« Quand on est dans le silence, c’est le corps qui parle » - L'Infirmière Magazine n° 345 du 15/05/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 345 du 15/05/2014

 

SANTÉ DES MIGRANTS

RÉFLEXION

FLORENCE RAYNAL  

Les souffrances psychosociales endurées par certains migrants et enfants de migrants peuvent générer des conduites à risques. C’est le constat dressé par Pascale Jamoulle qui dessine, dans « Par-delà les silences », des pistes de prévention.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Vous avez été sollicitée par la Mission de prévention des conduites à risques de Seine-Saint-Denis (1) pour mener une recherche pendant deux ans, d’octobre 2010 à 2012, auprès de migrants. Quel en était l’objet ?

PASCALE JAMOULLE : La Mission s’interroge sur les liens pouvant exister entre les parcours d’immigration, les souffrances psychosociales et les conduites à risques adoptées par certains migrants ou enfants de migrants. Sa démarche ne vise pas à stigmatiser des publics dits « à risques » mais à aller au plus près de leurs vécus expérientiels, pour voir s’il y a lieu de penser des politiques ou des pratiques spécifiques de prévention et mieux répondre à leurs besoins. Nous avons abordé la problématique par le prisme de la grande précarité car il autorise un effet loupe. Et nous avons travaillé dans les quartiers les plus sensibles. La recherche cible deux thématiques : le travail de l’exil – de transformation, d’adaptation – en grande précarité d’existence et le métissage culturel en situation de forte ségrégation.

L’I. M. : Quel est le parcours de ces migrants en grande précarité ?

P. J. : Avant leur arrivée, leurs trajectoires sont variées : il y a des réfugiés politiques fuyant la barbarie, des exilés psychiques ayant vécu des drames, des femmes voulant échapper aux dominations de genre, des enfants cherchant d’autres possibles ailleurs… Ensuite, les parcours se resserrent, quand ils vivent de longues années dans la clandestinité, sans protection. La première sphère qui s’offre alors à eux est celle de l’économie grise, qui entraîne une multitude d’abus, de violences, voire l’esclavagisme. Malgré tout, des compétences s’y acquièrent, des relations s’y nouent et certains finissent par obtenir des papiers. D’autres, en revanche, de par les solutions de débrouille adoptées (fausse identité, vie en squat…), et parce qu’ils appartiennent à des minorités visibles, seront pris dans la nasse judiciaire et incarcérés. C’est là un point de vulnérabilité essentiel.

L’I.M. : Comment leur vie bascule-t-elle ?

P.J. : En milieu carcéral, ils perdent leurs forces et traversent des épisodes dépressifs. Il existe un fossé entre la façon dont ils ont été socialisés et les codes de la prison. À leur sortie, quand ils reçoivent l’ordre de quitter le territoire, certains s’effondrent et n’ont d’autre solution que de rejoindre l’économie de la rue, les trafics, les scènes de crack. Beaucoup de femmes intègrent l’économie grise et/ou se retrouvent dans des couples où sévit une forte domination. Le travail de l’exil devient alors troubles de l’exil ; les prises de risques migratoires se transforment en conduites à risques « de survie ». Ces vécus peuvent mener à des polytoxicomanies pour les hommes, et à des violences physiques et psychologiques pour les femmes. En outre, la grande précarité façonne souvent des dyades mères-enfants. Ces derniers ont une scolarité chaotique, sont mal sécurisés et emmagasinent une violence énorme, qu’ils risquent de retourner contre eux ou contre les autres à l’adolescence.

L’I.M. : Quelle prévention serait à imaginer ?

P.J. : Il convient d’abord d’accepter de sortir de l’aveugle­ment par rapport à ces existences clandestines et d’aider les migrants au plan socio-juridique pour favoriser leur régularisation. Tout professionnel en contact avec eux devrait bénéficier de formations ad hoc. Ces personnes ont souvent été mal conseillées. Elles ont fait des démarches qui n’ont pas abouti, malgré 20 ou 30 années de présence en France. Dans l’errance, elles ont perdu des papiers utiles à leur dossier. Il faut aussi développer des formules d’hébergement sans condition, couplées à une démarche communautaire. Des approches dans l’esprit du care, de la réduction des risques, de la clinique des situations extrêmes doivent aussi être déployées afin d’aider ces personnes à se reconstruire, à désamorcer l’impact des processus de déshumanisation subis, à sortir de la honte. Au regard des souffrances vécues, ces migrants ont des facultés de récupération étonnantes. Enfin, un soutien à la parentalité peut se révéler essentiel pour les aider à élaborer leur histoire. Car la question du devenir des enfants, de leur métissage, se pose quand le travail de l’exil a débuté dans de telles violences.

L’I.M. : Dans le second volet de l’enquête, vous abordez cette question des descendants de migrants…

P.J. : D’abord, qui sont-ils ? Quand on est français depuis deux ou trois générations, est-on encore enfants de migrants ? J’ai, en fait, travaillé avec des jeunes qui se disaient issus de « familles immigrées », venues pour travailler dans les années 60. La pauvreté de leurs métissages m’a frappée. Beaucoup de ces adolescents connaissent peu leur culture d’origine et leur histoire familiale. Leurs récits sont pleins de blancs, se résument à des faits, sans densité affective. Pourtant, beaucoup de ces familles sont arrivées sur fond de guerre d’Algérie. Les vécus migratoires sont très liés aux histoires post-coloniales et aux exactions commises. Ces gens se sont tus pour protéger leurs enfants, pour qu’ils aiment la France. Mais ces vécus sensibles ont été transmis sous la forme d’émotions, de colères… Ces silences font écho aux non-dits de l’histoire officielle, à la difficulté de la France à vivre avec son passé colonial. Enfin, beaucoup de familles se sont calées sur le modèle républicain, assimilationniste, et n’ont transmis ni leur langue ni leur culture. Cet esprit d’indifférenciation a entravé la prise en compte de l’expérience des migrants et de leurs enfants. Privés de capital biographique (l’ensemble de souvenirs et de narrativités familiales qui nourrit chacun), sans défenses culturelles, les jeunes, qui se sentent mis à l’écart de la réussite sociale, sont très exposés. De surcroît, il existe une marge entre le discours français humaniste sur la citoyenneté et les droits de l’Homme et les destins sociaux très liés à la question des origines. Les métissages des jeunes sont insécurisés quand leurs cultures d’origine et d’accueil entrent en conflit, quand leur religion est disqualifiée. Tout cela peut générer des conduites à risques.

L’I.M. : Quelle prévention spécifique développer ?

P.J. : Il faut réhistoriciser ces enfants. Qu’on soit enseignant, éducateur, infirmier… les professionnels en contact avec eux doivent sortir du mutisme sur les dif­férences, soutenir les transmissions familiales, enrichir les métissages. Ces enfants ont le sentiment de ne pas avoir d’identité stable quand ils doivent se construire à partir de systèmes de pensée antagonistes sans pouvoir en parler. Il faut aussi reconnaître les discriminations vécues et faciliter les mobilités physiques en gommant les frontières : entre cités, entre Paris et la banlieue… pour pouvoir déployer des mobilités sociales. Moins ces jeunes bougent, plus ils sont exposés à des figures identificatoires susceptibles de les marginaliser, comme celles du business ou des fondamentalismes religieux.

L’I.M. : Concrètement, quel rôle peuvent jouer les soignants ?

P.J. : Quand on est dans le silence, parfois c’est le corps qui parle. Cela peut passer par des problématiques somatiques, des conduites à risques liées à l’abus de psychotropes, des violences tournées contre soi. Les professionnels de santé voient ces manifestations de la souffrance socio-culturelle à travers les maux du corps. Ils peuvent y répondre par des actes techniques et médicaux, mais aussi en osant aborder les différences, en ouvrant des narrativités : sur l’histoire du jeune et de sa famille, les métissages en lien avec les pratiques de santé, les difficultés intergénérationnelles, les tensions de genre… À partir des soins du corps, on peut créer de la parole et de l’écoute pour enrichir le travail de l’exil des migrants et les métissages de leurs enfants ; mais aussi le métier de soignant.

1- En 2013, mutualisant ses moyens avec ceux de la Mairie de Paris, cette structure du Conseil général de la Seine-Saint-Denis s’est transformée en Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques.

PASCALE JAMOULLE

ANTHROPOLOGUE BELGE

→ Diplôme d’assistante sociale à l’Institut supérieur de formation sociale, en 1982.

→ En 2005, doctorat en anthropologie, à l’université catholique de Louvain-la-Neuve. Pascale Jamoulle est une spécialiste des questions d’exil et de précarité.

→ Chargée de cours à l’université de Mons (UMons), où elle est membre du Centre de recherche en inclusion sociale, et à l’UCL, où elle exerce au sein du Laboratoire d’anthropologie prospective.

→ Travaille également au service de santé mentale « Le Méridien », à Bruxelles.

→ Collabore à la Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques, en France.

BIBLIOGRAPHIE

→ « Par-delà les silences, non-dits et ruptures dans les parcours d’immigration », Éd. La Découverte, 2013.

→ « Adolescences en exil », avec Jacinthe Mazzocchetti, Éd. Academia-L’Harmattan, 2011

→ « Fragments d’intime », Éd. La Découverte, 2009

→ « Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires », Éd. La Découverte, 2005

→ « La Débrouille des familles. Récits de vie traversés par les drogues et les conduites à risques », Éd. De Boeck, 2002.