour être à la pointe de la télésanté qui « intègre tous les domaines de la santé numérique(12) », notamment la téléconsultation(3), la téléexpertise, le dossier de soins partagé… Il est donc important que les ESI en stage au sein d’une CPTS puissent s’initier ou se perfectionner à l’usage de ces interfaces numériques. Les jeunes de la génération Digital Natives ne sont pas tous compétents pour utiliser les outils numériques (13, 14). Le tuteur de stage est là pour les aider à identifier les différents outils et mettre en place un apprentissage numérique progressif et valorisant.

PARTAGE DE PRATIQUE RÉFLEXIVE

Le programme de formation en vigueur parle de la posture réflexive comme d’une exigence de la formation « permettant aux étudiants de comprendre la liaison entre savoirs et actions, donc d’intégrer les savoirs dans une logique de construction de la compétence(15) ». Concrètement, la pratique réflexive consiste à développer le raisonnement clinique et à réfléchir sur sa façon d’agir dans l’optique de se construire en tant que soignant.

Le tuteur joue ici un rôle déterminant pour placer les ESI dans une dynamique de questionnement de leur pratique, et plus largement dans une problématisation(16) des situations de soins. Il est question de partage d’une pratique réflexive car l’apprentissage ne s’effectue jamais dans un seul sens. Les étudiants doivent pouvoir questionner l’organisation et les pratiques des professionnels de la CPTS où ils effectuent leur stage. Car dans le partage réflexif, il y a co-apprentissage.

FACILITATION DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE

Il est fondamental que les ESI trouvent leur place en qualité de futurs professionnels au sein d’une CPTS, qu’ils se projettent. Le tuteur de stage doit donc veiller à cette construction identitaire. En ce sens, on peut affirmer que le tuteur est un leader qui permet aux stagiaires de libérer leur potentiel, qui se traduit par l’adhésion à un genre professionnel : infirmier ; concomitant d’un style(17) professionnel spécifique à chaque ESI. Cette construction identitaire se fonde sur une finalité : devenir un praticien autonome, responsable et réflexif, « un professionnel capable d’analyser toute situation de santé, de prendre des décisions dans les limites de son rôle et de mener des interventions seul et en équipe pluriprofessionnelle(15) ». Le tuteur doit donc faciliter la liberté d’action des ESI, leur laisser des marges de manœuvre.

ÉVALUATION DES APPRENTISSAGES

L’évaluation est encore aujourd’hui marquée du sceau du contrôle alors que dans l’approche par compétences il devrait se référer à son sens étymologique valeur (« valor », ce qui est important). Le tuteur est donc celui qui, avec les ESI, va mettre en valeur leurs apprentissages. Selon l’année et le niveau de formation, le tuteur doit s’appuyer sur la capacité des ESI à s’auto-évaluer d’un point de vue technique mais également pour donner du sens à leurs actions. « La professionnalité n’est pas seulement un état que l’on apprécierait chez un professionnel, elle relève d’un processus continu qui se construit en formation, offrant au stagiaire la possibilité de prendre ses marques, de construire ses repères, d’affirmer son positionnement professionnel(18). » Par ailleurs, la valorisation du déroulé de stage s’appuie sur des temps de discussion formels (bilan de mi et de fin de stage) et informels qui nécessitent une disponibilité du tuteur, donc une réelle reconnaissance de ce statut au sein de la CPTS. De même, les échanges requièrent un fil conducteur matérialisé par et dans le portfolio, outil de visualisation du parcours et de la progression des étudiants.

Ainsi, la communauté professionnelle territoriale de santé constitue une nouvelle forme d’organisation apprenante, vectrice de professionnalisation. Sa particularité est d’offrir un cadre pluriprofessionnel intermédiaire entre le libéral et l’hôpital. Dans ce type de structure coordonnée de soins, complexe, le tuteur représente un repère pour les ESI en stage. Cette posture revisitée mérite d’être travaillée, notamment lors des formations au tutorat. Dans cette optique, la suppression des enveloppes budgétaires de l’Agence nationale du développement professionnel continu (ANDPC) pour la formation au tutorat (depuis le 12 mai 2021) apparaît comme un paradoxe.

* Maître de conférences en sciences infirmières (CNU 92), chercheuse associée au Réseau de recherche en interventions en sciences infirmières du Québec (RRISIQ), membre invitée du Centre d’Innovation en Formation Infirmière (CIFI).

RÉFÉRENCES

  • 1. Mutualité française, Association des Maires de France (AMF), « 1er Baromètre santé-social. Territoires et Mutuelles engagés pour répondre aux attentes des Français », 2019. En ligne sur : bit.ly/3DcxX7o
  • 2. Définition de la coordination. En ligne sur : bit.ly/2Yi48mF
  • 3. Soyer L., « La téléconsultation dans le soin des plaies », L’Infirmièr.e, n° 10-11, juillet-août 2021, 28-31.
  • 4. Chorum, Fiche 9 « Le tutorat », mars 2013. En ligne sur : bit.ly/3B8YK3W
  • 5. Soyer L., Tanda, N., « La coopération maître et tuteur de stage », Objectif Soins & Management, n° 259, octobre 2017, 32-37.
  • 6. Léger E., « Les freins et moteurs de l’interprofessionnalité à travers l’expérience des acteurs de soins exerçant ou faisant partie d’un projet de Maison de Santé Pluriprofessionnelle », thèse pour l’obtention du diplôme d’État de docteur en médecine, soutenue le 27 septembre 2016, université Paris Descartes. En ligne sur : bit.ly/2YkO2J9
  • 7. Comité d’entente des formations infirmières et cadres (Cefiec), « Le Cefiec renouvelle sa volonté de professionnaliser la fonction de tuteur de stage », 2020. En ligne sur : bit.ly/3oxQYNM
  • 8. Ministère de la Santé et des Sports, « Recueil des principaux textes relatifs à la formation préparant au diplôme d’État et à l’exercice de la profession », éditions Berger-Levrault, 2013.
  • 9. Soyer L., Tanda N., « La formation », Pratiques soignantes et crises sanitaires : témoigner, apprendre et prévenir, collection « Soigner et accompagner », éditions Lamarre, 2021, 103-120.
  • 10. Vial M., « L’accompagnement professionnel, une pratique spécifique », conférence à Ariane Sud entreprendre, à Marseille, 2007. En ligne sur : bit.ly/3laRXRX
  • 11. Wittorski R., « Accompagnement et professionnalisation », Esquisse, 2009, (52/53), 5-21. En ligne sur : bit.ly/3uRAyRz
  • 12. Safon M. O., « La e-santé. Télésanté, santé numérique ou santé connectée. Bibliographie thématique », Centre de documentation de l’Irdes, octobre 2021, p. 4. En ligne sur : bit.ly/3Fhsyhh
  • 13. Mercklé P., Octobre S., « La stratification sociale des pratiques numériques des adolescents », Recherches en sciences sociales sur Internet, 2012. En ligne sur : bit.ly/3uRCcCJ
  • 14. Frayssinhes J., « Apprendre sur les réseaux numériques : collaboration, coopération et innovation pédagogique », Innovations Pédagogiques, nous partageons, et vous ?, 15 octobre 2016. En ligne sur : bit.ly/2YqyTqb
  • 15. Ministère des Affaires sociales et de la Santé, « Recueil des principaux textes relatifs à la formation préparant au diplôme d’État et à l’exercice de la profession », éditions Sedi, 2019.
  • 16. Soyer L., « L’initiation à la recherche et la notion de problème », Objectif Soins & Management, n° 219, octobre 2013, 52-54.
  • 17. Vial M., « L’auto-évaluation en formation ? Origine des critères dans l’évaluation située : le repérage entre balisage et ancrage, et usages du référentiel », Actes du 25e colloque de l’ADMEE-Europe, à Fribourg (Allemagne), 2013. En ligne sur : bit.ly/3B93TsY
  • 18. Jorro A., La professionnalité émergente : quelle reconnaissance ?, éditions De Boeck, 2011.

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt