« La prise en charge doit être plus spécifique » - L'Infirmière Magazine n° 342 du 01/04/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 342 du 01/04/2014

 

HANDICAP MENTAL ET CANCER

RÉFLEXION

CATHERINE FAYE  

Le cancer chez les personnes déficientes intellectuelles reste une problématique mal connue en France. En alertant les pouvoirs publics, Bernard Azéma, psychiatre, souhaite favoriser la prévention, le dépistage et les soins de qualité.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la question du cancer chez les personnes souffrant de déficience intellectuelle ?

BERNARD AZÉMA : En 2002, la Drees(1) m’a sollicité pour écrire un rapport sur la question du vieillissement et de l’espérance de vie des personnes en situation de handicap. L’ensemble des pouvoirs publics avait pris conscience que des problématiques majeures étaient en train d’apparaître à l’aune de la nouvelle longévité de vie de cette population. J’ai notamment découvert l’importance de la question du cancer. C’était d’une logique imparable : si les personnes handicapées vivent plus longtemps, elles rencontrent, outre les problèmes de santé inhérentes à leur handicap initial, les mêmes soucis que ceux des autres citoyens, tels que maladies cardio-vasculaires ou cancer. La société est donc aujourd’hui confrontée à la gestion de ces pathologies chez les personnes avec une vulnérabilité intellectuelle. Mais les dispositifs en place n’ont pas été pensés pour une telle prise en charge.

L’I. M. : En quoi cette prise en charge doit-elle être pensée différemment ?

B. A. : Beaucoup de cancers sont diagnostiqués tardive­ment, surtout dans les cas de déficience intellectuelle moyenne ou légère qui pâtissent de mauvais arbitrages par la personne elle-même. Ce sont souvent des personnes marginalisées, manquant de discernement, peu capables d’exprimer la douleur, de repérer des alertes corporelles. Les symptômes ne sont pas entendus et le dialogue avec le thérapeute, s’il a lieu, a du mal à s’établir. Enfin, leurs comportements inappropriés éventuels ne permettent pas une prise en charge cohérente. En revanche, dans les institutions médicalisées (maisons d’accueil spécialisées ou foyers d’accueil médicalisé), les professionnels de la santé interviennent quotidiennement auprès des patients : avec une bonne vigilance et du dépistage, les personnes souffrant de pathologies mentales lourdes sont souvent diagnostiquées en temps et en heure. Il est cependant complexe de soigner quelqu’un qui souffre à la fois de déficience intellectuelle et d’un cancer. Les services de cancérologie sont désemparés, les patients ne comprennent pas bien ou pas du tout ce qui leur arrive, et ne bénéficient pas de l’intégralité des soins souhaitables. Certains médecins considèrent que les soins seront trop difficiles à prodiguer : que faire si un patient ne cesse de bouger pendant sa séance de chimiothérapie ? Il est difficile de faire suivre les protocoles, les traitements. Le parcours de soins et le dépistage en matière de cancer sont donc souvent chaotiques, émaillés de retards diagnostiques et thérapeutiques. Ces personnes risquent de perdre des chances de guérison et présentent des souffrances dont certaines pourraient être évitables.

L’I. M. : Ces considérations sont pourtant assez récentes. Comment expliquer tout ce retard ?

B. A. : Au niveau de l’administration centrale, pendant longtemps, personne ne s’est préoccupé de la question de la nouvelle émergence du vieillissement de la population handicapée. Et ce n’est pas faute d’avoir été prévenue depuis plus de trente ans, par les chercheurs des Creai(2) notamment. Déjà, dans les années 80, les équi­pes médico-sociales avaient pris conscience que leurs patients vieillissaient : il fallait donc s’en occuper. Si, en 1920, les enfants souffrant de trisomie 21 mouraient entre 6 et 9 ans de malformations cardiaques, de rougeole ou d’infections, les choses ont évolué. Avec les progrès de la médecine, le suivi paramédical, les lois sociales et le regard de la société, leur qualité de vie s’est améliorée, ainsi que leur espérance de vie. Et c’est le cas pour toute personne handicapée mentale. Dès lors qu’elle a accès aux mêmes droits que les autres citoyens – dont l’accès aux soins – sa vie change. Pourtant, alors qu’elle commence à souffrir des mêmes pathologies du vieillissement, rien n’est prévu pour elle.

Il faut savoir que les personnes qui sont nées avec un retard mental ou qui l’ont présenté au cours de leur développement présentent autant de cancers que le reste de la société. Mais ces cancers sont différents par plusieurs aspects : le mode de vie de la personne, le niveau de la déficience intellectuelle et son origine (génétique ou pas). Ils sont souvent mal connus et difficiles à traiter. On met aujourd’hui en évidence des liens, notamment génétiques, entre cancer et déficience intellectuelle. Ces liens, et la constatation que certaines affections génétiques associées à une déficience intellectuelle protègent des cancers, remettent en cause certains concepts actuels. Par exemple, une femme trisomique est très radiosensible mais produit peu d’hormones. Elle a donc peu de chances de développer un cancer du sein (pour le contrôle des seins, il faudra alors préférer une échographie à une mammographie). Or, il n’y a pas moins de 2 000 affections génétiques responsables d’une déficience intellectuelle : ce sont autant de voies de recherche nouvelles, tant sur la déficience intellectuelle que sur le cancer.

L’I. M. : Que proposez-vous pour faire avancer cette réflexion et favoriser la prise en charge ?

B. A. : En travaillant sur l’étude demandée par la Drees, j’ai rencontré Daniel Satgé, un chercheur, expert mondial du cancer. Nous étions arrivés au même constat : il fallait alerter la société sur ce problème. Nous avons réfléchi, frappé aux portes des ministres, à la Direction de la santé pour favoriser une prise de conscience. En 2009, nous avons créé l’association Oncodéfi, dont l’objectif est de lancer un défi au cancer des personnes déficientes intellectuelles. Comment ? En provoquant une prise de conscience et en déployant des solutions adaptées : mise en place d’un centre de documentation et d’une veille pour les professionnels et les familles ; création d’un site et constitution d’une équipe de recherche épidémiologique et thérapeutique incluant, par exemple, des infirmières d’accompagnement.

Nous proposerons des conduites à adopter selon les pathologies. Et élaborerons de bonnes pratiques grâce à l’implication d’équipes volontaires, comme au CHU de Montpellier. De plus, nous travaillons en ce moment sur un premier livret de communication sur le cancer. Celui-ci permettra aux personnes handicapées de visualiser leur parcours de soins, de communiquer avec leurs aidants, leurs familles. Cet outil aidera également les soignants pour parler aux patients de leur cancer. Il sera diffusé fin 2014 dans les hôpitaux, les centres de lutte contre le cancer et à l’échelle médico-sociale.

L’I. M. : Comment envisager une consultation spécialisée en oncologie pour ce type de patient ?

B. A. : Il faudrait mettre en place des consultations sans salles d’attente qui, en plus d’être stigmatisantes, favorisent l’agitation chez ce type de patient. Il vaut mieux aussi préférer les premiers créneaux pour les rendez-vous en acceptant de recevoir le patient accompagné de son aidant ou d’un proche. Enfin, il est essentiel de s’adresser à la personne déficiente intellectuelle pour la rendre actrice de sa santé.

L’I. M. : Quelles ont été les retombées du premier symposium qui s’est tenu en février à Montpellier ?

B. A. : Ces journées ont vu la création de l’ISCIDD(3), la première société scientifique internationale sur les cancers des personnes déficientes intellectuelles, dont l’une des premières actions a été d’affirmer un droit égal pour l’accès aux soins des personnes porteuses d’un handicap mental par une déclaration solennelle dite Déclaration de Montpellier. Son but : réunir les compétences diverses en matière de soins, d’accompagnement, de traitement du cancer, de psychologie, de sociologie, de biologie du cancer, de génétique et de biologie moléculaire afin de faire progresser la qualité des soins apportés aux personnes déficientes intellectuelles et de faire avancer la compréhension et le traitement du cancer. C’est là une mission d’envergure : le processus est lancé.

1- Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques.

2- Centres régionaux pour l’Enfance, l’adolescence et les adultes inadaptés.

3- International Society on Cancer in People with Intellectual and Developmental Disabilities.

BERNARD AZÉMA

PÉDOPSYCHIATRE, GÉOGRAPHE DE LA SANTÉ

→ Psychiatre libéral et en poste à l’IME du Château d’Ô. Responsable du pôle thérapeutique de l’Apei du Grand Montpellier de 1981 à 2012.

→ Médecin-conseiller technique au Creai-ORS Languedoc-Roussillon et à l’Ancreai de 1990 à 2012.

→ De 2000 à 2003, membre du groupe de prospective sur la santé réuni par la Datar.

→ Coordinateur au réseau Intellicure et cofondateur de Oncodéfi.

→ Coresponsable du DIU sur la déficience intellectuelle et le handicap mental, aux universités Claude-Bernard-Lyon-I, Montpellier-I et Pierre-et-Marie-Curie.

→ Membre de l’Iassid.

ALLER PLUS LOIN

→ « Les personnes handicapées vieillissantes : espérances de vie et de santé ; qualité de vie. Une revue de la littérature », B. Azéma, N. Martinez. Revue française des affaires sociales, 2005, 2, 297-333.

→ La santé des personnes handicapées : accès à la prévention, au dépistage et aux soins, B. Azéma. Conférence Vannes, 6 octobre 2011.

→ Cancer et déficiences intellectuelles », B. Azéma et D. Satgé (diaporama présenté à la Journée santé des personnes avec autisme, juin 2012).

→ « Les cancers chez les enfants et adultes porteurs d’une déficience intellectuelle », B. Azéma et D. Satgé, Revue d’information du Creai-ORS Languedoc-Roussillon, n° 248, mai 2013, pp. 47-58.

→ Livret des communications présentées au 1er Symposium international sur le cancer chez les personnes avec une déficience intellectuelle (Montpellier, 5-7 février 2014).