Des animaux et des hommes - L'Infirmière Magazine n° 375 du 01/10/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 375 du 01/10/2016

 

PSYCHIATRIE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Laure Gruel  

Dans le Nord, près d’Armentières, des soignants et des patients de secteur psychiatrique ont réhabilité une ferme en hôpital de jour. En plus du travail de la terre, qui permet de se reconnecter au rythme des saisons, l’établissement pratique la zoothérapie. L’animal comme médiateur de soin.

Au milieu des champs s’étirant sans fin, le regard butte sur une maisonnette de briques rouges, typiquement nordique. Le froid hivernal invite à s’y engouffrer rapidement. À l’intérieur se trouve déjà une quinzaine de personnes. Certaines arrivent de leur domicile, d’autres de l’Établissement public de santé mentale (EPSM) d’Armentières, situé à une dizaine de kilomètres. Elles souffrent d’une dépression, d’une psychose, d’une angoisse généralisée ou de toute autre pathologie du spectre psychique. Attablés autour d’un café fumant, patients et soignants discutent. La journée commence à l’hôpital de jour rural « La Cense ».

Cette ancienne ferme a été léguée à l’EPSM par un couple d’agriculteurs. Parents de deux fils schizophrènes incapables de reprendre l’exploitation, ils ont fait don des 8 000 m2 de leur propriété à l’établissement qui soignait leurs enfants, sous réserve qu’elle devienne un lieu de soins. L’équipe soignante, aidée des patients, a alors initié des travaux de gros œuvre, réaménagé le site et ouvert l’hôpital de jour en septembre 1993.

Un cliquetis insistant résonne depuis la porte-fenêtre. C’est Diégo, le coq. Cette mascotte atypique a été élevée ici, par des humains : « Du coup, c’est comme un chien, il adore les caresses et réclame sans cesse des câlins », renseigne une patiente. Il y a vingt ans, la ferme était presque auto-suffisante : culture et élevage permettaient aux patients et à l’équipe de se nourrir. Mais la consommation des animaux n’étant plus possible en raison des modifications des normes alimentaires, ils ont choisi d’en garder certains pour l’ornement. La dimension de soin s’est dès lors substituée à la dimension de travail. « Lorsque j’ai pris mon poste en 2008, on se contentait de nourrir les bêtes. Elles n’étaient pas suffisamment bien soignées. J’ai commencé à prendre soin d’elles avec des patients. Et j’ai réalisé que cela leur faisait du bien à eux aussi, d’où l’idée de la zoothérapie », explique Pierre-François Faille, infirmier. Il s’est alors formé à cette technique auprès de Francois Beiger, fondateur de L’Institut francais de zoothérapie, afin d’introduire le soin à médiation animale à La Cense. « C’est une démarche empirique finalement », ajoute-t-il.

10 heures. Les patients rejoignent les différents ateliers thérapeutiques. Pierre-François Faille et cinq patients s’équipent de bottes et d’épaisses parkas. La boue est inhérente à l’activité en cette saison. « On est tous vêtus de la même façon, sans badge, ni blouse blanche. C’est essentiel, on travaille tous ensemble », apprécie l’IDE.

Un outil d’évaluation

Le groupe se répartit spontanément les tâches. Mme F. emplit un seau d’un mélange de céréales, Mme P. regroupe le pain sec, M. C. cherche l’arrosoir, et M. H., lui, observe. C’est sa première journée. L’infirmier lui a proposé de prendre part à l’atelier ; la zoothérapie est d’ailleurs proposée systématiquement aux nouveaux patients comme moyen d’évaluation. Pierre-François Faille utilise une grille d’observation créée en équipe, et note les compétences et les difficultés rencontrées dans les champs affectif, cognitif, psychomoteur et social. Cet outil est ensuite utilisé par le psychiatre de l’hôpital de jour, le Dr Robert Jeanson, pour définir, avec le patient, ses objectifs thérapeutiques. « La prise de contact est facilitée par l’expérience de la zoothérapie. Le patient perçoit qu’ici il va trouver un autre type de réponse et d’écoute de sa pathologie », précise le médecin. Les objectifs identifiés seront affinés, puis réévalués mensuellement. Seront également prises en compte les observations notées dans les autres espaces thérapeutiques tels que la relaxation ou le chant. La zoothérapie s’intègre en effet dans une démarche de soin globale. « Et si nous allions voir nos charmants compagnons à poils ? », propose l’infirmier, en se dirigeant vers l’enclos de Gus et Réglisse, les cochons d’Inde. M. C. en câline un dans le creux de ses larges mains. Mme P. reste, elle, en retrait, yeux au sol, doigts serrés sur le grand sac de pain sec qui semble aussi profond que sa tristesse. « Ça ne va pas trop ce matin ? », s’enquiert Pierre-François Faille. « Je ne sais pas comment relever la tête. Je me sens déprimée. Je me suis disputée avec mon mari ce matin », répond-elle. Souvent, entre deux poignées de céréales, les patients se confient. L’infirmier invite Mme P. à vivre l’expérience du moment présent en recentrant son attention sur les animaux. Et lui confie Réglisse. Elle le serre contre elle. « Regardez, quand il est dans vos bras, il est au paradis ! » L’infirmier trace le trait d’union entre eux deux. « Le rôle premier du zoothérapeute est de mettre en relation un animal et un patient, dans un cadre précis, avec des objectifs de soin », indique-t-il. Traducteur, l’infirmier décrypte les comportements des animaux pour les retranscrire aux patients et ainsi faciliter le lien. Entrer en contact avec un animal est souvent plus simple pour eux, car il ne les juge pas et leur donne son affection, sans condition. La relation est moins risquée. En expérimentant un nouveau mode de lien, chaque patient pourra – peut-être – combler des besoins psycho-affectifs et relancer la dynamique relationnelle.

D’ailleurs, M. C. interpelle Mme P. : « Il a tout mangé le vôtre ? Non ? » Il tend un bout de pomme à Réglisse, toujours blotti contre la patiente, attentive et rassurante. Le temps d’un clignement d’œil de cochon d’Inde, on croirait voir un couple de parents…

Le groupe rejoint le poulailler où règne un impressionnant dindon. Les patients se cachent derrière l’infirmier. Personne n’a vraiment envie de se prendre un coup de bec. Il est plus aisé de s’approcher des oies, mais encore faut-il être assez détendu pour cela, car celles-ci peuvent pincer si elles perçoivent de la tension. En effet, les animaux agissent comme un révélateur émotionnel. Et, si ces derniers ressentent de la colère ou de l’agressivité, ils adopteront une réaction de défense. En nommant ce qui se passe pour l’animal à ce moment précis, le zoothérapeute offre alors au patient la possibilité de prendre conscience de son propre état émotionnel, voire de le réguler. « Je me souviens d’un patient psychotique, très volubile, assez agité. Lorsqu’il a pris la corde du poney, celui-ci s’est rebiffé, raconte Pierre-François Faille. Ils étaient dans une sorte de rapport de force. Le poney s’est ensuite tranquillisé, et le patient aussi. Il a perçu que s’il ne se contrôlait pas, il ne parviendrait pas à guider l’animal. Apaisé, il a pu le promener pendant trente minutes. Nous ne l’avions jamais vu aussi calme. »

Retour à la terre

L’équipe de soigneurs longe à présent le jardin en jachère hivernale. Là poussent fruits et légumes qui finiront en potage ou en confiture lors d’un atelier cuisine. La dégustation de soupe « faite maison » est d’ailleurs une opportunité pour ouvrir occasionnellement les portes de l’hôpital de jour au grand public. Les patients partagent alors le fruit de leur travail avec tout un chacun. Mais le potager est avant tout un moyen de se reconnecter à la terre, au rythme des saisons. « Il faut du temps pour faire pousser des carottes, c’est une réalité. C’est basique, mais essentiel. Cet environnement rural offre un contact avec la réalité, ainsi qu’un espace de liberté, assure le Dr Christine Lajugie, chef de pôle du secteur 59G07 de l’EPSM. L’effet d’apaisement visuel de la terre, des arbres, de l’horizontalité ainsi que l’absence de murs procurent de la quiétude. » L’activité de l’hôpital de jour est ainsi soutenue et renforcée par l’institution hospitalière qui reconnaît sa pertinence par le bien-être exprimé par les patients. Ils y décrivent une sensation de liberté : « Ici, je me sens moins confiné qu’à l’hôpital. Je me sens respirer… », confirme le nouveau patient, lui qui semblait si tendu en début de matinée. « Cet hôpital de jour est une aide à la sortie », complète la médecin qui explique y orienter rapidement les patients hospitalisés à l’EPSM. L’équipe soignante est toujours mobilisée par la réintégration des patients en milieu ordinaire. La plupart ne fréquentent l’hôpital de jour que quelques mois.

Les arbres nus interpellent le groupe. « À l’automne, les arbres perdent leurs feuilles, pour renaître au printemps. Je pense que les dépressions sont là pour accompagner un changement. C’est une période de creux où le psychisme se modifie, conduisant à un épanouissement futur, comme pour les arbres. Le cycle de la nature, c’est le cycle de la vie », commente Pierre-François Faille. Le caractère rural de cet hôpital de jour permet de resituer l’homme dans son écosystème, en interdépendance avec son environnement naturel. Il le rattache au réel.

Une métaphore de la relation

L’espace extérieur de La Cense est également investi artistiquement. L’ensemble des patients y ont créé, avec l’artiste plasticien Frédéric Martin, une œuvre de land art. Deux mains monumentales, formées de bois, paille et terre sont tournées l’une vers l’autre. « Elles symbolisent le fait de vivre ensemble à La Cense et la protection que les patients ressentent dans ce lieu », indique l’artiste. Cette œuvre collective est née d’une réflexion et d’une réalisation commune avec les patients. Ils l’ont nommée Les mains de l’espoir.

Mlle S. passe devant la sculpture sans la voir. Depuis le début de l’activité, elle se tient à l’écart du groupe. Elle observe les animaux de loin, les touche du bout des doigts. « Le rapport à l’animal observé chez le patient nous renseigne sur ses failles et sur le type de relation au monde qu’il peut avoir avec les autres, et avec lui-même », précise le Dr Jeanson. Prendre soin d’un être vivant lorsque les relations précoces ont été perturbées n’est pas évident. Mais cela s’apprend. S’ajuster aux besoins de l’autre, accepter ses défenses, créer un lien, aussi. Pour l’instant, l’infirmier aide cette jeune patiente psychotique à exprimer ses émotions et à prendre de la distance avec les hallucinations auditives qui la parasitent. C’est un premier pas.

Une aide au changement

Le froid engourdit les corps. Les mains s’agitent pour se réchauffer. Les poneys approchent, quémandent une câlinerie. Oies et chèvres réclament activement leur nourriture. Changer l’eau, la litière, curer les sabots des poneys, tâter leur corps pour vérifier leur bonne santé, brosser leurs poils emmêlés par la boue… Le travail ne manque pas. Mme F. sourit. Elle vivait dans une ferme, étant jeune. En caressant les animaux, elle semble se remémorer son enfance, une période douce. « C’est un levier formidable, car elle goûte à un vécu agréable dans lequel elle se sent en sécurité. Du coup, elle s’autorise à travailler sur elle plus en profondeur », commente l’infirmier. À cet instant, la dépression et les violences de son mari semblent s’éloigner. Le Dr Jeanson explique : « Le plaisir ressenti par le patient lui permet de réaliser que sa vie ne se réduit pas à des problèmes et des ruminations. C’est une porte entre-ouverte pour l’inviter à identifier ce qu’il aimerait revivre plus tard en lien avec cette sensation d’apaisement. Il est alors assez simple de réorienter le patient dans une recherche de réaménagement de sa vie. » Mme F. a formulé le souhait de quitter son mari pour vivre avec sa marraine qui possède une ferme. « L’animal peut ouvrir le champ des possibles du patient », confirme le psychiatre.

Bientôt midi, il est temps de poser ses bottes. Temps aussi d’esquisser un bilan de l’activité. L’IDE évalue si l’état psychique du patient s’est modifié durant la séance. Il en fera part à ses collègues lors des transmissions du début d’après-midi. Mme P. confie spontanément : « Je réalise que j’aurai quelque chose à raconter ce soir. C’est valorisant. » En s’ouvrant à l’autre, elle a pu se détacher de ses préoccupations. « Les personnes en souffrance psychique sont assez égocentrées, car elles sont tournées vers leur douleur. Il est extrêmement bon pour l’estime de soi de s’occuper et de se préoccuper de son prochain », rappelle le Dr Jeanson. Mme F. s’interroge : « Ils n’ont pas besoin de grand-chose finalement, les animaux ? » L’infirmier plaisante : « Un toit, de la nourriture et des câlins. » En retirant ses chaussettes trempées, M. C. rajoute : « Moi, ça me rappelle la vie. »

HISTORIQUE

Un statut particulier

La zoothérapieest née auprès de personnes en souffrance psychique. Au 18e siècle, en Angleterre, W. Tucke, fondateur d’une institution psychiatrique bienveillante, confia des lapins et des volailles aux patients. Et constata vite les bénéfices en termes de responsabilisation et valorisation. Il faut attendre 1950 pour que soit étudié et démontré l’intérêt de la médiation animale, notamment par Levinson, un psychiatre américain. La zoothérapie se développa alors aux États-Unis et au Canada avant de s’implanter, plus tardivement, en France.

En 2003, un décret leva l’interdiction d’animaux domestiques à l’hôpital. Aujourd’hui, la zoothérapie se pratique auprès de différents publics (personnes âgées, autistes, détenus…) avec divers animaux, éduqués pour être en contact avec un public. Si aucune loi ne vient régir la zoothérapie, ni accorder de statut à celui qui la pratique, une formation solide est vivement recommandée. Rappelons que le thérapeute n’est jamais l’animal, mais le soignant.