La relève, reflet d’une discrimination ? - L'Infirmière Magazine n° 373 du 01/07/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 373 du 01/07/2016

 

Chantal Laurens Cadre supérieure de santé au CHU de Toulouse, docteur en sciences de l’information et de la communication, et auteure de Les interactions soignantes à l’hôpital, Éd. Seli Arslan, 2016

EXPRESSION LIBRE

Si je tends l’oreille à ce qui se passe autour de moi, j’entends le mot « communication », employé à tort et à travers, totalement dévoyé, réduit à un simple échange entre deux personnes, trop souvent assimilé à la diffusion d’informations. Soignante depuis 1979, et quelle que soit la fonction que j’ai occupée (aide-soignante, infirmière ou cadre), je n’ai jamais envisagé la relève comme pouvant être autre chose que des « transmissions », ces données nécessaires à la continuité de la prise en soins ; un temps jugé important pour les uns et anodin pour d’autres. Pendant ma thèse, je me suis intéressée à ce temps comme moment organisationnel et j’ai compris qu’il échappe à ce simple transfert de données d’une équipe à l’autre dans un laps de temps inscrit dans les organisations soignantes, identifié, ritualisé, codifié, normalisé, pouvant supporter des variations de l’activité, des individus en présence et de leurs humeurs, mais aussi des contingences extérieures qui sont à l’origine d’un sentiment de désordre.

Pendant la relève interéquipe, temps segmenté et hiérarchique, le positionnement dans l’espace est fortement codifié, et peut être modélisé en deux ronds concentriques ; les IDE occupent le rond central, assises dans des fauteuils en face à face (elles détiennent la parole et rythment les transmissions chronologiques), les AS et futurs professionnels se plaçant dans le cercle extérieur, assis sur des tabourets appuyés contre le mur, proches des portes de sortie (ils ont tendance à se taire par peur du jugement de l’autre et à se disperser). Le cadre de santé a une position circulante, une vue de l’ensemble de l’équipe (il observe, régule les écarts ou échanges inappropriés, articule, contrôle, sollicite les aides-soignantes). Les soignants « d’autres origines » – plutôt AS d’ailleurs – ont, eux, tendance à se regrouper ; un rapprochement qui les rassure, marque la différence, et favorise le retrait et le silence.

Ces distances physiques et psychologiques en lien avec la hiérarchie, le statut, l’identité sont autant de frontières invisibles qu’il convient de ne pas franchir, bien qu’étant perméables entre les participants : la parole peut circuler librement d’un cercle à l’autre, mais les AS s’expriment peu, et les infirmières leur laissent peu de place pendant les transmissions… Si la richesse du métissage est exprimée par tous, les actes communicationnels et les interactions mettent au jour des comportements discriminatoires qui affectent la communication et le travail collectif. Comment traiter cette dimension taboue qui génère le mal-être de certains soignants et affecte les pratiques ? Accepter la réalité de la diversité des fonctions, des cultures, des expériences, des pratiques, des émotions… S’ouvrir à l’autre, à la singularité, et communiquer au vrai sens du terme participent déjà au traitement de la différence, à la construction et la stabilisation de l’organisation. Il reste à être inventif, à innover pour répondre à la question  : comment pouvons-nous « agir ensemble » ou tout simplement « vivre ensemble » au quotidien ? C’est sans nul doute le début de l’intelligence collective des équipes de soins.