Du charlatan au gourou - L'Infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016

 

DÉRIVES THÉRAPEUTIQUES

DOSSIER

Caroline Coq-Chodorge  

C’est une vraie cour des miracles : 4 000 thérapeutes autoproclamés sont recensés en France. Leur cible : les malades. Mais comment distinguer une thérapie alternative utile d’une pratique déviante, voire sectaire ?

Une infirmière se présente sur Internet et à son cabinet comme une « infirmière DE praticienne de santé holistique ». Elle propose des traitements par la méthode dite de « l’irrigation colonique » ou « hydrothérapie du colon ». Problème : selon le code de la santé publique « l’infirmier ou l’infirmière n’accomplit que des actes qui relèvent de sa compétence ». Il ne doit pas non plus « proposer au patient ou à son entourage, comme salutaire ou sans danger, un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé ». « Deux de ces cas ont été signalés à l’Ordre national infirmier, qui a mis en demeure ces deux IDE de retirer toute mention associant leur activité d’infirmière à une autre activité. D’autant plus lorsque ce sont des pratiques douteuses », explique Karim Mameri, le secrétaire général de l’ONI.

Les thérapies en tous genres, sans fondement scientifique, pratiquées par des professionnels de santé, mais plus souvent par des thérapeutes autoproclamés, prospèrent. Dans son guide « Santé et dérives sectaires », paru en 2012(1), la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) recense 400 « pratiques non conventionnelles à visée thérapeutique » qu’elle juge déviantes, 4 000 « psy-chothérapeutes autoproclamés », 1 800 structures d’enseignement ou de formation « à risque ». « Mais heureusement, toutes les dérives thérapeutiques ne conduisent pas à une dérive sectaire », nuance Serge Blisko, le président de la Miviludes. Une pratique de santé déviante devient sectaire « lorsqu’elle essaie de faire adhérer le patient à une croyance, à un nouveau mode de pensée. Prétextant l’inutilité des traitements conventionnels, le pseudo-praticien va demander au patient d’avoir toute confiance en lui car lui seul détient la méthode « miracle » apte à le guérir », explique la Miviludes.

Infirmière… et naturopathe

Un autre cas, lui aussi signalé à l’ONI, s’avère bien plus problématique : une « infirmière et naturopathe iridologue » se propose de « libérer les blocages psychologiques qui empoisonnent le quotidien ». Elle explique sur son site : « Mon parcours professionnel m’a permis de côtoyer la maladie, la souffrance mais également la mort et les difficultés de l’accompagnement au mourant. Ce vécu, ainsi que mon expérience personnelle de la maladie, m’ont conduite à m’interroger sur la pertinence d’un traitement médical si la cause en amont n’a pas été clairement identifiée et elle aussi prise en charge. » Lorsque cette infirmière prend ainsi ses distances avec la médecine conventionnelle, elle s’engage dans une pratique déviante, susceptible de conduire à une privation de soins et à une perte de chance pour le patient. La dérive de cette infirmière met en lumière les fragilités propres au métier infirmier, selon Serge Blisko : « L’infirmière est au plus proche du patient malade, souvent âgé, en institution ou à domicile. Une relation d’empathie très profonde peut se mettre en place. La charge émotionnelle est lourde, il peut y avoir une usure professionnelle, des interrogations légitimes sur la vie, la mort, qu’exploitent les pratiques déviantes. » Et de nuancer : « Sur les 600 000 infirmières recensées en France, on relève très peu de dérives. »

La santé, un terreau fertile

Mais la santé est un créneau porteur pour les gourous de tous poils, qui sévissent de manière isolée ou au sein de mouvements plus ou moins structurés. 25 % des 2 000 signalements annuels reçus par la Miviludes ont trait exclusivement à la santé. Et toutes les dérives sectaires se mêlent plus ou moins de santé. Pour les témoins de Jéhovah, le sang est sacré : ils interdisent donc toute utilisation thérapeutique de celui-ci, en ?particulier la transfusion sanguine. Les scientologues promettent à leurs adeptes de devenir des « clairs », des êtres sans maladie, grâce aux principes de la dianétique. Cette théorie, développée par le fondateur du mouvement, L. Ron Hubbard, use de techniques psychothérapeutiques pour débarrasser l’individu de ses blocages psychiques, quitte à induire de faux souvenirs, selon les spécialistes de ce mouvement interrogés en 2012 par la commission d’enquête du Sénat sur « l’influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé »(2).

Devant les sénateurs, l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi) a présenté 120 cas de dérives sectaires en matière de santé signalées à l’association entre 2008 et 2012 : beaucoup de malades de cancer, sous l’emprise de pseudo-thérapeutes et autres chamans, qui ont interrompu leurs soins avant de décéder dans de terribles souffrances ; des naissances à domicile mettant en danger la mère et le nouveau-né ; des adolescents auxquels sont suggérés de faux souvenirs traumatiques impliquant leurs proches ; des viols et des déstabilisations mentales grâce à l’hypnose, etc.

La privation de soins, une ligne rouge

La commission d’enquête du Sénat raconte dans son rapport avoir croisé la route, au fil de 72 auditions, « d’officines de « soins » étranges, parfois même carrément farfelues, hérités pour certains de pratiques présentées comme millénaires et venues d’Asie, inspirés pour d’autres des prétendus enseignements de la physique quantique, reposant parfois sur des techniques psychologisantes souvent fantaisistes ». Et à chaque fois, elle s’est posée la question de « l’existence de liens entre ces dérives thérapeutiques et les dérives sectaires. En d’autres termes, où s’arrête le charlatan – voire l’escroc – et où commence le gourou » Le Sénat souligne également que les pouvoirs publics sont démunis face à des organisations suspectes de pratiques déviantes ou sectaires. En 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a donné raison à plusieurs associations, dont deux dépendantes de la secte du Mandarom, qui contestaient des procédures fiscales. La France a été condamnée pour « violation de la liberté de pensée, de conscience et de religion »(3). Les mouvements sectaires s’appuyent sur la législation tant qu’ils ne sont pas coupables de délits ; la ligne rouge est franchie dès lors qu’il y a privation de soins, perte de chance de guérison…

Le cas de Christian Flèche, auditionné par le Sénat, illustre ce dilemme. Cet infirmier de formation se présente comme un « formateur au décodage biologique », qui permettrait de « traduire ce que le mal physique nous dit de nos maux psychologiques ». Christian Flèche a expliqué à une commission sénatoriale que « les personnes souffrant du colon, dont la fonction est de véhiculer des choses sales, ressentent souvent qu’il y a quelque chose de pourri dans leur vie ». Il s’inscrit pourtant dans un courant de pensée condamné par la justice à plusieurs reprises : l’Allemand Ryke Geerd Hamer et le Français Claude Sabbah ont été radiés par l’Ordre des médecins et condamnés à de la prison ferme. Mais Christian Flèche prend ses distances avec ses « maîtres », notamment en affirmant que sa pratique est « complémentaire » à la médecine conventionnelle et ne prétend pas s’y substituer. Il ne pratique plus non plus en tant qu’infirmier. Il se met ainsi à l’abri de toutes poursuites.

Internet, une vitrine

« Ils ne sont pas idiots, ils font évoluer leurs discours, ils diversifient leurs propositions », commente Catherine Picard, la présidente de l’Unadfi. Tous ces thérapeutes sont très présents sur Internet, à travers plusieurs annuaires, notamment therapeutes.com. Ils s’y construisent une vitrine de respectabilité, à travers des officines dont les intitulés imitent les institutions officielles : le Collège européen de la naturopathie holistique, la Fédération française de kinésiologie, etc. Et ils usent parfois avec beaucoup d’adresse des réseaux sociaux : l’Institut pour la protection de la santé naturelle, association basée en Belgique qui défend une « approche naturelle de la médecine » et regoupe des naturopathes et des homéopathes, a récemment diffusé le message du chirurgien et cancérologue retraité Henri Joyeux, alertant sur les dangers de la vaccination. Via Facebook, sa pétition pour le retour du vaccin trivalent DTP, qu’il juge moins dangereux, a recueilli 760 000 signatures. Tous profitent de l’engouement des Français pour les médecines et thérapies dites complémentaires. 4 Français sur 10 y ont recours, selon la Miviludes, et même 6 malades du cancer sur 10. « L’ambiance a changé, on se fie davantage à la subjectivité. Beaucoup de professionnels prennent en compte cette attente des patients et cherchent à entrer dans une relation plus personnelle avec eux », estime Jean-Marc Benhaiem, praticien hospitalier et hypnothérapeute au centre de traitement de la douleur de l’hôpital Ambroise Paré à Paris, et directeur du premier diplôme universitaire d’hypnose à la Pitié Salpêtrière. Ces nouveaux besoins créent de nouveaux risques, selon Jean-Marc Benhaiem : « Lorsque cette attente des patients n’est pas satisfaite, la porte est ouverte à tous ceux qui ont le sentiment d’avoir une vocation, un don ».

1- Miviludes, guide « Santé et dérives sectaires », La documentation française, Paris, 2012.

2- « Dérives thérapeutiques et dérives sectaires : la santé en danger », rapport de Jacques Mézard, fait au nom de la commission d’enquête mouvements à caractère sectaire, 3 avril 2013.

3- Article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme ; article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

FORMATION

Le grand fourre-tout

Confrontés à des pratiques déviantes, la plupart des thérapies complémentaires reconnues cherchent à mettre de l’ordre dans leur offre de formation.

→ À la rentrée 2015, 14 des 36 écoles d’ostéopathie n’ont ainsi pas reçu leur agrément. Thibault Dubois, porte-parole du Syndicat français des ostéopathes (SFDO), parle d’une « véritable dérive qui a longtemps nui à la profession : les heures d’enseignement variaient du simple au double, certaines écoles n’avaient même pas de locaux permanents et délivraient leurs enseignements dans les hôtels ».

→ Du côté de l’hypnose, Jean-Bernard Benhaiem, directeur du DU d’hypnose à la Pitié Salpêtrière, s’inquiète du « succès d’écoles où des gens qui ne sont pas des professionnels de santé tentent une reconversion. C’est dangereux, car l’hypnose mal enseignée peut conduire à la manipulation ».

→ Le plus grand flou règne du côté de la formation continue. Daniel Guillerm, infirmier membre du Haut conseil des professions paramédicales, qui valide les agréments des formations, l’admet : « Nous nous prononçons sur de simples projets. Sur cette base, c’est vrai, un peu tout et n’importe quoi peut obtenir un agrément. Mais cela va changer : à partir de 2017, seules des formations validées d’un point de vue scientifique seront autorisées. »