« L’hôpital est un haut lieu de spiritualité » - L'Infirmière Magazine n° 352 du 01/10/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 352 du 01/10/2014

 

CULTURE ET RELIGION

RÉFLEXION

MARIE-CAPUCINE DISS  

Responsable de l’espace de réflexion éthique du CHI Poissy/Saint-Germain-en-Laye, Nadine Davous attire l’attention sur les appartenances culturelles et religieuses des patients, qui sont, pour elle, partie intégrante du soin.

l’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi, selon vous, la prise en compte des croyances de chacun est-elle importante pour une bonne prise en charge à l’hôpital ?

NADINE DAVOUS : La chose en laquelle nous croyons tous quand nous sommes à l’hôpital, c’est la médecine. On croit que si l’on se trouve dans ce lieu, on peut améliorer son sort. Mais cette foi dans la médecine, qui pouvait jadis être aveugle, a évolué. Nous sommes à présent dans une médecine contractuelle : des gens malades s’adressent à des personnes en bonne santé – ou censées l’être – et disposant du savoir permettant de lutter contre la maladie. Ce contrat de confiance passe par toute une procédure de soins. Suite à une information juste et loyale, le patient donne son consentement éclairé. La croyance en la médecine peut être mise en tension avec les croyances personnelles des patients ou leur appartenance communautaire. Cette tension est d’autant plus complexe à aborder que notre société, qui était judéo-chrétienne, est devenue multiculturelle.

L’I. M. : Cette attention portée à l’identité religieuse du patient est-elle compatible avec le principe de laïcité de l’hôpital ?

N. D. : La laïcité ne signifie pas la négation des appartenances religieuses, mais leur respect, dans l’égalité. Chaque personne a le droit d’être soignée, quelles que soient ses convictions. Tout le monde peut exprimer sa religion à l’hôpital, dans les limites qu’implique le respect de l’autre. Et il ne faut pas oublier que l’hôpital est un haut lieu de spiritualité, aussi bien pour les patients que pour les soignants. Au quotidien, les questions de vie et de mort, de joie et de peine, de tristesse, de souffrance, et aussi d’espoir et de guérison y sont constamment en filigrane. Toutes ces notions interrogent le sens de la vie. On ne peut pas se considérer soignant si on ne respecte pas ce qui est de l’ordre de la définition de l’humanité de chacun : sa culture et sa croyance. Le fait de ne pas connaître la culture et la religiosité de l’autre crée de la défiance et de l’incompréhension et donc de la souffrance, tant du côté des patients que de celui des soignants.

L’I. M. : Connaître la culture de l’autre permet donc de réduire cette souffrance ?

N. D. : Je pense que le rôle premier du soignant est d’être empathique. L’empathie, c’est « entrer dans la souffrance de l’autre », c’est-à-dire, entendre cette souffrance et agir – ou faire agir – contre elle. Plus on connaît la religion et les traditions de l’autre, plus on peut répondre à sa souffrance et personnaliser les soins qu’on lui prodigue. L’expression de la souffrance varie en fonction des cultures et des religions. C’est dans la tradition judéo-chrétienne que s’expriment de la manière la plus claire la douleur et la souffrance. Dans d’autres cultures, il est difficile d’exprimer cette souffrance de manière personnelle. Cela peut être encore plus ardu pour des patients issus de l’immigration, qui n’ont pas toujours les mots pour dire leur souffrance, tant dans leur langue maternelle que dans leur langue d’adoption. D’où la nécessité d’utiliser ce que l’on sait de la culture de l’autre et de redoubler d’efforts pour essayer de comprendre sa souffrance.

Prenons l’exemple du Ramadan et des patients diabétiques. Même si, pour des raisons médicales, le jeûne est à éviter, demander à un patient de ne pas faire le Ramadan rajoute à son mal-être : on le prive de ce moment de fête et de partage. Il serait plus judicieux d’anticiper et de préparer le patient : lui dire, par exemple, qu’il peut participer au jeûne s’il modifie le rythme des prises de médicaments. Si son diabète n’est pas stabilisé, on peut lui conseiller de différer son jeûne ou de le remplacer par une aumône légale, comme cela est possible dans l’islam. Faire ces propositions lui prouve que l’on connaît sa culture et que l’on prend en compte ses croyances…

L’I. M. : Les personnes de tradition musulmane ont-elles une conception particulière de la souffrance ?

N. D. : Dans l’islam, la soumission au dessein divin est très présente, comme en témoigne la célèbre formule « Inch allah » (« si Dieu le veut », NDLR). Tant que la maladie et la souffrance n’éloignent pas le croyant de la soumission à Dieu et ne le poussent pas à la révolte, il n’a pas obligation de se soigner. Cela dit, la plupart des gens n’aiment pas souffrir, donc ils préfèrent être soulagés…

L’I. M. : Qu’en est-il de la souffrance dans la culture africaine ?

N. D. : Il n’est pas facile de réduire à une caractéristique la culture d’un continent entier… Mais de manière générale, dans la culture africaine, l’individu n’existe pas. La personne fait partie d’un groupe familial élargi, en lien avec le cosmos. Quand il arrive quelque chose à quelqu’un, c’est en lien avec des forces cosmiques impliquant sa relation avec ses ancêtres, ses parents, ou d’autres membres du groupe. La question de la vie et de la mort se perçoit dans une autre dimension : si la personne meurt, cela veut dire que son âme, son histoire sera transmise à quelqu’un d’autre. La souffrance viendra de la non-élucidation, la non-formulation du sens de la maladie.

L’I. M. : Comment est perçue la souffrance dans la culture asiatique ?

N. D. : C’est assez complexe, il n’y a pas de culture unifiée. Pour les bouddhistes ou les shintoïstes, la souffrance va rapprocher une personne de la perfection. Supporter sa souffrance et la sublimer rapproche d’un état de sainteté, par le fil des réincarnations successives, vers un être de plus en plus éthéré. La souffrance n’a pas forcément une valeur négative. Par contre, il faut s’arranger pour que le patient soit dans une position suffisamment confortable pour qu’il puisse rester en méditation et dépasser sa souffrance. Si celle-ci devient si intense qu’il n’est plus en mesure de méditer, il vaut mieux le soulager afin qu’il puisse se maintenir dans un état de sublimation. Mais la demande doit venir de lui. Il ne faut pas non plus le priver de sa mort car ce serait le priver de sa réincarnation. Il voudra regarder sa mort en face. Là encore, il faut s’adapter à son rite, le placer assis, ou couché, sur le côté droit, avec sa main droite sous la tête.

L’I. M. : Et dans la tradition judéo-chrétienne ?

N. D. : Chez les juifs, la question de la souffrance est assez claire. Le philosophe Emmanuel Levinas a beaucoup écrit sur la manière dont la souffrance de l’autre nous implique complètement et dont nous sommes responsables de ce qui arrive à l’autre, dans la mesure où l’on répond à sa souffrance. Les chrétiens ont longtemps considéré que la douleur était rédemptrice, que l’on « gagnait son Ciel » en souffrant. Je crois qu’aujourd’hui, plus personne ne pense cela. On peut aider les patients à se déculpabiliser, leur rappeler que la douleur n’a pas de valeur en soi, et qu’on peut la soulager. On peut également les écouter, essayer de savoir où ils en sont. Quelquefois, des personnes se disant athées ou agnostiques, ont de grandes angoisses existentielles, de grands questionnementst au moment de la mort. Il faut alors leur parler. Il est même possible qu’ils souhaitent rencontrer un religieux.

L’I. M. : Auriez-vous une attitude générale à conseiller aux soignants ?

N. D. : D’abord, s’intéresser à l’autre et à sa culture. Et ensuite, le dialogue est fondamental. Il faut prendre le temps d’écouter le patient. Quand on est en phase avec lui, on peut aller très loin dans l’échange. Parler avec sa famille est aussi important. On doit pouvoir entendre un patient en grande souffrance spirituelle ou morale et lui demander ce qui pourrait l’aider. Cela peut aller jusqu’à la venue d’un religieux pour l’écouter, prier avec lui, ou être en silence avec lui. C’est important.

NADINE DAVOUS

MEDECIN ENDOCRINOLOGUE

→ 1974 : thèse de médecine en endocrinologie.

→ 1975-76 : médecin en Tunisie et participation à un groupe de réflexion islamo-chrétien.

→ 1981-2011 : PH en médecine interne, endocrinologie et diabétologie au Centre hospitalier intercommunal de Poissy/ Saint-Germain-en-Laye (CHIPS, Yvelines).

→ 2002 : thèse de doctorat en éthique médicale : « La relation de pouvoir médecin-malade chronique dans le cas du diabète ».

→ 2004 : initiatrice et responsable de l’espace de réflexion éthique du CHIPS.

SAVOIR PLUS

→ « La guérison divine en Afrique », Benjamin Sombel Sarr, Éd. L’Harmattan, 2009.

→ « Dieu et les religions en 101 questions-réponses », Odon Vallet, Éd. Albin Michel, 2012.

→ « Petit lexique des idées fausse sur les religions », Odon Vallet, Éd. Albin Michel, 2002.

→ « L’Islam : religion et société », Mohammed Arkoun et Maurice Borrmans, Éd. du Cerf, 1982.

→ « Éthique et infini », Emmanuel Levinas, Éd. Fayard, 1982.

→ « Petit traité d’histoire des religions », Frédéric Lenoir, Éd. Plon, 2008.

→ « La rencontre du boudhisme et de l’Occident », Frédéric Lenoir, Éd. Albin Michel, 2001.