Un trouble de l’humeur - L'Infirmière Magazine n° 407 du 01/09/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 407 du 01/09/2019

 

FORMATION

L’ESSENTIEL

T. P.  

Les troubles bipolaires ont remplacé la psychose maniaco-dépressive pour mieux coller aux diverses manifestations de ce trouble de l’humeur. Cette distinction entre les différentes formes du trouble permet d’en préciser les prises en charge.

1. PRÉSENTATION

Le trouble bipolaire est un trouble de l’humeur caractérisé par l’alternance :

- d’épisodes d’hypomanie ou manie, d’excitation, marqués par une augmentation de l’humeur, de l’énergie et des activités ;

- d’épisodes de dépression dominés à l’inverse par une diminution de l’humeur, et une baisse ou une perte de l’intérêt et du plaisir pour toutes les activités ou presque ;

- d’intervalles plus ou moins longs entre les épisodes d’(hypo) manie et de dépression, où le patient a un état psychique plus stable, proche d’un état « normal ».

Selon les cas, l’une ou l’autre des polarités, maniaque ou dépressive, sera dite « dominante » et influencera le choix du traitement.

Physiopathologie

Le trouble bipolaire résulterait d’interactions entre :

- un dysfonctionnement des systèmes de régulation du stress (contrôle sérotoninergique des stimuli noradrénergiques centraux) ;

- une vulnérabilité génétique : le risque de développer un trouble bipolaire est multiplié par 10 lorsqu’un parent du premier degré est atteint (prévalence de 10 % dans ce cas contre 1 à 2 % dans la population) ;

- de possibles facteurs environnementaux. Sont considérés comme des facteurs précipitants : les événements de vie, personnels ou professionnels, positifs ou négatifs (séparation, deuil, promotion professionnelle, perte d’emploi…), les situations de stress répétées (surmenage, manque de sommeil…), la consommation d’alcool, tabac ou drogues. Sachant que le trouble peut survenir en l’absence de ces facteurs.

Symptomatologie

L’intensité, la durée et la fréquence des épisodes bipolaires varient d’une personne à l’autre. Les épisodes symptomatiques sont classés selon leur intensité par les classifications internationales (1). Ils doivent être présents pendant une durée minimale pour correspondre à un trouble bipolaire.

Les épisodes maniaques

Trois degrés d’intensité distinguent les épisodes maniaques : l’hypomanie et la manie, avec symptômes psychotiques ou non. On retrouve dans tous les cas :

- un sentiment intense de bien-être et d’efficacité physique et psychique ;

- une augmentation de la sociabilité, du désir de parler, de la familiarité ou de l’énergie sexuelle ;

- une réduction du sommeil.

→ L’hypomanie : les épisodes hypomaniaques sont caractérisés par une élévation, légère mais persistante, de l’humeur, de l’énergie et de l’activité. Ces symptômes, qui doivent être présents au moins durant quatre jours consécutifs, ne sont pas assez marqués pour entraver les activités professionnelles ou pour entraîner un rejet social. Ils ne sont pas forcément ressentis comme pathologiques par la personne atteinte. L’hypomanie désigne une élévation de l’humeur, une excitation moins intense que celle observée lors d’une manie.

→ La manie (sans symptômes psychotiques) : les épisodes maniaques sont marqués par une élévation de l’humeur disproportionnée au vu de la situation, qui va d’une jovialité insouciante à une agitation pratiquement incontrôlable. L’augmentation de l’estime de soi est fréquente, accompagnée d’idées de grandeur et de surestimation de ses capacités. Des conduites imprudentes, déraisonnables, inappropriées ou déplacées dues à la levée des inhibitions sociales normales sont possibles. L’épisode maniaque doit durer au moins une semaine.

→ La manie (avec symptômes psychotiques) : un ou plusieurs symptômes psychotiques s’ajoutent aux caractéristiques des épisodes maniaques (cités ci-dessus), sous formes d’idées délirantes, le plus souvent « de grandeur », d’hallucinations, comme une voix s’adressant directement au sujet, ou de « fuite des idées » marquée par un enchaînement rapide et parfois illogique des idées. Ces symptômes rendent la personne incompréhensible ou hors d’état de communiquer normalement.

Les épisodes dépressifs

→ Trois niveaux d’intensité. L’épisode dépressif sera qualifié de léger, moyen ou sévère en fonction du nombre et de la sévérité des symptômes suivants :

- abaissement de l’humeur, de l’énergie et de l’activité ;

- perte d’intérêt et altération de la capacité à éprouver du plaisir ;

- diminution de la capacité à se concentrer ;

- fatigue importante fréquente, même après un effort minime ;

- troubles du sommeil et diminution ou perte de l’appétit ;

- diminution de l’estime et de la confiance en soi ;

- idées de culpabilité ou de dévalorisation ;

- ralentissement psychomoteur important ou agitation ;

- perte de la libido.

Ces symptômes doivent être constants sur une période d’une durée de deux semaines.

→ Symptômes psychotiques possibles. La survenue de symptômes psychotiques est possible dans les épisodes dépressifs sévères. Ils se manifestent sous forme d’hallucinations, d’idées délirantes, de ralentissement psychomoteur ou de stupeur empêchant les activités sociales habituelles.

→ Cas particuliers des épisodes mixtes. Dans un épisode mixte, appelé aussi « épisode maniaque ou dépressif avec caractéristiques mixtes », les symptômes maniaques et dépressifs coexistent. Par exemple, diminution de l’estime de soi et idées de culpabilité (symptômes dépressifs) sont associées à une élévation de l’humeur, de l’énergie et de l’activité (symptômes maniaques). Le risque suicidaire est majeur et requiert l’avis d’un psychiatre en urgence (2).

Le risque suicidaire

En cas de trouble bipolaire, le risque suicidaire est quinze fois plus élevé et doit être systématiquement recherché. C’est la pathologie psychiatrique qui conduit le plus souvent aux tentatives de suicide : un malade sur deux fera au moins une tentative de suicide dans sa vie et 15 % décèderont par suicide (3).

Les différentes formes

Le terme « bipolaire » se réfère aux deux pôles entre lesquels fluctue l’humeur de la personne. Différents types de trouble bipolaire sont distingués. Le diagnostic du type de trouble bipolaire est important car il va orienter le traitement. Lorsque les épisodes dépressifs dominent, la lamotrigine ou les antipsychotiques, comme la quétiapine, sont plus adaptés pour prévenir les récidives. Si la polarité maniaque domine, le lithium ou la dépamine seront préférés.

→ Le trouble bipolaire de type 1 est essentiellement caractérisé par la survenue d’un ou plusieurs épisodes maniaques ou mixtes, souvent associés à un ou plusieurs épisodes dépressifs majeurs. C’est la forme la plus classique du trouble bipolaire, autrefois nommée « psychose maniaco-dépressive ».

→ Le type 2 est caractérisé par la survenue d’un ou de plusieurs épisodes dépressifs majeurs, accompagnés d’au moins un épisode hypomaniaque dont les manifestations sont moins sévères que celles des épisodes maniaques du type 1.

→ Le type 3 pour lequel la polarité maniaque est révélée par la prise d’antidépresseurs prescrits pour ce qui semblait être une dépression ;

→ Le type 4 correspond au trouble cyclothymique marqué par une variation de l’humeur entre excitation et état dépressif sans toutefois correspondre aux critères diagnostiques d’un épisode de manie, d’hypomanie ou de dépression majeure.

→ Le type 5 concerne les personnes qui vivent en permanence en état d’excitation mais qui peuvent à tout moment basculer dans une phase dépressive.

→ Le trouble unipolaire désigne un trouble bipolaire qui ne s’exprime cliniquement que dans le versant « dépressif ». De nombreuses dépressions résistantes ou récidivantes seraient des troubles unipolaires nécessitant un traitement par un médicament thymo-régulateur (lire p. 42).

2. DIAGNOSTIC

Diagnostic clinique

Le diagnostic d’un trouble bipolaire est avant tout clinique et nécessite souvent plusieurs évaluations successives. Un bilan spécialisé dans un centre expert en troubles bipolaires peut être nécessaire. « Les centres experts FondaMental, dédiés aux troubles bipolaires, proposent une consultation de troisième ligne pour aider les spécialistes en difficulté pour faire le diagnostic ou mettre en place un traitement », précise le Dr Raoul Belzeaux, coordonnateur du centre expert FondaMental dédié aux troubles bipolaires, à l’hôpital Sainte-Marguerite de Marseille. Généralement, le patient consulte un médecin généraliste, qui peut l’orienter vers un psychiatre, qui peut recourir à un centre expert si besoin (voir encadré p. 36).

→ Épisode maniaque inaugural : le diagnostic est plus facile à poser lorsque la maladie débute par un épisode maniaque bien identifié. Un épisode maniaque inaugural est une urgence psychiatrique et nécessite une hospitalisation.

→ Épisode dépressif avec antécédent d’épisode (hypo) maniaque : la présence d’au moins un antécédent d’épisode maniaque ou hypomaniaque permet de poser le diagnostic de trouble bipolaire.

→ Épisode dépressif sans antécédent d’épisode (hypo) maniaque : en l’absence d’épisode maniaque ou hypomaniaque caratéristique, il y a un risque de diagnostiquer une dépression et de prescrire un antidépresseur pouvant précipiter la polarité maniaque du trouble bipolaire. Avec les risques que cela comporte, dont le risque suicidaire. Il convient alors de rechercher des indicateurs de bipolarité (3). Comme :

- un épisode dépressif avant 25 ans ;

- des antécédents d’épisodes dépressifs multiples (trois ou plus) ;

- des antécédents familiaux de trouble bipolaire ;

- une réponse atypique à un antidépresseur : non-réponse thérapeutique, aggravation des symptômes, agitation, hypomanie même brève. Un épisode maniaque sous antidépresseur suffit pour diagnostiquer un trouble bipolaire.

Particularités chez l’adolescent

Le trouble bipolaire débute le plus souvent précocement, « généralement vers 15-16 ans, observe le Dr Belzeaux. Les premiers signes peuvent être insidieux, peu spécifiques, labiles et fluctuants, avec, par exemple, un premier épisode dépressif vers l’âge de 18 ans. » Le diagnostic est plus difficile à l’adolescence, « sauf s’il existe des antécédents familiaux directs de troubles bipolaires ».

→ Épisode maniaque inaugural : chez l’adolescent, l’humeur maniaque n’est pas toujours joviale ou euphorique, et peut se manifester par de l’irritabilité, de l’agressivité ou de la violence.

→ Épisode dépressif sans antécédent d’épisode (hypo) maniaque : chez les adolescents, en l’absence d’antécédent de symptômes sur le versant maniaque du trouble bipolaire, il faut rechercher des indicateurs de bipolarité plus spécifiques de cette tranche d’âge. Il s’agit surtout de modifications comportementales en rupture avec le fonctionnement antérieur. Par exemple : prise de substances psycho-actives, conduite à risque (fugue, transgressions, notamment sexuelles), repli sur soi, décrochage scolaire…

Particularités chez la personne âgée

Chez la personne âgée, le diagnostic de trouble bipolaire est compliqué par une symptomatologie spécifique et sa similitude avec d’autres atteintes, les démences en général, mais surtout la maladie d’Alzheimer et la démence fronto-temporale (lire p. 48).

Retard de diagnostic

En pratique, il s’écoule en moyenne entre cinq et dix ans entre le premier épisode identifié et le diagnostic de trouble bipolaire. En raison de plusieurs difficultés :

- les différents épisodes du trouble ne se manifestent pas tous de la même manière ;

- les épisodes dépressifs sont prédominants et peuvent orienter vers une dépression ;

- les épisodes de manie, et encore plus d’hypomanie, peuvent passer inaperçus pour le médecin comme pour la personne concernée ;

- le trouble bipolaire peut être associé à d’autres troubles comme des addictions, des troubles anxieux ou des troubles des conduites ;

- il peut être confondu avec une autre pathologie, la schizophrénie par exemple, notamment lorsque des symptômes psychotiques accompagnent un épisode maniaque inaugural (lire p. 40).

3. ÉVOLUTION

« Le trouble bipolaire peut s’avérer plus sévère avec le temps. Les rémissions entre les crises et la qualité de ces périodes de rémission diminuent », observe le Dr Belzeaux. Cette aggravation sera plus importante si le traitement du trouble a été insuffisant. « À l’inverse, un trouble bien pris en charge sera de meilleur pronostic », souligne le spécialiste.

1- Classification statistique internationale des maladies de l’OMS (CIM 10) et « Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux », de l’Association américaine de psychiatrie (DSM versions 4 et 5).

2- « Patient avec un trouble bipolaire : repérage et prise en charge initiale en premier recours », Fiche mémo, HAS, juin 2015.

3- « Troubles bipolaires : diagnostiquer plus tôt pour réduire le risque suicidaire », HAS, 6 ct. 2015.

ÉPIDÉMIOLOGIE

→ 446867 patients étaient hospitalisés pour trouble bipolaire, entre 2010 et 2014.

→ 96550 patients étaient pris en charge, en 2014, dont 19,6 % en hospitalisation, 55,7 % suivis en ambulatoire et 24,7 % suivis à la fois en hospitalisation et en ambulatoire.

→ 190,3 femmes sur 100 000 sont concernées, contre 120,8 hommes sur 100 000. La prévalence est ainsi 1,6 fois plus élevée chez les femmes.

Source : « Bulletin épidémiologique hebdomadaire », n° 10, avril 2017.

REPÈRES

LES PRINCIPAUX DIAGNOSTICS DIFFÉRENTIELS

Les diagnostics différentiels sont d’autant plus difficiles à repérer que l’épisode inaugural d’un trouble bipolaire peut se manifester sur un versant dépressif ou (hypo) maniaque.

Les troubles de la personnalité

« Les troubles de la personnalité borderline ou histrionique, quoique plus rares que le trouble bipolaire, sont relativement fréquents. Ce sont des diagnostics différentiels compliqués, d’autant que l’existence d’un trouble de la personnalité n’exclut pas un trouble bipolaire associé, remarque Raoul Belzeaux, psychiatre du centre expert FondaMental. Ces diagnostics ne sont parfois possibles qu’avec un suivi du patient. »

→ La personnalité « borderline » : le trouble de la personnalité borderline, considéré à un instant donné, peut ressembler à un épisode d’un trouble bipolaire (1). Son diagnostic repose sur l’observation du trouble sur une longue période. La caractéristique essentielle de la personnalité borderline est une instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects, qui peut ponctuellement ressembler aux variations des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects du trouble bipolaire. De plus, cette instabilité de la personnalité borderline s’accompagne d’une impulsivité marquée dans des domaines potentiellement dommageables (dépenser de manière irresponsable, utiliser des drogues, s’engager dans des pratiques sexuelles dangereuses ou conduire d’une manière imprudente). Un comportement qui peut ponctuellement être confondu avec l’engagement excessif dans des activités agréables mais potentiellement dommageables (dépenses excessives…), observé lors d’un épisode maniaque d’un trouble bipolaire. Le diagnostic différentiel de trouble de la personnalité borderline nécessite la prise en compte de l’évolution de la symptomatologie sur une longue période.

→ Le trouble de la personnalité histrionique : le comportement de la personnalité histrionique, ou hystérique, apparaît au début de l’âge adulte. Il est caractérisé par des réponses émotionnelles et une demande d’attention excessives et envahissantes. Le désir de plus communiquer ou de parler constamment, les activités orientées vers un but sexuel ou les conduites sexuelles inconséquentes, fréquentes dans la polarité maniaque du trouble bipolaire, peuvent créer une confusion entre les diagnostics.

Diagnostics différentiels des épisodes maniaques

Si la phase dépressive est le principal diagnostic différentiel de la dépression, les phases (hypo) maniaques doivent faire écarter d’autres hypothèses étiologiques avant de diagnostiquer un trouble bipolaire.

→ Traitements psychostimulants : certains traitements peuvent provoquer des symptômes semblables à ceux d’un épisode (hypo) maniaque ou mixte. Sont concernés certains médicaments comme les antidépresseurs, corticostéroïdes, agonistes dopaminergiques, hormones thyroïdiennes ou certains anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS).

C’est aussi le cas pour d’autres traitements antidépresseurs comme l’électroconvulsivothérapie ou la photothérapie(1). Le diagnostic de trouble bipolaire sera posé si l’épisode maniaque persiste de manière autonome, durant une longue période, après l’arrêt du traitement.

→ Prise de toxiques : il en va de même pour les consommations de substances psycho-stimulantes comme le cannabis, la cocaïne, les opiacés ou l’ecstasy. Ces substances peuvent induire un comportement semblable à celui d’une phase maniaque, mais, dans ce cas, l’épisode symptomatique ne dure le plus souvent que le temps de l’intoxication.

Une prise de toxiques peut aussi révéler un trouble bipolaire sur son versant maniaque, et, dans ce cas, la symptomatologie persistera après l’arrêt de la consommation. Lorsque le comportement maniaque n’est présent qu’avec la prise de toxique, la cocaïne par exemple, les classifications proposent le diagnostic de « trouble de l’humeur induit par la cocaïne ».

→ Pathologies somatiques sous-jacentes : des épisodes, maniaques, mixtes et hypomaniaques, mais également des épisodes dépressifs, peuvent être déclenchés par une affection médicale générale (poussées inflammatoires de sclérose en plaques, accident vasculaire cérébral, hypothyroïdie…). De même, certains syndromes confusionnels peuvent s’accompagner de symptômes maniaques. Devant tout premier épisode maniaque, cette éventualité doit faire réaliser les examens cliniques et paracliniques nécessaires.

→ Les manies du trouble schizo-affectif : le trouble schizo-affectif est souvent difficile à distinguer du trouble bipolaire avec caractéristiques psychotiques(1). Dans le trouble schizo-affectif, les symptômes de la schizophrénie, comme des idées délirantes et/ou des hallucinations, persistent entre les épisodes thymiques prononcés. Si les symptômes psychotiques ne sont présents qu’au cours de l’épisode (hypo) maniaque, le diagnostic est celui d’un trouble bipolaire avec caractéristiques psychotiques.

1- Classification statistique internationale des maladies de l’OMS (CIM 10) et Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de Psychiatrie (DSM versions 4 et 5).