Passeur d’histoires - L'Infirmière Magazine n° 372 du 01/06/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 372 du 01/06/2016

 

ONCO-HÉMATOLOGIE

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Karen Ramsay  

Dire son passé pour réinvestir son présent… Le CH de Chartres propose à ses patients de se raconter à travers un projet d’autobiographie. Une autre manière de soigner.

Au bout du couloir de la nouvelle aile du service d’onco-hématologie du CH de Chartres, la chambre de M. Adeline, 66 ans, est relativement calme. Assis à côté de son lit, il attend la visite de Valéria Milewski, la biographe hospitalière. À 11 h 30, deux petits coups à la porte annoncent son arrivée. La jeune femme s’assure qu’elle ne dérange pas. « Parler, ça me fait du bien ! On replonge dans son enfance, ses souvenirs… Et on remonte pas à pas. Au début, on ne sait pas vraiment quoi dire, on est dans le flou, mais ce n’est pas grave. Et chez moi, ça passe ou ça casse… Mais avec Valéria, ça passe », raconte-t-il en souriant. Le patient est confortablement installé, son interlocutrice tient son cahier grand ouvert, son stylo est en main : la séance peut commencer.

« Je suis une passeuse d’histoires », glisse Valéria Milewski, de sa voix douce, pour résumer son métier. Au CH de Chartres, il est difficile de ne pas la remarquer : sa tenue colorée – ensemble vert et collier jaune fluo ce jour-là – ne passe pas inaperçue au milieu des blouses blanches qui s’activent au poste de soins. Peu importe, Valéria Milewski n’est pas une soignante, à proprement parler… Sur la porte du bureau qu’elle cède deux jours par semaine à la psychologue du service, une simple plaque : « Biographe ».

Un projet ambitieux

Depuis septembre 2007, le CH de Chartres propose aux patients en onco-hématologie une démarche d’autobiographie – un projet pionnier en France. « La médecine palliative est une médecine de haute couture, du cas par cas, explique Frédéric Duriez, praticien hospitalier, et président de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires (voir encadré ci-contre). La prise en charge pluridisciplinaire demande des regards croisés entre les différents acteurs qui gravitent autour du lit du patient. L’accompagnement de la fin de vie est du sur-mesure, et cette démarche de biographie hospitalière en est le reflet. » Un projet porté par Valéria Milewski, première biographe hospitalière en France, motivée par une réorientation professionnelle à la suite d’une expérience de deux années à la section artistique du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. « Je me suis demandé comment mettre à profit ce que j’aimais : écrire, écouter, raconter… Et la biographie hospitalière pour personnes gravement malades s’est imposée », se souvient-elle. Sa première initiative est de créer une micro-entreprise en libéral proposant des biographies privées. « Mais très vite, j’avais besoin de vérifier si j’étais capable de mettre ma mélodie de côté pour n’écouter que celle de l’autre. » Les contraintes du genre biographique, elles, sont évidentes : une heure d’entretien représente près de dix heures d’écriture ! En parallèle bénévole accompagnante auprès de l’association Jalmalv (Jusqu’à la mort accompagner la vie), Valéria est formée à l’accueil des malades, l’écoute et l’accompagnement des personnes en fin de vie. Bien qu’elle avoue qu’elle n’avait alors aucune appétence particulière pour le milieu hospitalier, elle comprend rapidement que le projet peut être utile.

En 2006, sa rencontre avec Michel de Madet, chef de l’unité mobile des soins palliatifs du CH de Chartres, donne une première impulsion à son projet, et l’amène à rencontrer, en avril 2007, l’équipe d’onco-hématologie pour présenter son projet. L’enthousiasme est immédiat : « Ils m’ont dit : “On vous attend en septembre. On n’a pas les moyens, mais on va se débrouiller” », se souvient la biographe. Pendant deux ans, Valéria Milewski navigue entre Charleville-Mézières – où elle réside – et Chartres, à raison de deux jours de présence par semaine à l’hôpital. En mai 2010, aidée par l’équipe soignante, elle obtient un poste en CDI au sein du service d’onco-hématologie, rémunéré à 60 % par l’hôpital et 40 % par l’Association pour l’étude et la recherche appliquée en oncologie (Aerao), créée au sein de l’équipe.

Le récit d’un vie

La démarche de biographie s’inscrit depuis 2007 dans le parcours de soins à l’hôpital de Chartres, et est proposée aux patients en onco-hématologie, tant en intrahospitalier qu’en ambulatoire. « C’est souvent au détour d’une rencontre avec un patient que le médecin – ou un autre soignant – peut déceler l’envie de se confier, de se raconter. Une sorte de feeling », explique Chantal Thaluet, cadre de santé. « Il est important de connaître l’histoire du patient, et de sentir le moment où il est capable d’entendre parler de fin de vie, du fait qu’il arrive au bout du chemin, poursuit Frédéric Duriez. Si je sens qu’il est prêt, j’évoque alors cette démarche de biographie en lui expliquant que la décision lui revient. Certains nous en reparlent spontanément, mais d’autres ne le font jamais, peut-être par peur… ou alors, ils ne souhaitent pas que leur famille comprenne qu’ils vont mourir, ou peut-être simplement parce qu’ils n’en ont pas envie… » Les rendez-vous en tête-à-tête ont lieu dans la chambre du patient ou le bureau de la biographe – la tasse de thé et les gâteaux ne sont jamais loin. Ils durent entre une demi-heure et une heure, une à plusieurs fois par semaine ou par mois, selon l’état du patient ou son aisance àse raconter.

Construites de façon chronologique, les séances balaient le passé et le présent du patient : ses grands-parents, ses parents, sa famille, ses enfants, son métier, ses amis, sa maladie… « qui finalement ne tient que peu de place », note Valéria Milewski. « Je ne les vois pas comme des malades. Je n’écoute pas la maladie. Je considère le patient comme un individu, et je suis dans la relation. L’autre en face de moi, c’est l’autre en moi, moi en l’autre. » à l’issue de ces entretiens, la biographe recrée le puzzle de la vie du patient : assemble, ordonne, reconstruit… pour donner vie au récit d’une vie. Après la phase des corrections et de la relecture par le patient, le récit est envoyé à un relieur d’art. Le patient, ou sa famille en cas de décès, reçoit ensuite de un à trois exemplaires reliés à la main, incluant quelques photos remises précédemment par le patient, ainsi qu’une vingtaine de feuilles blanches, « une façon de dire que l’histoire ne s’arrête pas là, qu’elle continue ». Le cahier de retranscription est, lui, remis au patient ou à sa famille : « Je ne conserve rien ; je ne suis qu’un passeur de mots », précise Valéria Milewski.

Laisser une trace

De tous ces accompagnements – plus d’une centaine en dix ans –, la biographe hospitalière retient certaines histoires en particulier. Celle de cette maman, effrayée à l’idée de ne rien laisser à ses enfants. De ce mari et de ce père taiseux qui trouve enfin les mots. Ou de ce jeune homme, fils unique, furieux de ne pas trouver dans le livre de sa mère décédée, l’identité de son père, et qui se rend compte, six mois plus tard, que ce n’était pas le plus important, et que sa mère voulait qu’il retienne avant tout l’amour qu’elle lui portait… Plus que le simple fait d’inviter l’autre à faire le récit de sa vie, la démarche souligne le besoin que ressentent les patients de « laisser une trace » : « Je me souviens de cette maman, très angoissée à l’idée de ne rien laisser à sa fille de 18 mois. » Et plus encore : « On offre au patient la possibilité de s’inscrire dans un projet, à un moment où il a l’impression que sa vie touche à sa fin. Ce projet donne du sens, et on voit à quel point certains patients s’y raccrochent », ajoute Chantal Thaluet. « Pouvoir relire son histoire, c’est avoir la possibilité de relier les événements de sa vie. Cela crée du lien, apaise et permet de mieux aborder les troubles de la maladie. C’est en cela que j’estime que la biographie hospitalière est un vrai soin ! », soutient Frédéric Duriez.

En plus du doctorat commencé par Valéria Milewski en 2012, une recherche qualitative est actuellement en cours pour déterminer l’incidence et les spécificités de la démarche auprès des soignants, des patients et des proches dans les services d’onco-hématologie. Le bilan, prévu pour fin 2016, permettra sans doute de pérenniser et d’étendre la démarche aux autres hôpitaux.

FORMATION

Entre théorie et pratique

> Depuis 2009, sept biographes hospitaliers formés par Valéria Milewski interviennent à Pontoise, Lille, Toulouse, Brives, Le Mans, Pont-Audemer et Nantes. Quatre nouveaux lieux gérés par le GHT Haute-Normandie s’y ajouteront en septembre 2016.

> Sur les 300 demandes reçues par an, seuls les dossiers répondant à deux pré-requis sont retenus :

– avoir rédigé quelques biographies, car le genre demande une écriture particulière ;

– être formé à l’accompagnement des personnes gravement malades, qu’on soit soignant ou bénévole.

> La formation a lieu sur trois jours : deux jours dans les locaux de l’association Any d’Avray(1) alternant théorie (point sur la maladie, sur la biographie, écueils à éviter, projets de financement, etc.) et pratique (jeux de rôles) ; et une journée au CH de Chartres, pour rencontrer les soignants.

> Une charte éthique, créée en équipe, reprend les fondamentaux des droits et devoirs des différentes parties, et est signée par les passeurs à la fin de la formation.

1- Valéria Milewski et le Dr Valérie Moulin ont reçu le Prix Infirmier Any d’Avray 2009.

BIOGRAPHIE HOSPITALIÈRE

Un soin de support

Créée en 2010, l’association Passeur de mots, passeur d’histoires a pour but de promouvoir la démarche de la biographie auprès des personnes gravement malades, et de l’asseoir comme un vrai soin de support. Elle inscrit le biographe dans la démarche de « passeur » et s’assure que celui-ci suive la charte qui précise ses principes, les cadres d’intervention, etc. Elle compte une dizaine de membres fondateurs – biographe, médecin, soignant, psychologue, etc. La recherche de financement pour soutenir le projet est une constante : la Fondation PFG (Pompes funèbres générales), sous l’égide de la Fondation de France, vient tout juste de signer un financement sur trois ans à hauteur de 33 000 euros par an.

www.passeur-de-mots.com