Droit à la déconnexion : quelle application ? - L'Infirmière Magazine n° 387 du 01/11/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 387 du 01/11/2017

 

CARRIÈRE

GUIDE

MAGALI CLAUSENER  

La loi Travail de 2016 a prévu un droit à la déconnexion des salariés, entré en vigueur le 1er janvier 2017. Reste à savoir comment l’appliquer dans les établissements de santé, notamment à la profession infirmière.

C’est une innovation de la loi du 8 août 2016, qui fait entrer le droit à la déconnexion dans le code du travail. La négociation annuelle sur l’égalité professionnelle et la qualité de vie au travail doit aussi porter, comme le précise l’alinéa 7 de l’article L 2242-17, sur « les modalités du plein exercice, par le salarié, de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé, ainsi que de la vie personnelle et familiale ». Si un accord n’est pas trouvé, l’employeur élabore une charte, « après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel ». Elle doit définir les modalités de l’exercice du droit à la déconnexion. Elle doit aussi prévoir « la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques ». Depuis le 1er janvier 2017, les partenaires sociaux sont dans l’obligation d’aborder ce thème.

Un enjeu de santé pour tous

• Ce droit à la déconnexion, dont la loi ne donne pas vraiment de définition – elle parle juste d’outils numériques – « est une notion nouvelle dans le code du travail, mais il existait déjà dans la réalité et le législateur l’a encadré », explique Me Anne Pitault, avocat directeur au bureau de Bordeaux du cabinet Cornet Vincent Segurel. Les chartes ou accords antérieurs limitaient déjà la connexion. « Ce qui est nouveau, c’est l’obligation de tenter de trouver un accord ou, à défaut, de mettre en place une charte qui va organiser ce droit à la déconnexion. » L’introduction de ce droit est aussi la reconnaissance des effets de l’hyper-connectivité sur la santé des salariés. Une enquête d’Eleas(1), un cabinet de conseil en qualité de vie au travail et prévention des risques psycho-sociaux, révèle que 37 % des actifs utilisent chaque jour les outils numériques professionnels hors du temps de travail. Ce pourcentage est plus élevé pour les cadres : selon une enquête Ifop de 2017(2), 78 % d’entre eux consultent leurs mails et SMS, et répondent aux appels durant les week-ends et vacances.

« La loi impose aux entreprises de s’emparer de l’organisation du travail, de la charge de travail et son évaluation, des modes de communication et des comportements de chacun, détaille Me Anne Pitault. Derrière ces éléments, il y a un enjeu de société : celui des risques psychosociaux et donc, la santé des salariés. En toile de fond, la réflexion doit être menée sur la façon dont on mesure le travail. »

Parmi les règles prévues dans les accords d’entreprise, citons l’absence d’obligation de repondre aux messages ou l’obligation de justifier d’une urgence pour utiliser la messagerie et/ou le telephone professionnels en dehors d’horaires de finis.

Application dans la santé et le médico-social

• Le droit à la déconnexion concerne tous les secteurs d’activité et, par conséquent, ceux de la santé et du médico-social. « Il n’y a pas vraiment de réflexion sur ce droit », constate toutefois Annick Picard, infirmière, collaboratrice fédérale à la CGT-Santé et animatrice du Collectif national CGT Infirmiers. Certains acteurs privés du secteur ont cependant entrepris la démarche. Le groupe Ramsay Générale de santé a signé un accord, au printemps 2016, sur l’organisation du travail qui traite du sujet. « L’article sur le droit à la déconnexion concerne plutôt l’encadrement et précise que le manager doit pouvoir exercer ce droit durant son temps libre et, de la même manière, n’a pas à contacter ses collaborateurs hors temps de travail, sauf en cas de nécessité de service, explique Jacques Guillot, directeur des ressources humaines du groupe. Les managers ne sont donc pas inquiétés s’ils ne répondent pas en dehors des besoins de service. Pour les autres catégories de personnel, nous ne sommes pas dans le même contexte que celui des cadres en forfait jours. Le personnel soignant a des horaires collectifs et peut être appelé hors service si urgence. »

Permanence des soins

• Le DRH distingue, en effet, l’échange des données au sein de l’établissement et le contact dans le cadre de l’organisation des soins : « Dans le soin, ce sont des activités normées, avec des effectifs par nombre de patients. Si une personne manque, le cadre de santé envoie un message pour compléter les effectifs. La permanence des soins doit être assurée. C’est accepté par les intéressés à condition de respecter les repos obligatoires. » Mais ce sont bien ces appels hors temps de travail pour l’organisation des équipes que dénonce Annick Picard : « Dans la fonction publique ou dans le privé, c’est le même problème : tout le monde gère les plannings à flux tendus. Les cadres appellent hors temps de travail une IDE pour faire un remplacement ou trouver une solution. Et, dans le même temps, les équipes donnent leur numéro de mobile pour pouvoir faire des heures supplémentaires. Les torts sont partagés entre l’encadrement et les équipes. En théorie, l’infirmier n’est pas obligé de répondre mais l’employeur joue aussi sur la culpabilité. »

Définir des procédures

• En clair, le droit à la déconnexion est difficile à mettre en œuvre sans une réflexion sur l’organisation du travail et la mise en œuvre de procédures. Cela a été fait à la polyclinique Notre-Dame, à Draguignan (83), qui appartient au groupe Elsan. « Nous avons mis en place une charte sur le droit à la déconnexion, signée par le comité d’entreprise et les représentants des salariés le 7 septembre 2017, relate Benoît Mari, directeur de la polyclinique. Nous nous sommes aperçus qu’il pouvait y avoir des abus dans la communication informelle. Par exemple, un cadre pouvait appeler un infirmier hors temps de travail pour un remplacement et, à l’inverse, un infirmier pouvait contacter le cadre de santé pour un problème. La charte traite de plusieurs points afin d’éviter le stress lié à l’utilisation des outils numériques et la surcharge d’informations. » Ainsi, les cadres et référents ne doivent pas utiliser les outils numériques en dehors des horaires professionnels et ne pas appeler les infirmiers pour des remplacements inopinés. « Si un salarié est absent, nous avons des processus de décision pour que le problème soit réglé lors du temps de travail. Sinon, nous avons une liste de volontaires joignables pour des remplacements. Ces listes ont été mises en place lors de l’accord sur la qualité de vie au travail, qui a permis de poser des outils en amont », précise Benoît Mari.

L’idée est que le salarié ne soit pas dérangé et puisse éteindre son téléphone durant son temps libre. Les responsables hiérarchiques doivent ainsi s’abstenir d’appeler leurs collaborateurs hors temps de travail, sauf en cas de gravité ou d’urgence. La charte aborde aussi l’envoi des mails, en incitant les salariés à réfléchir à la pertinence des destinataires, au moment opportun de contacter leur interlocuteur et au fait de ne pas demander une réponse immédiate. La polyclinique dispose aussi, depuis de nombreuses années, d’une garde administrative, avec un numéro unique qui permet d’orienter les appels en cas de problème. Quant aux situations de crise sanitaire (catastrophe naturelle, attentat…), Benoît Mari est catégorique : le Plan blanc répond à ces situations en prévoyant des procédures et des personnels devant être contactés.

Intégrer les réseaux sociaux

• La charte de la polyclinique aborde aussi les réseaux sociaux, qui font bel et bien partie de l’hyper-connectivité des salariés ! « Notre charte précise qu’il faut respecter l’image des collègues », remarque Benoît Mari. Pas de moqueries ni de remarques déplacées envers la hiérarchie. Annick Picard appelle à la vigilance dans ce domaine : « Certains mettent des photos de service sur Facebook. Ils n’ont pas le droit. Il n’y a plus de frontières entre vie professionnelle et vie privée. Il faut faire très attention. Mais ce problème est aussi sociétal, car il concerne tout le monde. »

  • 1- « Pratiques numériques des actifs en France en 2016 », enquête Eleas réalisée en 2016. Disponible sur : bit.ly/2kqjamj.

  • 2- « Les cadres et l’hyperconnexion, vague 2 », enquête Ifop réalisée auprès de 1002 personnes, 2017. Disponible sur : bit.ly/2xXJWWl

Et dans le secteur public ?

→ Le droit à la déconnexion ne semble pas être une priorité dans la fonction publique hospitalière. Une circulaire du ministère de la fonction publique, en date du 31 mars 2017, relative à l’application des règles en matière de temps de travail dans les trois versants de la fonction publique, rappelle pourtant que les chartes du temps, prévues par la circulaire du 8 juillet 2013 relative à la mise en œuvre du protocole d’accord du 8 mars 2013 sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique, « doivent permettre une meilleure prise en compte des impacts liés aux technologies de l’information et de la communication sur les conditions d’exercice des fonctions et sur la vie personnelle et préciser les modalités de mise en œuvre du droit à la déconnexion ».

→ Pour l’heure, seule la fonction territoriale semble s’être emparée du sujet. Cependant, dans le cadre de la qualité de vie au travail, les CHU devraient aussi se pencher sur le droit à la déconnexion.

SAVOIR PLUS

→ Article 55 de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels : bit.ly/2wyKPmv

→ Guide du droit à la déconnexion de l’Ugict-CGT : bit.ly/2y1EkM1. S’il s’adresse plus à l’encadrement, il fait le point sur les éléments à prendre en compte dans un accord ou une charte.

INTERVIEW

ME ANNE PITAULT AVOCAT DIRECTEUR AU BUREAU DE BORDEAUX DU CABINET CORNET VINCENT SEGUREL

Si l’employeur élabore une charte sur le droit à la déconnexion, quels sont les points de vigilance à avoir ?

• La charte doit bien définir les situations d’urgence qui peuvent conduire à contacter les salariés hors temps de travail afin d’éviter les abus. Il faut distinguer ce qui est urgent de ce qui est important. L’une des difficultés que l’on peut rencontrer est le chef de service stressé, qui considère que tout est urgent. L’exercice du droit à la déconnexion pose la problématique de l’encadrement et du management. La charte doit prévoir des actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques, y compris pendant le temps de travail. Quelles sont, en effet, les consignes reçues par les cadres, leur permettant de manager les personnes sur le temps de travail ? Et au-delà, il y a le comportement individuel. Il appartient à chaque entreprise, en fonction de ses contraintes et de son activité, de réfléchir et mettre en place des bonnes pratiques.

Que se passe-t-il en l’absence d’accord ou de charte ?

• Rappelons que la seule obligation de l’employeur est de lancer des négociations. Si elles aboutissent à un accord, c’est parfait ! Dans le cas contraire, si l’employeur n’élabore pas de charte, aucune sanction n’est prévue. Toutefois, en l’absence d’accord ou de charte signés, le salarié peut tout à fait exercer son droit à la déconnexion. Il n’est pas tenu de répondre à un mail, un texto ou un appel en dehors de son temps de travail, y compris sur un téléphone professionnel.

Des litiges peuvent-ils néanmoins survenir ?

• Des litiges peuvent survenir pour les salariés en forfait jours annuel. La charte doit définir les modalités d’exercice du droit à la déconnexion. Pour avoir une force contraignante, elle devra être annexée au règlement intérieur de l’entreprise et diffusée auprès de tous les collaborateurs. Un salarié ne peut pas être licencié pour ne pas avoir répondu hors temps de travail. Une jurisprudence du 17 février 2004, appelée « jurisprudence de l’ambulancier », a jugé abusif le licenciement du salarié qui n’avait pas répondu à l’appel de son employeur pendant son repos.

PROPOS RECUEILLIS PAR M. C.