FAUT-IL REPENSER NOTRE SANTÉ PUBLIQUE ? - Ma revue n° 014 du 01/11/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 014 du 01/11/2021

 

JE DÉCRYPTE

SYSTÈME DE SANTÉ

Hélène Colau  

La pandémie a fait ressortir les faiblesses de notre système de santé français où la santé publique fait figure de parent pauvre. Un changement de braquet paraît plus que nécessaire. La réflexion est aussi à mener au niveau européen.

Quelles failles dans notre santé publique ont été mises au jour par la récente crise ?

François Bourdillon : Elle a révélé des faiblesses structurelles de notre système de santé. Depuis 1945, la France a misé sur les soins (que ce soient les hôpitaux ou la médecine libérale), auxquels vont 95 % des budgets. Nous avons donc un système de soins de grande qualité, mais on n’a jamais pris la mesure de l’importance de la santé publique, qui considère la protection et l’amélioration de la santé de la population. Chaque fois qu’il y a eu une crise sanitaire majeure, on a réagi en créant une agence spécifique : l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments après la vache folle, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’Institut de veille sanitaire et l’Établissement français du sang après l’affaire du sang contaminé… En 2016, avec la création de Santé publique France, il y a eu une volonté politique de structurer la santé publique mais ceci est très récent et il y a toujours trop peu de moyens.

Pourquoi la France était-elle aussi mal préparée alors qu’il y a déjà eu des alertes pandémiques ?

F. B. : Le ministère de la Santé avait un plan pandémique grippal. Après les épidémies de Sras (2003) et de H1N1 (2009), le pays a élaboré tout un protocole de gestion de crise et disposait d’un stock stratégique pour aider les établissements de santé et intervenir en tant que de besoin. Nous étions en théorie organisés. Mais personne ne pouvait imaginer un tel scénario…

Comment rendre notre système de santé plus efficace ?

F. B. : Il faut renforcer les agences de sécurité sanitaire, qui ont développé une grande expertise, en les dotant de budgets à la hauteur des besoins. Ce financement pourrait être partagé entre l’État, l’Assurance maladie et de nouvelles taxes, par exemple sur les produits nocifs (tabac, alcool…). Il faut aussi donner un plus grand rôle aux ARS, insuffisamment programmées sur la santé publique et la prévention. Nous devons aussi pouvoir nous appuyer sur des professionnels de santé de proximité et un tissu associatif pour être au plus près des populations. La santé publique a besoin de relais…

Comment renforcer la place de la santé publique en France ?

F. B. : Il faudrait améliorer la recherche et la formation. Nous avons besoin de programmes de recherche, notamment en évaluation des programmes d’intervention pour repérer ce qui fonctionne sur le terrain. Aujourd’hui, il existe peu d’évaluations sérieuses sur l’impact des politiques de prévention, par exemple. Nous manquons aussi de formations en santé publique. Il existe une discipline médicale, peu valorisée, mais en dehors de cela, il y a peu de masters spécialisés. En France, cette spécialité de santé publique n’est pas reconnue pour les IDE, alors qu’elles sont des actrices naturelles de la prévention ! Pourtant, elle existe dans de nombreux pays, où les IDE assurent des missions de surveillance et d’épidémiologie de terrain, d’hygiène et de promotion de la qualité des soins ainsi que de l’ETP. On pourrait imaginer, sur ce modèle, un master destiné aux soignantes.

La pandémie a-t-elle montré les limites de nos systèmes de santé ?

Gaël Coron : On a surtout assisté à la mise en cause des politiques d’austérité. Dans un pays comme la France, elles se manifestent par des dépenses de santé qui ne suivent plus leur évolution « spontanée » mais sont encadrées par un budget fermé a priori, l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) mis en place en 1996. Par exemple, en 2019, l’évolution spontanée des dépenses est estimée à 4,5 % et l’Ondam voté est de 2,5 %. L’Union européenne a joué un rôle important dans l’adoption de ces démarches comptables car l’objectif final est de limiter les dépenses publiques dans leur ensemble. Alain Juppé, alors Premier ministre, a justifié la création de l’Ondam avec l’entrée de la France dans la monnaie unique. Presque tous les pays de l’Union européenne appliquent une gestion comptable en lien avec les règles de la monnaie unique, mais des variations peuvent exister, par exemple selon l’électorat du parti au pouvoir. Pour Johann Chapoutot, spécialiste de l’Allemagne, c’est pour ne pas heurter son électorat assez âgé que la CDU a conservé des capacités hospitalières importantes. On a donc eu l’impression que ces verrous comptables allaient sauter avec la crise mais peut-être aussi que la fenêtre est en train de se refermer. D’ailleurs, suivant les derniers chiffres, la fermeture des lits a continué durant la crise.

Quel rôle a joué l’UE dans cette crise qui dépasse les frontières ?

G. C. : Elle a d’abord réaffecté des fonds non dépensés vers des mesures d’urgence pendant la première vague, mais ces fonds sont minimes au regard des budgets nationaux. Ensuite, elle s’est emparée de la question de la vaccination, car si elle n’a pas de compétences générales en matière de santé, elle a des compétences commerciales et les médicaments, vaccins ou dispositifs médicaux sont des marchandises ! L’Agence européenne du médicament (EMA) s’est donc chargée des autorisations de mise sur le marché (sa principale attribution en temps normal). L’UE a aussi joué le rôle de centrale d’achat, car plus on est nombreux, plus il est facile d’obtenir des conditions intéressantes.

Pourquoi n’y a-t-il pas de vraie politique de santé publique européenne ?

G. C. : D’abord parce que la tentative de construction d’une « Europe de la santé » a échoué dans les années 1950, ce qui a entériné l’idée que la santé n’était pas un bon sujet pour faire l’Europe. Depuis les années 1990, la santé est un objectif transversal des politiques européennes. L’article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’UE précise qu’« un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ». Cette approche est intéressante car elle permet d’agir sur la santé par le biais de l’environnement ou de l’agriculture, des sujets sur lesquels l’UE a de vraies compétences. Et en santé publique, les actions les plus efficaces ne passent pas forcément par le renforcement du curatif… Mais en creux, cela signifie aussi que les États ne sont pas forcément prêts à déléguer la gestion de leurs systèmes curatifs.

Dans un contexte de mondialisation des enjeux sanitaires, l’action de l’UE est-elle appelée à se renforcer ?

G. C. : Après la crise de la vache folle, l’Union s’est dotée d’une direction générale de la santé (DG Santé). À ce jour, ce n’est pas la plus influente des directions générales, mais le contexte pandémique pourrait changer la donne. Dans les années 1990-2000, plusieurs organisations européennes ont monté en puissance : l’EMA et le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC). Ce dernier aurait dû jouer un grand rôle lors de la Covid-19, mais ses moyens sont si faibles que son action s’est limitée dans le premier temps de la pandémie à faire remonter les autoévaluations des États sur leur capacité à répondre à la crise. Au vu de la récente crise, un renforcement de l’EMA, de la DG Santé et de l’ECDC est prévu. Le budget propre à la santé envisagé pour les années 2021-2027 est près de dix fois celui des années 2014-2016. Par ailleurs, une Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire (Hera) va être créée. Elle devra mener un travail de veille sur un temps long et centraliser les efforts de recherche. Mais créer des institutions n’est jamais un problème… Encore faut-il les doter sérieusement et qu’elles aient de réelles interactions avec les organisations nationales.

LE CONTEXTE

Dans le monde entier, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière les défaillances des systèmes de santé : absence d’équipements de protection, manque de lits d’hospitalisation et de respirateurs, difficultés à rassembler la population autour des campagnes de vaccination… Autant de dysfonctionnements qui interrogent l’état de notre santé publique. Le choix du « tout curatif » au détriment du préventif est-il pertinent ? La logique budgétaire qui régit nos établissements hospitaliers depuis vingt-cinq ans a-t-elle atteint ses limites ? Le cadre national est-il toujours adapté à la gestion de risques sanitaires qui dépassent nos frontières ? En juin dernier, le ministre de la Santé a confié au Pr Franck Chauvin, président du Haut Conseil en santé publique, une mission visant à esquisser l’organisation de la santé publique de demain, notamment sous ses aspects de métiers, de formations, de recherche, d’expertise et d’interventions de terrain.

Nous devons aussi pouvoir nous appuyer sur des professionnels de santé de proximité et un tissu associatif pour être au plus près des populations

François bourdillon, médecin en santé publique, ex-directeur général de santé publique france, ex-président de la sfsp et de la commission prévention du haut conseil de la santé publique

L’approche transversale de l’ue lui permet d’agir sur la santé par le biais de l’environnement ou de l’agriculture

Gaël coron, professeur de sociologie et science politique à l’ehesp, titulaire de la chaire jean monnet « politiques européennes de santé et objectif transversal »