« 80 % des produits ont un prix très bas » - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

INTERVIEW : ÉTIENNE NOUGUEZ sociologue, co-auteur d’une étude sur la fixation du prix du médicament en France

DOSSIER

S. M.  

Étienne Nouguez a co-signé une étude(1) sur la fixation du prix du médicament en France.

Il analyse l’évolution du système depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en recourant aux concepts de justice sociale et de justesse marchande.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : L’administration a-t-elle perdu de son poids dans la négociation des prix avec les industriels ?

ÉTIENNE NOUGUEZ : Disons que la fixation du prix est moins autoritaire et moins directe.

Avant, l’État fixait seul les prix, selon l’évaluation des coûts de production. Il y avait néanmoins des soupçons de corruption et de conflits d’intérêts au sein des services chargés de cette mission. Les industriels avaient leurs entrées dans le bureau du ministre. Ce sont d’ailleurs ces contacts qui ont été à l’origine de la création du CEPS(1). Les négociations se déroulent en face-à-face, dans un rapport de force plus ou moins favorable, selon l’innovation examinée.

L’I. M. : Pouvez-vous définir les concepts de justice sociale et justesse marchande ?

É. N. : La justice sociale, c’est l’idée que les représentants de l’État cherchent à favoriser l’intérêt général, qu’on peut concevoir de trois façons. Trois enjeux sont mobilisés par le régulateur : l’impératif sanitaire (tous les patients doivent avoir accès à des traitements de qualité), l’impératif financier (l’équilibre du régime de Sécurité sociale doit être protégé), et enfin, l’impératif industriel (il faut favoriser l’emploi et le développement économique). Le CEPS tente de trouver le juste prix en négociant entre ces trois impératifs. Notez que l’impératif financier a pris une ampleur de plus en plus grande, compte tenu de la restriction des dépenses publiques. Et l’impératif industriel a perdu de son importance, vu le peu d’usines localisées en France. La justesse marchande implique en revanche que le prix ne soit pas seulement l’incarnation de la valeur mais aussi un mécanisme d’incitation, qui a un impact sur la conduite des acteurs, toujours dans la recherche de l’intérêt général. Par exemple, il peut encourager l’industriel à développer une innovation (même si cela n’a jamais vraiment été démontré), pousser le médecin à moins prescrire, etc. Bref, il exerce un impact sur les conduites que l’on veut favoriser ou décourager.

L’I. M. : Qu’est-ce qui a fait basculer le système de fixation des prix vers la prise en compte de la plus-value thérapeutique ?

É. N. : L’évolution a été progressive. Dans les années 1950, le système du visa ou d’approbation se chargeait juste de vérifier que ce qui était inscrit sur la boîte correspondait au contenu. Puis, il y a eu les scandales sanitaires qui ont fait évoluer la notion de qualité. La gestion du risque s’est donc progressivement développée, le standard de l’essai clinique s’est imposé et les industriels ont mis en avant les bénéfices scientifiquement prouvés de leurs produits. L’exigence de sécurité a fait le reste.

L’I. M. : Vu les profits réalisés par l’industrie et la faible ASMR(2) de certaines molécules, la fixation des prix répond-elle toujours aux impératifs de justice sociale ?

É. N. : Avec le CEPS, grosso modo, on conserve l’impératif de justice sociale en accordant de meilleures conditions aux industriels qui masquent des accords prix-volume. Il faut éviter deux erreurs d’analyse qui consistent à prendre les prix faciaux pour des données réelles. Il y a des accords qui viennent modérer ce qui est réellement payé au final et des remises sur lesquelles on ne publie pas. Aux États-Unis, on annonce des prix très élevés, mais chaque assurance négocie un tarif moindre. Ensuite, c’est un tout que le CEPS négocie. Il doit être attentif à ne pas faire trop baisser les prix des médicaments anciens, sinon ils ne seront plus fabriqués. Idem pour les prix des génériques. Surtout, le CEPS ne fixe pas des prix mais des budgets. Car, au-delà d’un prix facial, il fixe des plafonds de vente en dessous desquels chaque nouvelle boîte vendue est cédée à un prix bien inférieur.

Ce sont les accords prix-volumes sur lesquels on a peu de visibilité. Au final, les médicaments ne coûtent donc pas aussi cher qu’on le pense. La dépense globale de médicament est stable, car 80 à 90 % des produits ont un prix très bas, pour pouvoir prendre en charge les molécules très coûteuses. Et là, ce sont les industriels qui devraient se plaindre, c’est-à-dire ceux sur lesquels on fait pression pour diminuer le prix de leurs produits pour “faire de la place” aux récentes innovations.

1- Étienne Nouguez, Cyril Benoît, « Gouverner (par) les prix. La fixation des prix des médicaments remboursés en France », Revue française de sociologie, mars 2017, vol. 58, pp. 399-424.

1- Comité économique des produits de santé.

2- L’amélioration du service médical rendu.

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