« Des stratégies de travail spécifiques » - L'Infirmière Magazine n° 392 du 01/04/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 392 du 01/04/2018

 

INTERVIEW : CATHY TOUPIN maître de conférences en ergonomie à l’université Paris-VIII

DOSSIER

L. G.  

Cathy Toupin est l’auteure d’une thèse intitulée « Expérience et redéfinition de la tâche dans le travail des infirmières de nuit : une recherche menée dans des unités de pneumo-logie », soutenue en 2008.

Elle livre les conclusions de ces mois en observation dans deux hôpitaux de la région parisienne.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : En quoi le travail de nuit est-il particulier ?

CATHY TOUPIN : Il y a un double risque lorsqu’on évoque le travail des infirmières de nuit : considérer ce travail exactement comme celui effectué la journée, et considérer que c’est un non-travail, du fait du peu de soins à réaliser. On qualifie d’ailleurs souvent ces soignantes de « veilleuses ». Or, si la finalité de leur mission reste, comme le jour, de prendre soin des patients, elles réalisent leurs tâches dans des conditions et avec des contraintes inhérentes à l’horaire nocturne.

Elles doivent composer avec leur fatigue et les baisses de vigilance, notamment entre minuit et 4 h, avec les besoins des patients (fatigués, angoissés, douloureux…) et l’isolement au sein de l’hôpital.

L’I. M. : Comment s’adaptent-elles à ces contraintes ?

C. T. : Elles élaborent des stratégies de travail spécifiques. Une partie de ces stratégies a pour finalité de les préserver elles-mêmes.

Elles évitent de réaliser certaines tâches à des moments où elles sont moins vigilantes. Par exemple, le comptage des stupéfiants en pharmacie sera plutôt effectué en début ou fin de nuit. D’autres stratégies visent à se reposer, quand le service est plus calme, en allant s’allonger à tour de rôle dans l’obscurité. Cela implique un collectif solide. Dès leur prise de poste, grâce aux transmissions et au premier tour dans les chambres, elles veillent à se faire une représentation de l’état des patients, pour mieux anticiper les situations d’urgence pendant la nuit (détresse respiratoire, crises d’angoisse, etc.). Elles s’assurent également que les prescriptions médicales permettent de prendre en charge ces cas, puisqu’il n’y aura pas de médecin dans le service au milieu de la nuit.

L’I. M. : Préservent-elles aussi la qualité des soins ?

C. T. : Oui, et cette qualité passe par le bien-être du patient et la préservation de son repos. Les IDE les plus expérimentées peuvent décider, lorsque ce n’est pas préjudiciable, de décaler des soins, pour éviter de déranger un patient endormi. L’une d’elles, par exemple, a repoussé un aérosol prescrit pour le milieu de la nuit : le patient n’en avait pas besoin dans l’immédiat et le réveiller pour ce soin aurait pu gêner son sommeil, provoquer des angoisses et, au final, empirer la situation. Elles s’organisent aussi pour grouper les soins dans les chambres doubles.

L’I. M. : Pour bien travailler de nuit, il vaut donc mieux avoir déjà un peu d’expérience…

C. T. : Oui, cette expérience, dans le service ou dans un autre, de nuit mais aussi de jour, est importante. Tout comme l’expérience de soi. Les infirmières qui connaissent leur organisme, qui savent repérer leurs baisses de vigilance ou leur besoin de repos, mettront en œuvre des stratégies différentes.

L’expérience issue de la pratique des collègues, source d’échanges et d’apprentissage, est aussi importante. Mais j’ai vu des infirmières nouvellement diplômées arriver sur des postes de nuit et devoir gérer seules tous les patients. Cela pose question.

L’I. M. : Comment améliorer les conditions de travail de nuit ?

C. T. : L’encadrement doit mener une réflexion sur les effectifs et les caractéristiques des équipes, notamment pour favoriser les échanges de savoir-faire. Une autre piste d’action est de favoriser la transmission de l’expérience de nuit, par des occasions de se former et de réfléchir ensemble. Enfin, il est important de leur accorder de plus grandes marges de manœuvre, d’introduire plus de souplesse dans la tâche prescrite, par exemple en aménageant une prescription pour décaler un soin ou pouvoir se reposer.

L’I. M. : Il faut donc que les personnels de jour aient une connaissance des contraintes particulières du travail nocturne…

C. T. : En effet, l’invisibilité des particularités du travail de nuit est un vrai problème. Les infirmières de nuit ne participent pas aux réunions, aux staffs avec les médecins, qui, bien souvent, ne les connaissent pas. Elles sont marginalisées et non reconnues, alors qu’elles assurent la continuité des soins. Une infirmière m’a relaté le cas d’un médecin du travail qui avait demandé à voir les soignants mis en contact avec un patient accueilli pour une suspicion de tuberculose… Or, il avait complètement oublié les équipes de nuit ! Il faudrait que le travail de nuit soit davantage mis en lumière et reconnu à sa juste valeur.