« La relation est fondamentale » - L'Infirmière Magazine n° 364 du 01/10/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 364 du 01/10/2015

 

INTERVIEW DAVID LE BRETON PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG(1)

DOSSIER

David Le Breton, sociologue et auteur de plusieurs ouvrages(1), évoque les évolutions dans la prise en charge de la douleur. Elle doit être une pré-occupation constante de tout soignant.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : De quand date l’intérêt pour la douleur ?

DAVID LE BRETON : C’est une histoire intéressante qui commence avec des médecins pionniers comme René Leriche en France dans les années 20/30, ou John Bonica aux États-Unis qui estimait que la douleur devait être mieux prise en compte et intégrée dans un paradigme plus large que celui de la seule biologie. En France, un tournant a lieu dans les années 90 sous l’implulsion de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. Le soulagement de la douleur est alors intégré dans les études de médecine et la loi de février 1995 introduit une obligation de sa prise en charge dans les établissements ; une préoccupation reprise la même année dans la charte du patient hospitalisé.

L’I. M. : La prise en charge de la douleur s’est-elle banalisée ?

D. L. : Oui, aujourd’hui, la plupart des médecins connaissent les protocoles et sont capables de s’ajuster à la singularité des malades. Mais il reste toujours le problème de la douleur chronique. Celle-ci n’est pas soluble dans une science médicale qui voit le malade uniquement comme un organisme et non pas comme un sujet ayant son histoire, son inconscient et son rapport au désir.

L’I. M. : Qu’est-ce qui a changé dans la prise en charge finalement ?

D. L. : On sait depuis les travaux du canadien Ronald Melzack qu’aucune démarche univoque ne peut venir à bout de la douleur chronique. Le soulagement ne peut se trouver que dans la conjugaison de techniques simultanées. C’est le sens des consultations douleur pluridisciplinaires qui se développent aujourd’hui. Les sciences humaines y sont d’ailleurs très impliquées à travers la présence de psychologues voire d’assistantes sociales. Peut-être qu’il faudrait aussi y faire participer des sociologues. Tout ceci fait que la médecine de la douleur est une médecine très inventive, capable de prendre en charge la personne toute entière et dans sa singularité.

L’I. M. : Que disent les patients que vous avez interrogés dans vos enquêtes de terrain ?

D. L. : D’innombrables douloureux chroniques sont encore confrontés à une absence d’écoute, ou plutôt à une écoute trop technique. Or, il y a souvent une dimension importante de dépression dans la douleur chronique. Dans l’enquête que je mène actuellement, je reçois beaucoup de témoignages de séparations conjugales, certains patients vont même jusqu’à demander à mourir. Et puis la douleur est toujours incluse dans une histoire de vie.

L’I. M. : Les soignants ont-il encore parfois des sentiments ambivalents face à la douleur ?

D. L. : La douleur aiguë est facile à résorber, répond bien aux antalgiques et est même vue comme une aide au diagnostic. Mais dès qu’il s’agit de douleur chronique, les soignants peuvent encore avoir tendance à croire que les patients exagèrent. C’est souvent le cas la fibromyalgie. Or, face à la douleur, il est très important que le patient se sente reconnu. Ainsi, si l’infirmière est indifférente, ne sourit jamais au malade, tient des propos défavorables, elle peut envenimer le mal. On sait que la qualité des échanges renforce l’effet des molécules, en particulier pour les antalgiques. Le savoir-être de l’infirmière est un outil thérapeutique essentiel. Dans la douleur, l’efficacité du sens et de la relation est fondamentale.

L’I. M. : Que pensez-vous de la désignation d’infirmières douleur ?

D. L. : On pourrait dire que tout soignant doit prendre en charge la douleur. Mais ce n’est pas forcément négatif pour l’organisation du travail qu’il y ait des infirmières mobiles qui aillent d’un service à l’autre pour témoigner de leur compétence et qui sachent aussi soulager des équipes qui se sentent débordées. Si beaucoup de progrès ont été réalisés en pédiatrie, en revanche, je crois qu’il y a encore beaucoup de personnes âgées abandonnées à leurs douleurs. C’est sans doute, en partie, lié à la question de l’expression de la douleur chez ces patients qui se dit moins facilement. Et puis ces hommes et femmes ont aussi tendance à considérer que la douleur est normale à leur âge.

1- Auteur de Anthropologie de la douleur (Métailié, 1995-2012) et Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance (Métailié, 2010)