Simuler pour mieux raisonner - L'Infirmière Magazine n° 382 du 01/05/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 382 du 01/05/2017

 

FORMATION

APPRENTISSAGES

Arnaud Barras*   Pascale Loriot**  


*cadre supérieur de santé
**directrice des soins, Ifsi-Ifas de Chalon-sur-Saône (71)

Depuis 2013, la méthodologie du raisonnement clinique infirmier partagé est la pierre angulaire du projet pédagogique de l’Ifsi de Chalon-sur-Saône. Il s’appuie sur des outils pédagogiques diversifiés comme la simulation.

En 2013, l’Ifsi de Chalon-sur-Saône adopte comme modèle le concept de raisonnement clinique tel que l’ont défini Thérèse Psiuk et Arlette Marchal en 2002(2), un concept essentiel pour le développement et la performance clinique des professionnels de santé. Le jugement clinique se construit à partir des données recueillies lors de l’observation structurée du patient. À partir de ces données, l’infirmière va activer une opération mentale qui consiste à relier les signes à une conclusion clinique dans le champ de son autonomie professionnelle. Cette opération s’appuie sur une méthode hypothético-déductive qui donne sens à la démarche clinique. Le raisonnement clinique de l’infirmière dans la pratique quotidienne est défini par Thérèse Psiuk selon quatre attributs qui sont le fondement de notre ingénierie pédagogique :

1. La pertinence des connaissances en sciences médicales et humaines.

2. L’utilisation d’une méthode hypothético-déductive.

3. La maîtrise des niveaux de jugement clinique selon le modèle clinique trifocal, comprenant :

– les signes et symptômes de la pathologie ;

– les risques liés à la pathologie et aux effets secondaires de traitement ;

– les réactions humaines physiques et psychologiques.

4. La qualité d’une relation d’aide de type counseling.

Le projet d’enseignement du semestre 1 s’articule donc autour du concept de raisonnement clinique avec un maillage cohérent des unités d’enseignement permettant d’explorer les quatre attributs. Nous privilégions les outils pédagogiques que sont les plans de soins type et la simulation haute-fidélité. Nous développerons ici une séquence d’apprentissage avec ce dernier outil.

Apports de la simulation en santé

La simulation en santé est une méthode d’apprentissage qui s’inscrit dans le courant pédagogique socioconstructiviste basé sur un apprentissage par « situations problèmes » et la capacité de l’étudiant à y répondre en mobilisant des ressources issues de ses connaissances et de ses acquis expérientiels. Cet outil permet à l’apprenant, face à une situation complexe, de résoudre les problèmes ou de prendre des décisions dans un cadre expérimental et sécurisé. Objectif : se préparer à répondre à des situations de travail réelles.

L’Ifsi de Chalon-sur-Saône développe cet outil d’apprentissage du raisonnement clinique depuis 2013, et ce, dans toutes les unités d’intégration des six semestres de formation. La simulation est par conséquent une composante de l’architecture du semestre 1. Précisons que les étudiants ont, durant ce semestre, bénéficié des apports théoriques sur les processus traumatiques, en sciences humaines et ont été formés à l’acquisition du modèle clinique trifocal (lire plus loin) pour l’analyse des situations de soins. La séance d’apprentissage par la simulation vient en prolongement de la séquence du plan de soins type (lire encadré ci-contre) « Prise en charge d’un patient âgé de plus de 60 ans, présentant une fracture fermée du membre inférieur », dont l’intérêt est de faire raisonner les apprenants à partir d’un groupe homogène de patients (GHP) ciblé ayant des caractéristiques communes d’âge, de pathologie, de catégorie sociale. Pour le scénario de la séance simulée, nous transposons la complication avérée d’hémorragie dans les suites opératoires d’une fracture fermée du col fémoral. Notre objectif principal : apprécier l’organisation du raisonnement clinique des étudiants dans l’identification du problème d’hémorragie.

Le scénario

Les étudiants doivent assurer la surveillance post-opératoire d’un patient de 85 ans opéré le jour même pour une fracture du col du fémur suite à chute mécanique. Le mannequin est équipé d’une VVP, d’une PCA de morphine, d’un drainage aspiratif type redon et d’un pansement occlusif. La fiche de surveillance débutée en salle de réveil est sans particularité. Une infirmière, qui joue le rôle de tutrice, demande aux étudiants de commencer la surveillance postopératoire et d’assurer le change du patient souillé par ses urines lors de son transfert dans sa chambre.

→ Les données énoncées dans le plan de soins type (lire encadré ci-contre) sont reportées au niveau du simulateur :

– pâleur avec un grimage du mannequin ;

– confusion, le mannequin peut parler avec un discours très confus, puis perte de connaissance lors de l’aggravation de l’état clinique ;

– sueurs grâce au brumisateur ;

– pansement sur la cuisse légèrement taché ;

– drain de redon avec présence dans le bocal d’un volume de sang > 500 ml.

→ La programmation du simulateur :

Le patient est scopé et ses constantes affichent :

– une fréquence cardiaque à 120/mn ;

– une fréquence respiratoire à 20/mn ;

– une tension artérielle à 109/72 ;

– une saturation en oxygène à 95 %.

Lors de cette phase, le patient est agité, confus, se plaint de douleurs, mais aucun bolus n’a été délivré par la PCA ; il a froid et surtout très soif, et demande fréquemment à boire ;

Lors de la manœuvre de retournement dans le lit pour effectuer le change, l’état du patient s’aggrave :

– une fréquence cardiaque à 135/mn ;

– une fréquence respiratoire à 30/mn ;

– une tension artérielle qui s’effondre à 80/54 ;

– une saturation en oxygène à 85 % ;

– le patient ne parle plus lors du changement de position, il est inconscient.

→ Les actions soignantes attendues (voir les actions dans le schéma p. 52).

À chaque séance, des objectifs comportementaux sur la gestion de la situation sont explorés pendant le debriefing : communication, alerte de la tutrice, travail en équipe et collaboration, organisation des soins et dans l’espace, priorisation des soins (change complet, retour de bloc, alerte), ergonomie, hygiène.

Une séance en quatre temps

La séance se décompose en quatre phases : le briefing, la situation simulée, le debriefing, l’évaluation.

→ Le briefing clinique et technique est la phase durant laquelle nous établissons la charte de formation et présentons les objectifs de la séance aux apprenants. Cette phase est capitale dans le champ de la psychologie cognitive, car elle évite les effets de surprises pour les étudiants volontaires. L’effet de surprise et le stress lié à la simulation ne permettent pas une mobilisation optimale des connaissances. Les formateurs expliquent leurs intentions pédagogiques, ce qui permet aux apprenants d’inventorier leurs connaissances au regard des processus traumatiques, et d’établir des schémas d’actions en lien avec le plan de soins type étudié quelques jours auparavant. Afin que les apprenants puissent mobiliser leurs connaissances, nous leur fournissons avant de rentrer dans le simulateur le dossier de soins du patient, ses bilans sanguins, la feuille de surveillance per et postopératoire, son histoire de vie, et la présentation clinique.

→ La phase d’action simulée, c’est le temps pendant lequel les apprenants vont prendre en soins le patient. Durant cette phase, un autre groupe d’étudiants visionne dans une salle annexe la situation simulée. Ces derniers vivent une expérience vicariante qui dépasse largement le simple fait d’être spectateurs.

→ La phase du debriefing se décompose en trois temps : réactions, analyse, synthèse

Le debriefing

→ Le temps sur les réactions des apprenants face à la situation est un temps accordé à la dépose des émotions par rapport au stress engendré par la situation. Le formateur est garant de la sécurité affective des apprenants.

→ Le temps d’analyse est la phase durant laquelle nous remobilisons les opérations mentales du raisonnement clinique par la coconstruction, avec le groupe, du modèle clinique trifocal : nous inventorions tous les signes cliniques présents dans la situation simulée et relevés par l’analyse des acteurs comme des observateurs. Là, les étudiants intègrent réellement la méthodologie du modèle clinique trifocal : ils classent les éléments de la situation au regard des signes et symptômes, des complications et des réactions humaines, c’est-à-dire des trois domaines des jugements. La coconstruction collective du modèle clinique trifocal fait percevoir aux étudiants leurs capacités à analyser une situation de soins dans l’action. Perçu comme un outil théorique, le modèle clinique devient un outil de raisonnement dans l’action.

• L’étude du plan de soins type initie à la démarche hypothético-déductive, les apprenants identifiant le problème hémorragique à partir des signes. L’analyse des documents concernant le patient, des symptômes et signes démontrent leurs capacités à adopter une logique de haut raisonnement clinique. Par exemple, dans la feuille de surveillance, il est noté une perte de 400 cc de sang pendant l’intervention : certains étudiants ont été capables d’associer la perte en peropératoire et la quantité de sang présente dans le redon. De plus, lors du debriefing, nous évoquons les diagnostics différentiels étudiés dans le plan de soins type, certains signes orientant le jugement clinique des étudiants vers d’autres problèmes de santé. Par exemple, la perte de conscience et le risque lié à la PCA de morphine permettent d’aborder les éléments de surveillance clinique d’un surdosage morphinique que le patient ne présente pas.

• Après la construction du modèle clinique trifocal, nous investiguons les actions réalisées ou non et faisons expliciter ces actions de soins au regard des signes, symptômes et complications. Les actions à réaliser sont une remobilisation du plan de soins type des interventions sur prescription médicale et infirmière au regard du problème d’hémorragie et de risque hémorragique.

La simulation nous permet de faire comprendre le sens clinique des actions. La surveillance des constantes, par exemple, va permettre d’orienter les hypothèses diagnostiques des étudiants, mais également de surveiller l’apparition des complications de l’hémorragie. De même chaque action vise à corriger un ou plusieurs signes associés à l’hémorragie : relever les jambes pour faire remonter la tension, par exemple. L’intérêt de la programmation du simulateur-patient réside dans le feedback clinique immédiat sur l’action entreprise. En effet, les étudiants peuvent observer sur le scope l’évolution des paramètres vitaux, la reprise de conscience du patient, et apprécier cliniquement la fréquence cardiaque du simulateur patient par la prise de pouls manuelle. La simulation permet d’appréhender la notion de résultats attendus dans le traitement de l’hémorragie.

• Cette technique donne l’occasion de travailler la communication, l’un des objectifs majeur de cette séance étant d’alerter précocement la tutrice, puis le médecin. Grâce à la méthodologie du raisonnement clinique trifocal, l’évaluation clinique est souvent exhaustive par rapport aux données et permet la structuration du bilan clinique. Le deuxième objectif est bien entendu que les étudiants apprécient l’alerte comme un acte de soin qui offre une chance supplémentaire au patient grâce à la précocité et à la qualité de l’appel. Il s’agit d’apprendre à adopter une communication professionnelle pour pouvoir transférer cette compétence en situation réelle de soins.

→ Le troisième temps est celui de la synthèse qui aborde les composantes du raisonnement clinique et le traitement du problème de santé ainsi que les attitudes comportementales.

→ Le dernier temps est consacré à l’évaluation de la séquence, et en particulier du debriefing pour tenter d’objectiver ce que les étudiants ont retenu comme point fort de la séance qu’ils pourront transférer dans leur pratique.

1- Ce texte est extrait d’un article des mêmes auteurs paru sous le titre « La simulation en santé, un levier pour l’apprentis?sage du raisonnement clinique partagé » paru dans l’ouvrage Raisonnement et chemins cliniques. Guide d’apprentissage et 16 situations emblématiques, Thérèse Psiuk et Josette Jousset-Fougeray, Éditions Vuibert, 2017.

2- Thérèse Psiuk, Arlette Marchal, Le paradigme de la discipline infirmière en France, Seli Arslan, 2002.

OUTIL PÉDAGOGIQUE
Le plan de soins type

Le plan de soins type est un formidable outil d’apprentissage pour le développement des connaissances en sciences humaines et médicales. Il rend visible les savoirs d’expérience des professionnels et permet aux étudiants de structurer et mobiliser leurs connaissances théoriques dans la pratique. C’est un outil standard qui formalise les invariants de qualité dans les soins pour un groupe homogène de patients. Et c’est de surccroît un référentiel dans lequel s’exprime les compétences pluriprofessionnelles faisant apparaître les interventions sur prescription médicale et sur décision paramédicale. Ils sont construits à partir des problèmes réels, potentiels et capacités avec une liste d’actions associées à chaque problème réel ou potentiel. Le plan de soins type est un outil complet d’apprentissage, car à partir d’un problème de santé réel associé à la reconnaissance des signes cliniques il va permettre d’inventorier l’ensemble des risques associés et des actions qui en découlent avec une argumentation scientifique en lien avec les recommandations et bonnes pratiques. La construction des savoirs passe par une approche complexe dès le début de formation.