« Un manque de rôles infirmiers réalistes » - L'Infirmière Magazine n° 355 du 01/12/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 355 du 01/12/2014

 

INTERVIEW THERESA BROWN INFIRMIÈRE AUX ÉTATS-UNIS ET CHRONIQUEUSE POUR LE « NEW YORK TIMES »

DOSSIER

Theresa Brown est l’auteure d’un livre(1) consacré à son expérience en service d’oncologie. Sur son blog(2), sur le site du New York Times, elle a défendu le personnage de Nurse Jackie, très controversé outre-Atlantique.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Avant l’apparition de Nurse Jackie, les séries télévisées manquaient-elles de personnages infirmiers forts ?

THERESA BROWN : Oui, et plus que cela, il y avait un manque de personnages infirmiers réalistes. Dans les séries, les infirmières sont souvent sur la touche ou – ce qui peut être pire – les médecins font le travail qu’elles effectuent en réalité. Ces séries donnent l’impression que les infirmières ne font pas grand-chose, au lieu de montrer la véritable division du travail à l’hôpital.

L’I. M. : Comment l’expliquez-vous ?

T. B. : La télévision est très conservatrice à ce sujet. Je pense que les créateurs de séries médicales ont l’idée préconçue du médecin omniscient, qui peut tout faire, comme le Dr House : c’est un « pauvre type », mais un médecin extraordinaire, il sauve les gens. C’est ce que voudrait voir le public, des médecins épatants et des infirmières faire-valoir.

Pour ma part, je ne trouve pas que la série soit moins intéressante ou convaincante si on y voit une infirmière qui remplit pleinement son rôle. Mais pour cela, les professionnels de l’audiovisuel devraient repenser les scénarios et les rendre plus subtils. C’est plus facile de réaliser une série ayant pour héros des médecins qui font tout. Mais je ne vois pas en quoi montrer une infirmière faisant le travail qu’elle effectue réellement à l’hôpital rendrait les médecins moins extraordinaires. C’est pour cela que j’aime Nurse Jackie, parce qu’elle montre également toute une variété de médecins.

L’I. M. : La relation de Jackie avec le Dr O’Hara, qui est une amie proche, est-elle réaliste ?

T. B. : Leur complicité, la manière dont leurs vies personnelles sont imbriquées, je ne vois pas cela souvent, malheureusement.

Je pense que les soins seraient meilleurs s’il y avait plus d’amitiés entre médecins et infirmières. Ce serait bien qu’au lieu de se regarder comme des personnes de classes différentes, ils puissent se voir comme des collègues, avec des degrés différents de responsabilités et de connaissances. Pour moi, la chose la plus irréaliste dans la série – et j’ai entendu des infirmières se plaindre à ce sujet –, c’est que Jackie sorte déjeuner [rires]. Ce n’est pas tant qu’elle prenne son déjeuner avec le Dr O’Hara, mais qu’elle ait le temps de sortir au restaurant. Aux États-Unis, c’est impossible pour une infirmière…

L’I. M. : Nurse Jackie prend des initiatives et des décisions…

T. B. : C’est l’un des aspects très réalistes de la série. Elle a son propre jugement clinique, qui peut être différent de celui du médecin, et elle le fait savoir. Dans un épisode, elle préconise un scanner, mais le médecin ne prend pas en compte sa recommandation et le patient meurt. Ce qui lui fait dire ensuite au médecin : « Quand je demande un scanner, fais ce putain de scanner ! » Et en effet, cela peut arriver. On peut trouver une infirmière expérimentée et intelligente qui contribue à former un jeune médecin. Ce n’est pas vraiment dit, ni montré à la télévision : parfois, les médecins apprennent de nous.

L’I. M. : Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de défendre Nurse Jackie ?

T. B. : Beaucoup de gens se sont focalisés sur les addictions de Jackie. Mais c’est aussi une professionnelle pleinement réalisée. J’ai senti qu’il fallait que je la défende. Après que j’ai écrit sur le sujet, des infirmières qui n’aimaient pas la série ont porté un regard plus positif sur Jackie. Ce n’est pas pour dire que je suis une auteure extraordinaire… Mais juste pour dire qu’il faut regarder cette série comme un portrait juste et formidable du métier infirmier. Les gens ont raison de critiquer une soignante qui est sous narcotiques au travail, mais cela m’ennuie que les infirmières ressentent parfois le besoin d’être parfaites afin d’être acceptées.

C’est difficile de coller à ce modèle, et probablement impossible, étant donné que personne n’est parfait et que notre système de santé doit faire face à tant de problèmes… Jackie est une personne imparfaite, mais c’est une bonne infirmière. Si l’on accepte qu’elle est très perturbée, peut-être que nous nous accepterons nous-mêmes comme des humains imparfaits effectuant un travail très exigeant et essayant toujours de faire de notre mieux.

1- Critical care : a new nurse faces death, life and everything inbetween, éd. Harper Collins, 2010.

2- well.blogs.nytimes.com/author/theresa-brown