La coopération en plein boom | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 405 du 01/06/2019

 

AMBULATOIRE

EN PRATIQUE

ORGANISATION DES SOINS

ADRIEN RENAUD  

Le secteur ambulatoire français est dominé par des professionnels libéraux indépendants. Voilà qui n’est pas l’idéal pour la prise en charge des maladies chroniques, laquelle nécessite un maximum de coordination interprofessionnelle. Mais les choses bougent.

Notre système de santé, ou plus exactement notre système de soins, n’est guère adapté au défi des maladies chroniques », écrivaient en 2017 le Pr André Grimaldi, Yvanie Caillé, Frédéric Pierru et Didier Tabuteau, en introduction de l’ouvrage qu’ils ont coordonné sur le sujet aux éditions Odile Jacob(1). Les auteurs y critiquaient un système « construit autour de la maladie aiguë » et en appelaient à la création d’une « troisième médecine », qui ne relèverait « ni d’un exercice isolé […] ni de la médecine de haute technicité ». Les mots d’ordre de cette nouvelle façon de pratiquer ? « Une médecine qui doit être coordonnée entre professionnels de santé, médicaux et paramédicaux, personnels administratifs et travailleurs sociaux », détaillaient-ils.

On peut effectivement considérer que le système français, dans son ensemble, ne correspond pas vraiment au modèle de la « troisième médecine ». Et s’il est un domaine qui en est particulièrement éloigné, c’est bien celui des soins ambulatoires. « C’est un secteur qui pourrait être mieux organisé, euphémise le Dr Paul Frappé, nouveau président du Collège de médecine générale (CMG). Il génère un certain nombre d’insatisfactions, tant du point de vue des professionnels que de celui des utilisateurs. » Le généraliste pointe notamment la nécessité de mieux s’organiser et de se coordonner pour faire face aux maladies chroniques. « Cela fait longtemps qu’on en parle, mais cela reste encore un vœu pieux », déplore-t-il.

Une « prise en charge “saucissonnée” »

Le sentiment est peu ou prou le même du côté infirmier. « L’inconvénient du premier recours, c’est que chacun reste sur son volet métier, fait dans son coin ce qu’il a à faire, ce qui donne une prise en charge “saucissonnée” », regrette David Guillet, infirmier libéral, président de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS-infirmiers) des Pays de la Loire et vice-président de la fédération des communautés professionnelles territoriales de santé (FCPTS). Les raisons sont d’après lui bien ancrées. « C’est la formation des professionnels de santé qui veut cela, avance-t-il. On forme les gens par secteur d’activité et on leur demande de faire leur boulot, ce qui est déjà pas mal. »

Et lui comme Paul Frappé ne sont pas avares d’exemples permettant d’illustrer le manque de coordination dont souffre le secteur ambulatoire dans la prise en charge des maladies chroniques. Le président du CMG évoque notamment les sorties d’hospitalisation, critiques car certains patients chroniques font justement de fréquents séjours en établissement. « Il arrive qu’on reçoive des courriers de dix pages. L’hôpital nous dit “tout y est”, se désole le généraliste. Or, on ne peut rien faire avec cela, c’est inexploitable pour le praticien. » David Guillet relève de son côté des soucis aussi simples que la gestion de l’agenda. « Il est parfois difficile de savoir quels sont les autres professionnels qui interviennent auprès d’un patient et, si on ne fait pas le curieux, on n’a aucun lien avec eux, explique-t-il. Du coup, le passage infirmier peut être programmé au moment d’un rendez-vous kiné : vous arrivez et il n’y a personne. »

Les outils numériques ont la cote

La question qui se pose est donc celle de la possibilité de faire agir ensemble, autour d’un même patient, des professionnels habitués à fonctionner plus ou moins en solo, payés presque uniquement à l’acte, et disposant de peu d’outils de communication entre eux. Voilà qui pourrait relever de la quadrature du cercle. Mais depuis quelques années, pouvoirs publics et professionnels ont redoublé d’efforts pour faire émerger des solutions qui, si elles ne sont pas encore généralisées sur le terrain, commencent progressivement à émerger.

En matière d’outils informatiques, on pense par exemple au dossier médical partagé (DMP). En janvier dernier, la Caisse nationale d’Assurance maladie (Cnam) annonçait que 3,7 millions de ces outils tant attendus avaient été créés, dont 1,7 million étaient alimentés. Une vraie avancée pour la prise en charge des maladies chroniques, qui nécessite souvent de pouvoir remonter dans l’historique des traitements et des interventions.

Bien sûr, l’outil informatique ne pourrait rien si les professionnels ne se regroupaient pas autour de projets partagés. D’où la vogue de l’exercice coordonné, ardemment stimulée par les pouvoirs publics. « Je veux précisément que l’exercice isolé devienne progressivement marginal, devienne l’aberration et puisse disparaître à l’horizon de janvier 2022 », avait déclaré Emmanuel Macron à l’automne dernier, lors de la présentation de sa stratégie « Ma Santé 2022 ». Déjà, 20 000 professionnels travaillent à l’heure actuelle en maison ou pôle de santé, affirme la Fédération française des maisons et pôles de santé (FFMPS). Une façon de vivre son métier qui est encore loin d’être majoritaire, mais qui est en pleine expansion et qui, surtout, favorise grandement la prise en charge des maladies chroniques.

« Le fait d’être dans une structure d’exercice coordonné nous permet d’échanger sur nos pratiques : quand le médecin, le kiné ou le podologue sont dans les mêmes murs ou participent aux mêmes réunions que vous, vous savez comment ils fonctionnent », témoigne David Guillet, qui exerce en maison de santé pluridisciplinaire « depuis toujours ». Mais il ne faudrait pas croire que la coopération autour des patients chroniques se fait uniquement de manière informelle, autour d’un café. « Non seulement nous sommes tous signataires d’un même projet de santé mais, en outre, nous pouvons établir pour les patients des plans personnalisés de santé articulant l’intervention de plusieurs professionnels, et nous sommes rémunérés pour cela. » Voilà qui change de l’isolement dont souffrent certains professionnels…

La CPTS, une voie d’avenir ?

Les maisons et pôles de santé ne sont toutefois pas les seules innovations en cours pour contrer l’isolement dont souffrent les professionnels de ville dans la prise en charge des maladies chroniques. Les soignants libéraux peuvent en effet désormais se constituer en équipes de soins primaires (ESP) autour d’un projet spécifique, ou en CPTS autour d’une population donnée. Même si les ESP impulsent des initiatives intéressantes (voir encadré p. 38), ce sont les CPTS qui ont actuellement le vent en poupe : elles font depuis le début de l’année 2019 l’objet de négociations conventionnelles entre les professionnels de santé et l’Assurance maladie afin de définir leur financement.

Ces négociations n’étaient pas terminées à l’heure où nous écrivions ces lignes, mais quatre « missions-socle », dont certaines affectent directement la prise en charge des maladies chroniques, avaient d’ores et déjà été identifiées : l’accès au médecin traitant, la permanence des soins, la prévention et les parcours de soins. Charge à chaque CPTS de définir des projets pour assurer chacune de ces missions à l’échelle des bassins de vie de quelques dizaines de milliers d’habitants. « Les CPTS constituent un changement d’approche pour les professionnels, décrypte David Guillet. En exercice isolé ou en MSP, on s’occupe d’une patientèle, alors qu’avec une CPTS, on gère une population. »

Et, en termes de maladies chroniques, cela change tout. Non seulement le soignant du secteur ambulatoire se retrouvera à recevoir des financements pour se coordonner avec ses partenaires libéraux dans le territoire, mais en plus, il devra s’aventurer sur des sujets qui lui sont peu familiers, comme celui de la prévention ou de l’éducation thérapeutique.

Les libéraux à l’assaut de la prévention

« Aujourd’hui, 90 % du budget de l’éducation thérapeutique est mangé par l’hôpital, alors que le patient passe 90 % de son temps, voire davantage, à la maison, remarque David Guillet. L’idée, c’est que les CPTS puissent par exemple aller faire de l’information ciblée dans les écoles sur des sujets comme l’obésité. » Le président de l’URPS Pays de la Loire reconnaît que cela représenterait un véritable changement culturel pour les professionnels, mais il y croit. « C’est de la coordination pluriprofessionnelle sur un temps dédié, détaille-t-il. Si vous avez plusieurs dizaines de médecins et plusieurs dizaines d’infirmières dans la CPTS, et que votre modèle demande qu’un médecin et une infirmière dégagent une après-midi par semaine pour faire de l’éducation thérapeutique ou de la formation sur les risques de chute, on trouvera toujours les professionnels nécessaires parce que les moyens financiers seront levés par la CPTS, et que les confrères pourront répondre aux besoins de soins non programmés pendant leur absence. »

Reste que l’enthousiasme du vice-président de la fédération des CPTS est à tempérer. « Les communautés professionnelles territoriales de santé restent encore un peu abstraites. Pour l’instant, peu ont émergé, remarque Paul Frappé. Les soignants libéraux font plutôt partie des gens têtus professionnellement, ce sera peut-être difficile de les mettre sous le couvercle. »

De fait, alors que la loi permet la création de ce type de structure depuis plus de trois ans, la fédération des CPTS n’en recense à l’heure actuelle que 130, dont certaines ne sont qu’à l’état de projet. Mais le président du CMG reconnaît toutefois qu’il y a « un enjeu fort à construire ces communautés ». L’arrivée prochaine du financement dédié par l’Assurance maladie devrait d’ailleurs faire rapidement évoluer les choses. Le nerf de la guerre, encore et toujours.

1 - André Grimaldi, Yvanie Caillé, Frédéric Pierru et Didier Tabuteau, Les Maladies chroniques, vers la 3e médecine, Odile Jacob, 2017.

TROIS QUESTIONS À

« Au foyer de migrants, l’approche des soins était avant tout curative »

HADA SOUMARÉ INFIRMIÈRE DANS UN CENTRE DE SANTÉ À SAINT-DENIS (93)

Hada Soumaré se rend chaque semaine dans un foyer de migrants pour y parler santé et maladies chroniques avec les résidents. Une manière de faire venir vers le soin des publics qui en sont fort éloignés.

Comment vous êtes-vous retrouvée à faire de la promotion de la santé dans un foyer de migrants ?

Au départ, il s’agissait d’une recherche qualitative que je menais dans le cadre d’un master. Je me demandais comment les publics migrants que je vois au centre de santé accèdent aux soins, et j’ai commencé par étudier leur attitude vis-à-vis du dépistage du cancer colorectal. J’avais un questionnaire très ouvert, et je me suis aperçue qu’ils avaient un très faible niveau de littératie en santé : leur approche des soins était avant tout curative, et les questions de dépistage ne leur étaient pas du tout familières.

Et ce travail de master a eu un prolongement…

Oui, mon mémoire concluait à la nécessité de ne pas attendre que ces publics viennent au centre : il faut aller les voir sur leur lieu de vie pour leur parler des avantages à avoir un suivi régulier, à faire attention à leur tension, à surveiller le diabète, etc. Depuis le mois de janvier, nous avons donc mis en place des permanences santé dans l’un des foyers de Saint-Denis.

Comment se déroulent ces permanences ?

Nous y allons tous les jeudis avec un confrère infirmier libéral. Nous nous installons, et nous ouvrons le dialogue sur la santé avec ceux qui sont présents : cela peut tourner autour de l’hygiène, de la santé sexuelle…. Une médiatrice sociale est également présente et elle nous aide beaucoup. Nous arrivons à discuter de beaucoup de sujets, même si celui des cancers reste difficile à aborder.