Ma vie au bout du film - L'Infirmière Magazine n° 368 du 01/02/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 368 du 01/02/2016

 

JEUNES AIDANTS

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Laëtitia Di Stefano  

Ils ont entre 8 et 17 ans et font leurs premiers pas derrière une caméra. Des jeunes comme les autres. Ou presque, car tous soutiennent au quotidien un proche, malade ou handicapé. Un rôle d’aidant mis en lumière par le dispositif Jade.

Domaine de Chamarande (Essonne) à l’automne. Dans l’immense parc du château, un groupe de jeunes s’affairent autour d’une caméra. On parle technique, axe, plan subjectif, lumière… comme sur un vrai tournage professionnel ! « Il faut tourner les scènes dans le couloir avant le goûter, puis on s’attaque à la médiathèque qui servira de salle de classe », annonce Isabelle Brocard, scénariste-réalisatrice et enseignante en cinéma. Autant dire que le décor est bien proche de la réalité de Killian, Seydou, Eva et les autres.

En cette deuxième semaine des vacances scolaires, le dispositif Jeunes aidants ensemble (Jade) accueille neuf cinéastes en herbe, des adolescents de 13 à 17 ans. Ils succèdent au groupe des « petits » (8-12 ans), qui étaient sur le site la semaine précédente. « L’atelier “Cinéma répit” s’adresse aux enfants qui ont au sein de leur famille un proche malade ou handicapé, et qui sont donc là pour lui quotidiennement, avec un degré d’investissement différent d’un enfant à l’autre, indique Françoise Ellien, psychologue clinicienne et directrice du réseau de santé Spes(1), qui a co-créé, avec Isabelle Brocard, le dispositif en 2014. Nous nous sommes rencontrées sur le tournage de son film, Ma compagne de nuit, avec Emmanuelle Béart, qui traite de l’accompagnement en fin de vie. Je lui ai apporté mes connaissances et nous sommes vite devenues amies. Dans ma pratique, j’ai rencontré de nombreux aidants jeunes, voire très jeunes, et j’ai pu constater qu’aucune solution n’existait pour eux en France, hormis le placement par les services sociaux. Nous avons donc réfléchi à un concept plus approprié, plutôt que de présupposer que vivre avec parent malade est forcément délétère pour la vie d’adulte. » Il existe peu d’études sur le sujet, mais on évalue à 500 000 le nombre de jeunes aidants en France, âgés entre 8 et 22 ans.

Des rêves, une œuvre

De ce constat, les deux femmes imaginent Jade. Le concept : deux semaines de « stage » en résidence dans un cadre propice au relâchement et à la créativité. « Au-delà de l’apprentissage artistique, ce sont vraiment des vacances. Un espace qui n’est qu’à eux, où ils peuvent s’exprimer et être compris », explique Françoise Ellien. La première semaine, en octobre, pour la prise en main de la caméra, la seconde en février, pour le montage et, le final en avril au moment de la projection des films(2). Entre les deux sessions, « on apporte la caméra chez nous et on filme ce qu’on veut. On doit faire un documentaire d’autofiction », précise Èva, 14 ans, qui revient pour la deuxième année. « J’assure un suivi personnalisé de chaque projet. Je guide les adolescents et on échange sur leur idée de reportage », précise Isabelle Brocard. Françoise Ellien est aussi présente durant les séjours. « Nous avons des conversations informelles à table ou dans les chambres, mais les jeunes peuvent aussi me solliciter pour des entretiens plus approfondis. On s’aménage alors un espace. Je suis également disponible pour les familles qui le demandent », raconte la psychologue.

Chaque groupe a un objectif différent. Les petits (8-12 ans) réalisent un film d’animation : pâte à modeler, Playmobil, collages… La réalisatrice leur donne carte blanche : « Ils racontent ce qu’ils veulent. Ils ne sont pas obligés par exemple de parler du parent malade. Ils montrent leur vie ou confient leurs rêves. » Pouvoir voler ou devenir chanteuse, voir son papa sortir, se promener avec lui… des rêves d’enfant. Ceux-là même qui ramassent sans cesse la télécommande pour un papa malade, qui aident une maman à s’habiller, qui poussent le fauteuil du frère ou de la sœur. Et qui souvent taisent leur situation. « J’en ai parlé une fois, à l’école », clame une petite fille dans son film. Mais des voix d’enfants médisants la rejettent. De grandes bouches malveillantes se découpent alors sur l’écran. L’autre volet, parfois violent, de la vie de ces enfants pas comme les autres.

Autofiction

Les grands, eux, se voient confier une caméra pour filmer leur quotidien et réaliser un documentaire. Steven, 17 ans, est passionné d’informatique, il revient à Jade pour la deuxième fois. L’an dernier, dans son film, il décrivait son mal-être face aux disputes incessantes de ses parents et son inquiétude quant à l’avenir de son père, atteint d’une ataxie de Friedreich. Depuis, ils ont divorcé et le jeune homme s’occupe seul de son père : « Il a eu récemment un fauteuil tout neuf. Ça me rassure. Avant, il était mal réglé et il tombait tout le temps. Là, je peux aller faire les courses l’esprit libre. Je le lève, le couche, je lui prépare à manger. Parfois, c’est dur, mais on s’habitue. Il est tombé malade quand il avait mon âge. » Steven ne va plus au lycée, en raison des moqueries, et il cherche une formation en informatique : « Je n’ai pas encore le sujet de mon film, je vais faire au feeling. Ce que je préfère, c’est le montage ! »

Isabelle Brocard guide les néophytes pour la réalisation de ces autofictions. « On note l’intention du film et la problématique qui leur semble importante », explique la réalisatrice. Les situations sont nombreuses et diverses : maladie neurologique, cancer, autisme, familles unies ou monoparentales… La maman de Blandine, 14 ans, a traversé plusieurs cancers. La jeune fille l’a interrogée, dans son précédent film, sur son vécu, tout en relatant sa fête d’anniversaire. La joie et la douleur. La vie. « Cette fois, je voudrais parler des trois Blandine : la rêvée, la cachée (la vraie), et celle que je montre aux autres. »

1, 2, 3, action !

Aujourd’hui, à Chamarande, les neuf ados mettent en pratique leurs connaissances. Ils tournent la seule fiction collective du stage, un entraînement en conditions réelles. Plus tard, chacun sera responsable de son film. « Entre eux, ça va très vite, car l’autre vit la même chose que soi. Ils m’apprennent beaucoup, tant pendant l’échange que nous avons, que par la maturité dont ils font preuve. L’art n’est pas voué à être tout seul dans son coin », confie Isabelle Brocard. Quand ils ne travaillent pas, les jeunes discutent dans les chambres, jouent, se font des confidences. Un air de colonie de vacances. « On construit du lien dans les temps de vie. Rituels, crises d’angoisse, passages à vide… L’animateur et moi sommes là tout le temps avec eux. Ils sont plus fragiles, mais grandissent plus vite que les autres. Très solidaires, plus tolérants et moins moqueurs que les jeunes de leur âge », note la réalisatrice.

Èva, dont le frère souffre d’une amyotrophie spinale, voudrait faire du cinéma : « Ça me permet de parler de lui différemment. Avant, je pensais faire du théâtre, mais maintenant, je préfère être derrière la caméra ! » Dans le film du jour, elle joue une fille qui n’ose pas mentionner son frère handicapé. « Pourquoi t’arrête pas de regarder ton téléphone ? » demande un camarade. « Pour rien ! ». Sous l’œil avisé d’Isabelle Brocard, ils jouent la comédie. Une histoire qui ressemble à la leur, mais qui ne l’est pas vraiment. « Je refais le cadre et la bulle ? », demande Seydou, le réalisateur pour cette scène. Silence, moteur, ça tourne… action ! Retour en salle de travail pour regarder les rush. Les garçons ont tourné une autre scène avec leur animateur. Isabelle Brocard visionne sur la caméra. « Super ! », s’exclame-t-elle.

Un premier pas

« On aimerait lancer la recherche autour de la question des jeunes aidants. Nous avons été invitées à un colloque en Belgique pour faire connaître notre travail et cette problématique. Ce sujet fait peur, on n’en parle pas à la télé, c’est tabou. On se sent tous un peu coupables du fait que ces enfants aient autant à gérer », remarque Isabelle Brocard, qui réalise actuellement un film sur l’atelier « Cinéma répit ». Une sorte de témoignage pour ces petits héros. « La difficulté, aujourd’hui, est d’avoir accès à ces jeunes aidants. Ils ne sont pas repérés, ne se considèrent pas comme tels… Les infirmières libérales ou scolaires pourraient être d’importants relais », affirme Françoise Ellien. Ce soir, à Chamarande, c’est la fête de fin de séjour. Bonbons, musique, discussions d’ados… Un moment de répit pour ces jeunes pleins de vie et d’espoir. Une parenthèse avant le retour à un quotidien qu’ils regarderont peut-être d’un autre œil, derrière la caméra.

1- Soins palliatifs et de support en Essonne Sud (www.reseau-spes.com).

2- La projection des films aura lieu le samedi 16 avril 2016 au centre culturel Robert Desnos, à Ris-Orangis (91).

TÉMOIGNAGE

« Pour eux, c’est naturel de s’en occuper »

FRANÇOISE ANDRY CADRE INFIRMIÈRE AU RÉSEAU DE SANTÉ SPES

« Nous rencontrons des enfants aidants dans le cadre de nos visites à domicile. Ils sont parfois isolés, difficiles d’accès. Jusque-là, nous proposions des soutiens psychologiques. L’initiative Jade met l’accent sur leur statut, et le révèle aux enfants et aux familles. Pour eux, c’est naturel de s’occuper d’un parent malade, de lui couper sa viande, de l’aider à s’habiller et à effectuer d’autres gestes de la vie courante. En assistant au visionnage des films l’an dernier, j’ai compris à quel point ces enfants étaient différents. Même les plus jeunes, qui se mettaient en scène via un avatar, montraient le parent et leur quotidien de façon très émotionnelle. Jade met un coup de projecteur sur ces quotidiens difficiles et le rôle jamais valorisé de ces enfants. Ils en sortent différents. »