Le retard français bientôt comblé - L'Infirmière Magazine n° 410 du 01/12/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 410 du 01/12/2019

 

PRATIQUE AVANCÉE

DOSSIER

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Depuis vingt ans, la France mûrit la pratique avancée IDE. Enfin lancées en 2018, les formations sont pleines, toutes les universités se positionnent sur une formation complète jusqu’au doctorat. Mais les IPA attendent leur reconnaissance salariale.

Ce fut une longue gestation. C’est en 2002 que les pratiques avancées sont pour la première fois évoquées en France. Dans un rapport sur la « démographie des professions de santé », Yvon Berland, médecin et président de l’université d’Aix-Marseille, appelle à « créer de nouveaux métiers » paramédicaux. Il a fallu attendre 2016, et la loi de santé de Marisol Touraine, pour que la pratique avancée infirmière entre enfin dans la loi. Puis le 18 juillet 2018, date de parution des cinq décrets et arrêtés définissant ce métier et ses trois premières spécialités : les pathologies chroniques stabilisées, l’oncologie et la maladie rénale chronique. Le 12 août 2019, un arrêté créait une spécialité en psychiatrie. Deux autres sont prévues : l’une dédiée à la gérontologie(1), l’autre aux urgences(2). « On était en retard, admet Stéphane Le Bouler, chargé de mission sur l’universitarisation des formations paramédicales. Et on pouvait être un peu agacé d’entendre, à chaque colloque, un Canadien nous faire la leçon. »

Face à l’urgence des déserts médicaux

Les premières infirmières de pratique avancée (IPA) sont apparues aux États-Unis dans les années 1960, dans l’État rural du Colorado, en désertification médicale. Des IDE, avec le soutien de médecins, ont décidé de monter en compétence pour mieux répondre aux besoins de santé primaire de la population. La pratique avancée a ensuite gagné le Canada, puis le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Irlande, l’Allemagne, les Pays-Bas… Et ces infirmières ont largement fait leurs preuves. Une méta-analyse américaine(3), publiée en 2011, montrait que l’état de santé de la population suivie par des IPA « est aussi bon, voire meilleur ». En prime, elles permettent de « réduire la durée et le coût des soins des patients hospitalisés ».

En 2019, les IPA s’installent enfin en France, là encore dans un contexte de pénurie médicale. Elles peuvent désormais réaliser des actes techniques et de surveillance clinique ou paraclinique, prescrire des produits de santé non soumis à prescription médicale, des examens complémentaires, renouveler ou adapter des prescriptions médicales, toujours sous la coordination d’un médecin, en ambulatoire ou en établissement de santé. « Dans un système à démographie médicale contrainte, les IPA apportent une excellente réponse aux questions d’accès aux soins, bien plus rapide que la formation médicale. Nous constatons une vraie accélération, il est probable que les universités arriveront à l’objectif de former environ 5 000 IPA en quatre ans », explique Antoine Tesnière, professeur d’anesthésie-réanimation à l’hôpital Cochin, à Paris, et chargé de la réforme des formations de santé.

Quelle place pour le médecin ?

Le corps médical a d’abord été réfractaire à cette montée en compétence, se réservant par exemple le terme de consultation, pourtant admis à l’étranger. Les IPA réalisent donc des « entretiens » infirmiers, ce qui ne change rien à leur contenu et n’a pas vraiment de sens : entre elles, elles parlent de consultations. Antoine Tesnière estime cependant que « le corps médical évolue assez rapidement, porté à la fois par l’évidence et la pertinence de ce nouveau métier, et par ceux qui déploient une vison moderne de notre système de santé ».

« Avec la pratique avancée, on offre enfin une perspective d’évolution aux IDE qui veulent rester dans la clinique », se félicite Patrick Chamboredon. Mais le président de l’Ordre national infirmier (ONI) se questionne : « Le travail sous la coordination du médecin sera-t-il toujours possible, dans le contexte des déserts médicaux ? » Un sujet voué à être rediscuté dans le futur, il en est convaincu. Autre matière à réflexion pour le président de l’ONI : les IPA aux urgences. Dans la négociation qui s’ouvre à leur sujet, il est convenu qu’elles interviendront en premier recours. « Or, la Cour des comptes estime que 60 % des patients se présentant aux urgences n’ont pas besoin de voir un médecin. Les IPA prendrontelles la décision de les ré-orienter sans avis médical ? »

Une formation qui a du succès

La première promotion IPA vient d’être diplômée : 63 infirmières qui ont directement intégré la 2e année, car elles étaient déjà diplômées d’un master préfigurateur des pratiques avancées (délivré depuis quelques années par trois universités). Et près de 380 sont en cours de formation. « L’engouement est important », se félicite Sébastien Colson, directeur de l’École des sciences infirmières des sciences médicales et paramédicales d’Aix-Marseille. « Pour 60 places, nous avons reçu 250 dossiers, poursuit-il. La sélection se fait sur le projet professionnel, inclu dans un projet de service ou de pôle pour le milieu hospitalier. »

Un engouement partagé par les universités : « L’ensemble des universités se saisissent de l’opportunité de créer un diplôme d’État de pratique avancée, de grade master, explique Stéphane Le Bouler. Les formations se démultiplient, la filière de sciences infirmières gagne en profondeur, les universités n’ont plus un rôle périphérique. » Dernier acte de la réforme : un décret du 30 octobre créant une section du Conseil national des universités dédié aux sciences infirmières, qui désignera des maîtres de conférences des universités. Reste à les recruter. « S’il n’y a pas encore de docteurs en sciences infirmières, il y a des infirmières de formation titulaires de doctorat en sciences de l’éducation ou santé publique », relève Stéphane Le Bouler.

L’épineuse question du salaire

La carrière de l’IDE puériculteur Sébastien Colson reflète cette accélération. Diplômé en 2003, il se spécialise en puériculture en 2008. Avant d’intégrer, en 2009, la promotion du master préfigurateur de la pratique avancée, créé par la faculté de médecine d’Aix-Marseille. Il choisit alors de poursuivre dans la recherche, avec un doctorat en co-tutelle, en santé publique d’une part, en France, et en sciences infirmières d’autre part, obtenu à l’université de Montréal. Dès 2017, il est promu maître de conférences et co-responsable pédagogique du master préfigurateur de sciences infirmières à l’université d’Aix-Marseille. Il est aussi chercheur, au sein de l’unité Santé publique et maladies chroniques de l’université : ses travaux de recherche portent sur les maladies chroniques des enfants et adolescents et sur la pratique avancée IDE. Le parcours éclair de Sébastien Colson est cependant peu représentatif. La plupart des IPA, formées ou en formation, témoignent de l’incertitude qui entoure leur rôle à venir ainsi que leur futur salaire. « En France, on crée le modèle économique dans un second temps. Les IPA doivent prouver leur valeur », explique Patrick Chamboredon. Résultat : les premières IPA formées ne peuvent toujours pas exercer.

Lundi 4 novembre, deux syndicats représentatifs des infirmières libérales, la Fédération nationale des infirmiers (FNI) et le Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil) ont signé l’avenant 7 à la convention nationale sur la valorisation des IPA en ville, sur le mode forfaitaire. Une signature vécue comme une trahison par l’Union nationale des infirmiers en pratique avancée, nouveau syndicat non représentatif, mais qui compte 290 membres, IPA ou étudiants. « Le forfait proposé de quatre heures annuelles est insuffisant, que ce soit pour la qualité de la prise en charge, ou le montant de la rémunération, explique Julie Devictor, secrétaire générale de l’Unipa (lire p. 23). Une IPA libérale va gagner moins d’argent qu’une Idel ! Les négociations en cours pour les salariés ne sont pas non plus à la hauteur, on discute d’une augmentation de salaire de 10 à 13 % après quelques années. Cela représente 10 à 40 € bruts de plus pour une jeune diplômée IPA, c’est ridicule ! À l’étranger, les IPA sont payées a minima 30 % de plus que les autres infirmières, qui sont à la base bien mieux payées. J’ai longtemps accepté mon salaire. Aujourd’hui, je le vis comme une injustice. »

CAROLINE COQ-CHODORGE

1 - Comme le préconise le récent rapport de Myriam El Khomri sur l’attractivité des métiers du grand âge.

2 - Les concertations s’ouvrent dans le cadre du pacte de refondation des urgences.

3 - Newhouse RP, « Advanced practice nurse outcomes 1990-2008 : a systematic review », Nursing economics, vol.29, n° 5, septembreoctobre 2011.

TÉMOIGNAGE

« Tout est à construire »

LUDIVINE VIDELOUP

IPA EN NÉPHROLOGIE

« Je suis IDE depuis 2004, et infirmière coordonnatrice auprès de patients atteints de maladies rénales chroniques depuis 2013. J’ai suivi diverses formations, dont le master de sciences cliniques infirmières à l’université d’Aix-Marseille en 2016. J’ai donc pu intégrer le diplôme d’État d’IPA en deuxième année. Je suis diplômée depuis juin, nous sommes peu d’IPA spécialisées en néphrologie. Les malades rénaux ont des parcours complexes, qui impliquent plusieurs professionnels, hospitaliers ou libéraux. En tant qu’IPA, je ferai le lien. J’interviendrai aux moments clés du parcours de soins : préparation à la dialyse et son suivi, préparation à la greffe et suivi des patients stables. Tout est à construire. La montée en charge sera progressive, il faudra gagner la confiance des médecins. J’attends la reconnaissance salariale des IPA à l’hôpital. Ce qu’on nous propose va-t-il permettre de conserver notre dynamique ? »

TÉMOIGNAGE

« Un gros travail de pédagogie »

JÉRÔME MORISSET

IDE EN PSYCHIATRIE, EN 2E ANNÉE DU MASTER IPA

« J’exerce au Ch de La Roche-sur-Yon depuis 1999. Je souhaitais évoluer, mais pas dans une fonction cadre. En 2016, j’ai obtenu le master préfigurateur d’IPA en psychiatrie et santé mentale de Paris-Diderot. Quand les décrets sur les IPA en psychiatrie sont parus, une discussion s’est engagée dans mon établissement, qui a un grave déficit de psychiatres (25 % des postes vacants). La direction des soins, les médecins, le directeur général, tous ont compris l’intérêt. Nous sommes trois IDE à avoir rejoint la formation, à la faculté de Nantes. Dans mon futur poste, je compte consacrer 70 % de mon temps à des consultations en CMP. J’interviendrai après une première consultation médicale. Je renouvellerai et adapterai les traitements psychotropes. J’évaluerai les symptômes. Mais mon approche sera centrée sur le patient, afin de le rendre acteur de sa maladie. Je serai aussi en lien avec les aidants, dans une approche plus systémique. Le reste de mon temps sera dédié à des missions transverses : la formation, le lien ville-hôpital, la recherche, l’évolution des pratiques, en se basant sur des données probantes, notamment pour réduire les pratiques d’isolement et de contention. Il n’y pas d’indifférence à la pratique avancée. Il y a de l’intérêt, ou des réticences, de la part de ceux qui craignent de perdre une partie de leurs prérogatives. Nous avons un gros travail de pédagogie. »