L’urgence de soins adaptés - L'Infirmière Magazine n° 401 du 01/02/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 401 du 01/02/2019

 

DOSSIER

PATIENTS HANDICAPÉS

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Les retards d’accès aux soins des personnes handicapées sont criants, leur état de santé s’en trouve dégradé. Les établissements doivent prendre le temps, s’adapter, mieux communiquer avec les aidants et les équipes médico-sociales.

Pascal Jacob est le père de deux enfants atteints d’infirmité motrice cérébrale. Son souci d’eux est quotidien, les difficultés immenses, surtout lorsque le système de santé refuse à ces enfants différents un droit fondamental : l’accès aux soins. « À l’hôpital, nous avons subi de nombreux refus. J’ai fait deux fois le tour de Paris en ambulance avec mon fils Clément, en pré-anesthésie, avec une occlusion intestinale. Personne ne voulait de lui. » À ses yeux, l’un de ses fils, Romain, en est mort : « Il est arrivé aux urgences à 83 de saturation d’oxygène. On l’a mis sous oxygène, à trois litres, six litres, douze litres. À dix-huit litres, c’était trop tard. Il est resté aux urgences, il n’a été admis ni en pneumologie ni en réanimation. »

En colère, Pascal Jacob s’est adressé à Éric Revue, chef de service des urgences de l’hôpital de Chartres (Eure-et-Loir). « Romain est resté aux urgences après une décision médicale. Je l’ai expliqué à Pascal Jacob, mais je comprends sa colère, raconte l’urgentiste. Nous avons aussi pris conscience de l’ampleur des difficultés des personnes handicapées. C’est vrai que les portes se ferment pour elles. Les soignants ne voient plus le patient, mais le handicap, et tous les problèmes qu’il pose. »

Leur confrontation a été féconde. Pascal Jabob a créé l’association Handidactique, pour améliorer la qualité de vie des personnes handicapées. La ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, lui a commandé un rapport sur le « parcours de soins et de santé sans rupture d’accompagnement » de la personne handicapée, qui a débouché sur l’écriture de la charte Romain-Jacob (voir encadré p. 24), qui compte aujourd’hui 6 730 signataires : le ministère, les agences régionales de santé (ARS), les fédérations hospitalières, le monde associatif et de nombreux établissements de santé.

Des statistiques effrayantes

Pascal Jacob n’a pas eu de difficulté à convaincre, la réalité est consternante. Une étude(1), réalisée en 2015 par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes), constate « un différentiel d’accès aux soins négatif » pour les personnes handicapées pour les soins dentaires, gynécologiques, et la plupart des actes de prévention : dépistage du cancer du col de l’utérus, du sein et du colon ; vaccination contre l’hépatite B. Pourtant, leurs besoins en santé sont criants, affirme la Haute Autorité de santé (HAS) dans un guide sur la qualité de vie des personnes handicapées(2) : elles ont une hygiène dentaire dégradée, les personnes avec déficience intellectuelle sont davantage frappées par l’épilepsie, les troubles du sommeil ou le cancer.

Les refus de soins sont monnaie courante, comme le prouve l’association Handidactique, qui mène l’enquête au long cours Handifaction. Depuis 2014, les personnes handicapées sont invitées à remplir un questionnaire de dix-sept questions. La dernière enquête, réalisée entre septembre et novembre 2018, a reçu plus de 3 000 réponses. Pas moins de 16,6 % des répondants ont déclaré avoir subi un refus de soins. À l’hôpital, près de 60 % sont passés par les urgences, même pour une consultation, où ils ont attendu en moyenne cinq heures. Parmi ceux ayant été pris en charge aux urgences, 52 % avaient subi un refus de soins préalable, en ville ou par un service d’hospitalisation à domicile (HAD). Presque tous avaient besoin d’être accompagnés durant les soins mais seulement la moitié l’ont été.

Vers une prise en charge personnalisée

Éric Revue assure avoir « entendu le message de Pascal Jacob ». Il est à l’initiative d’une déclinaison aux urgences de la charte Romain-Jacob, qui prévoit une « filière raccourcie pour le handicap, au même titre que les enfants ou les urgences vitales comme les AVC. C’est très simple à mettre en place, il suffit d’une salle d’attente dédiée. » Gaëlle Lavie-Salomon, infirmière référente handicap du service, détaille cette prise en charge adaptée : « Nous avons mis au point une fiche de liaison qui renseigne sur le handicap de la personne. Nous avons construit un livret d’aide à la communication, avec des pictogrammes, qui détaille toutes les étapes de la prise en charge : l’admission, la description des symptômes, les soins, etc. L’aidant est présent tout au long du parcours, dans le box de soins, jusqu’à la porte du bloc opératoire s’il le faut. »

Mais cette prise en charge personnalisée est-elle toujours possible dans un contexte d’augmentation des cadences de travail ? « Nous devons travailler toujours plus vite, et ces patients prennent plus de temps. Mais en prévenant les difficultés, nous gagnons du temps », assure l’infirmière des urgences. Le chef de service Éric Revue se félicite, lui, d’avoir dépassé la contrainte budgétaire : « Nous avons fait bouger les lignes. Nous avons communiqué sur notre initiative, et l’hôpital en a bénéficié, à travers des fonds de l’ARS et de partenaires. »

« Le regard change »

Même constat à la clinique privée Bonneveine, à Marseille, qui a créé un hôpital de jour dédié aux personnes handicapées. « Ce projet nous permet de négocier des enveloppes complémentaires. Mais il donne surtout du sens, de l’énergie. C’est plus motivant que de gérer à longueur de journée les baisses de tarifs », explique son directeur, Fabrice Julien. Fer de lance de la démarche handicap de l’établissement, ce directeur a été sensibilisé à cette question lors de la création d’un service de soins infirmiers à domicile. « J’ai réalisé la frontière entre le sanitaire et le médico-social, la méconnaissance du handicap et même, la peur qu’il inspire. »

L’hôpital de jour de la clinique Bonneveine, dédié aux personnes handicapées, fonctionne un jeudi sur deux et offre un bilan de santé global : consultation dentaire, de gynécologie, rhumatologie, endocrinologie et neurologie, un accès aux examens biologiques et d’imagerie, etc. Mireille Moy est l’infirmière coordonnatrice : « Je ne prends pas plus de six personnes par jour. Chaque consultation est préparée en amont avec la famille ou la structure médico-sociale. Nous remplissons une fiche de liaison. Et j’essaie de coordonner les consultations et les soins, pour réduire le temps d’attente. Cela fait trois ans que cela fonctionne et, petit à petit, le regard change, notre capacité d’adaptation est plus grande. » Fabrice Julien raconte, enthousiaste, les petits miracles auxquels il assiste, par exemple ce « chirurgien urologue, qui a accepté de faire la consultation d’un jeune enfant autiste dans la voiture dont il ne voulait pas descendre ».

Un manque criant de formation

Les capacités d’une grande institution comme l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) sont bien plus limitées. « L’hôpital est sous contraintes, raconte Isabelle Monnier, IDE. Il manque de personnels et ces derniers manquent de formation sur le handicap. J’ai vu des prises en charge catastrophiques, par exemple celle d’un handicapé intellectuel de 40?ans non verbal, mais autonome. Sans raison, il s’est retrouvé perfusé, sondé, avec une couche… » Pour éviter ces situations, l’AP-HM fait appel à l’association Handisanté 13, un centre d’appui pour améliorer l’accès aux soins des personnes handicapées à l’hôpital, qui compte deux médecins et quatre IDE, dont Isabelle Monnier. « Nous avons le temps et les compétences, nous faisons le lien entre l’établissement et la famille. Et on essaie de trouver des solutions pour chaque situation particulière : un interprète en langage des signes si la personne est sourde, le matériel adapté pour une personne tétraplégique, le gélifiant pour celui qui a des troubles de la déglutition, etc. »

« L’hôpital est de plus en plus spécialisé, il ne peut plus prendre en charge la personne dans sa globalité, constate Pierre Lagier, médecin à la retraite et président de l’association Chrysalide, à Marseille, à l’origine de ce centre d’appui. Il faut une interface entre l’hôpital et la personne handicapée et son aidant, une personne capable d’expliquer les contraintes de l’hôpital, pour éviter les conflits. L’infirmière a le bon profil. »

1 - Irdes, « L’accès aux soins courants et préventifs des personnes en situation de handicap en France », juin 2015.

2 - Haute Autorité de santé, « Qualité de vie : les problèmes somatiques et les phénomènes douloureux », avril 2017.

ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ

Un autre critère de certification

Au-delà des bonnes pratiques de certains établissements, comment amener l’hôpital à améliorer les soins aux patients handicapés ? La Haute Autorité de santé (HAS) a trouvé l’arme ultime : la prochaine vague de certification des établissements de santé intègre « la prise en charge des patients appartenant à une population spécifique ». Les besoins du patient handicapé doivent être identifiés avant l’hospitalisation, grâce à un document de liaison avec l’équipe médico-sociale. L’hôpital doit s’adapter : temps d’attente raccourci, temps plus important pour les soins et examens. Lors des soins, un personnel aux compétences spécifiques doit assister l’équipe soignante. La sortie doit être préparée. L’accessibilité doit être « effective » : espace d’attente adapté, chambre équipée, matériel spécialisé, modalités de communication adaptées. La place de l’aidant doit être favorisée. L’ensemble du personnel doit être sensibilisé au handicap, et une partie du personnel doit être formée. Au niveau de l’établissement, une équipe de pilotage doit être mise sur pied.

CHARTE ROMAIN-JACOB

Les premiers articles

→ Article 1 : valoriser l’image que la personne en situation de handicap perçoit d’elle même.

→ Article 2 : valoriser l’accompagnement, en associant les aidants, dans le respect des droits des patients.

→ Article 3 : exprimer les besoins à travers des enquêtes, comme Handifaction, qui suit l’évolution de l’accès aux soins.

→ Article 4 : intégrer la santé au parcours de vie des personnes handicapées : accès à l’hygiène, à la prévention, au dépistage, aux actions de promotion et d’éducation à la santé…

→ Article 5 : construire une culture professionnelle commune. Les actions de sensibilisation et de formation au handicap doivent être systématisées.

→ Article 6 : coordonner le parcours de santé. Des outils doivent être développés pour permettre la circulation de l’information, en particulier un dossier partagé.

→ Article 7 : organiser l’accès aux soins et à la prévention grâce à un équipement et une communication adaptées, un accompagnement de qualité, et une coordination des interventions.

Retrouvez la charte en intégralité sur : bit.ly/2A7ZOrf