Concilier droit de grève et continuité du service - L'Infirmière Magazine n° 377 du 01/12/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 377 du 01/12/2016

 

CARRIÈRE

GUIDE

ANNABELLE ALIX  

Un directeur d’hôpital peut assigner ses employés, le préfet les réquisitionner… mais sans pour autant bafouer le droit de grève. Le point sur ce fragile équilibre.

Le droit de grève a ses limites. Bien qu’inscrit dans la constitution et reconnu comme droit fondamental, il s’exerce dans les limites de la loi. Et non pas de manière absolue. Surtout dans les établissements de santé, où la nature particulière de l’activité interdit une fermeture totale des services. Deux garde-fous veillent d’ailleurs au grain. Le directeur, par son pouvoir d’assignation, et l’État (ou le préfet), par la réquisition. Garants d’un service minimum dans l’établissement, l’un comme l’autre peut décider d’« interdictions de grève » nominatives… sans aller jusqu’à piétiner le droit de grève. Pourtant, « à chaque nouveau mouvement, 15 à 20% des services concernés par la grève révèlent leur lot d’assignations abusives », déplore Thierry Amouroux, le secrétaire général du syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). Entre droit de grève et continuité du service, l’équilibre n’est pas toujours facile à trouver. Mais les règles sont claires.

Service minimum obligatoire

• 24 à 48 heures avant le début du mouvement, les grévistes doivent se déclarer. Le temps, pour le directeur, de faire un point sur l’effectif disponible. Un service minimum doit perdurer, coûte que coûte.

• Que comporte-t-il ? Le maintien en fonction « des services qui ne peuvent, en aucun cas, être interrompus » ou qui ne peuvent l’être « sans risques sérieux », répond la jurisprudence. L’objectif est de garantir la sécurité des patients. Concrètement, « il s’agit d’assurer la continuité des soins et de la prestation hôtelière, d’éviter les blocages, de limiter les reports de soins et de garantir la conservation des installations et du matériel », énumère André Icard, avocat au barreau du Val-de-Marne.

• Faute d’effectif suffisant, les interventions non urgentes sont reportées. Certains services peuvent même être fermés. Le personnel présent est réaffecté aux besoins du service minimum (sous réserve de compétence suffisante), qui nécessitera parfois des réajustements au fil de la grève, si des professionnels – notamment en retour de congés – décidaient de rejoindre le mouvement en cours (après déclaration).

• Si besoin, les non-grévistes en repos sont ensuite contactés en priorité, dans le respect de la législation sur le temps de travail. « Concrètement, les cadres agissent comme en temps normal, lorsqu’une IDE est malade ou absente et qu’il faut modifier les plannings, note Gilles Rivallan, responsable du pôle droit hospitalier, droit du travail et sécurité sociale à la MACSF. Sauf qu’en cas de grève, le directeur ne peut pas se tourner vers des intérimaires ou des CDD de remplacement. » Si l’effectif est encore trop faible, des assignations ou réquisitions de grévistes peuvent être décidées.

L’assignation… par le directeur

• Question « assignation », point de règles légales, mais un principe découlant du bon sens et de la jurisprudence. Dans le public, comme dans le privé, « les textes donnent au directeur le pouvoir d’organiser le fonctionnement de sa structure, pointe Gilles Rivallan. Il est responsable des conditions d’accueil des personnes et doit mettre en œuvre les moyens permettant d’organiser la continuité des soins ». Partant de là, les tribunaux l’ont autorisé à fixer lui-même la nature et l’étendue des limites applicables au droit de grève. D’où la reconnaissance de son pouvoir d’assignation.

• L’assignation est remise aux intéressés en main propre contre décharge, ou envoyée en courrier recommandé avec accusé de réception. Elle doit être reçue, au plus tard, la veille de la grève.

La réquisition… par l’État ou le préfet

• La réquisition de personnes est prononcée par arrêté du gouvernement ou du préfet en cas de nécessité d’ordre public (atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité, à la sécurité publique). « Un officier de police judiciaire ou de gendarmerie se présente au domicile de la personne et lui remet en main propre un document individuel nominatif précisant notamment le propos de la requête », développe Gilles Rivallan.

• L’infirmière pourrait s’y voir confrontée « en cas, par exemple, de plan blanc ou d’urgence sanitaire dépassant le cadre de l’établissement, comme une épidémie », précise Thierry Amouroux. L’arrêté ministériel du 4 novembre 2009 a ainsi autorisé la réquisition de professionnels de santé pour la campagne de vaccination contre le virus de la grippe A (H1N1). Mais, en pratique, « la réquisition en tant que telle n’a quasiment jamais été utilisée sous la Ve république », relève André Icard.

• Le conseil d’État autorise, par ailleurs, la réquisition de personnes en cas de grève, dans les entreprises « dont l’activité est importante pour le maintien de l’activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics ». Les perturbations doivent alors créer une menace pour l’ordre public. Les mesures de la réquisition doivent être urgentes et proportionnées.

• Dans les établissements de santé, à ce stade, le personnel manquant est déjà mobilisé par l’assignation… À l’exclusion des intervenants libéraux ! Non soumis au pouvoir hiérarchique du directeur, ils ne peuvent être assignés. Un accord sur la mise en œuvre d’un service minimum dans l’établissement est parfois signé. À défaut, la réquisition est le seul moyen de les maintenir en poste. En 2003, le conseil d’État a indiqué que le préfet « pouvait légalement requérir les agents en grève d’un établissement de santé, même privé, dans le but d’assurer le maintien d’un effectif suffisant pour garantir la sécurité des patients et la continuité des soins ».

Rappel de grévistes… sous conditions

Quoi qu’il en soit, l’assignation ou la réquisition se limite au strict nécessaire. Le personnel des services de consultations externes ou de certains services généraux et d’entretien en est exclu. La réquisition des médecins pour des tâches non cliniques (enseignement, etc.) n’est pas plus valide. De même, « l’assignation prolongée de tous les titulaires d’une capacité de médecine d’urgence a été invalidée par le juge, rapporte Gilles Rivallan. Le directeur aurait dû faire appel aux non-grévistes dont la simple expérience autorisait cet exercice ».

Quant à l’effectif du service minimum, il avoisine celui d’un dimanche ou d’un jour férié. La réquisition de toutes les sages-femmes d’un même établissement est donc abusive. Elle vise à rétablir le fonctionnement habituel de l’établissement et porte ainsi gravement atteinte au droit de grève. Le préfet aurait dû « envisager un redéploiement [des patients] vers d’autres établissements de santé ou un fonctionnement réduit du service, et […] rechercher si les besoins essentiels de la population ne pouvaient être autrement satisfaits compte tenu des capacités sanitaires du département », a conclu, en 2003, le conseil d’État.

Contestation possible

En cas d’assignation ou de réquisition jugée abusive, pas question de s’y soustraire pour autant. L’infirmière pourrait être lourdement sanctionnée (voir interview ci-contre). Elle ne peut pas se rendre justice elle-même… Mais peut saisir le juge des référés. Dans l’attente, l’infirmière devra exercer normalement sa mission… Mais pourra témoigner son soutien à la grève en portant un brassard ou un badge sur sa blouse.

SAVOIR PLUS

→ Art. L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales sur le pouvoir du préfet.

→ Art. L. 521-2 du code de justice administrative sur le rôle et la saisine du juge des référés.

→ Art. L. 2512-1 à L. 2512-5 du code du travail sur le droit de grève dans la fonction publique hospitalière.

→ Arrêt du conseil d’État n° 92162 du 7 janvier 1976.

→ Arrêt du conseil d’État n° 262186 du 9 décembre 2003.

→ Arrêt du conseil d’État n° 343966 du 27 octobre 2010.

INTERVIEW : ANDRÉ ICARD AVOCAT AU BARREAU DU VAL-DE-MARNE, SPECIALISTE DU DROIT ADMINISTRATIF ET DE LA SANTÉ

Qui peut faire l’objet d’une assignation ?

• Tous les fonctionnaires et salariés, dans la limite du strict nécessaire ! Il n’est pas choquant de voir la totalité des infirmières de nuit assignées dans les services qui ne peuvent être interrompus. L’effectif de nuit étant déjà réduit.

Quant à l’étudiant en soins infirmiers, il peut lui aussi se voir assigné si sa participation est jugée indispensable à la continuité du service public pour la sécurité des patients. Même chose pour le professionnel qui gère la traçabilité administrative du patient, car il contribue à la continuité des soins.

Que risque-t-on en cas de non-respect d’une assignation ou d’un ordre de réquisition ?

• La sanction encourue est conséquente. Dans le privé, le non-respect d’une assignation constitue une faute lourde pouvant entraîner un licenciement. Dans le public, ce manquement aux droits et obligations des fonctionnaires d’exécuter les ordres de la hiérarchie justifie une sanction disciplinaire de révocation. Quant au gréviste qui ne respecte pas un ordre de réquisition, il s’expose à 6 mois d’emprisonnement et à 10 000 euros d’amende.

En cas de conséquence dommageable pour la santé d’un patient, la non-assistance à personne en danger peut aussi lui être reprochée. Elle est punie de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.

Comment agir contre une assignation ou un ordre de réquisition abusif ?

• Les professionnels souhaitant contester un ordre de réquisition peuvent saisir le juge du tribunal administratif. Il en va de même pour les fonctionnaires qui veulent contester leur assignation. La procédure adaptée est le « référé-liberté ». Elle permet d’obtenir les mesures nécessaires quand l’administration, dans l’exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Mais, attention, le juge ne contrôlera que l’erreur manifeste, comme l’assignation d’un nombre de personnes nettement supérieur au strict nécessaire.

De leur côté, les salariés du secteur privé doivent s’adresser au conseil de prud’hommes, mais le délai est beaucoup plus long.

PROPOS RECUEILLIS PAR A. A.