Cinq semaines anti-régime - L'Infirmière Magazine n° 340 du 01/03/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 340 du 01/03/2014

 

OBÉSITÉ

REPORTAGE

EMMANUELLE DEBELLEIX  

Le CHU d’Angers propose à des patients atteints d’obésité d’intégrer un programme d’éducation thérapeutique de cinq semaines en hospitalisation de jour. Objectif : changer les regards sur la maladie, et initier des changements de comportement.

Crépitement des poêlons, endives ha­chées menu, frémissements d’un sauté de dinde mêlés à un fumet de chocolat… Et sept cuisiniers concentrés. Sept patients atteints d’obésité maniant, ce matin-là, spatules et couteaux dans le cadre d’un des ateliers cuisine du programme d’éducation thérapeutique auquel ils participent, durant cinq semaines, sur le site de Saint-Barthélemy d’Anjou du CHU d’Angers. « Insolite ? Peut-être. Déroutant ? Certainement ! Sur­tout pour nous, patients, pour qui la prise en charge, notamment diététique, équivalait auparavant au mot “restrictions”. Ici, on nous parle “plaisir”, “dégustation”. On part de notre quotidien, de nos goûts, de nos connaissances en matière alimentaire. C’est un apprentissage pratique, confrontant chacun à ses ha­bitudes, à ses difficultés, et ouvrant la voie à la redécouverte, moteur de changement », commente Marie(1), qui vient de couper des légumes. Angélique, l’une des deux diététiciennes de l’unité animant l’atelier avec Nicole, infirmière, acquièsce : « Les patients accueillis ne sont pas là pour perdre du poids – il n’y a d’ailleurs pas de balance dans le service. Nous sommes dans une prise en charge globale à visée éducative. Un accompagnement à la compréhension de la pathologie, des ateliers dont l’objectif est de permettre à chacun de trouver des clés pour changer ses habitudes et son regard sur la maladie, combinant approches nutritionnelle, physique et psychologique. » Coût des aliments, préparation de fruits et légumes, décryptage des étiquettes des produits alimentaires, séance au supermarché, réapprentissage, voire apprentissage de la cuisine…

Pour concevoir ces ateliers, Angélique est partie des vécus et des besoins exprimés – « il y a ceux qui ont toujours cuisiné en quantité pour de grandes tablées, ceux qui n’ont jamais pelé une pomme de terre, quelques-uns qui ne savent pas décoder la composition d’un plat cuisiné parce qu’ils ont des difficultés à lire, d’autres qui ne jurent que par les plats en sauce, ceux encore qui, en fin de mois, ne peuvent plus s’acheter que des pâtes ou du riz… ». Les questions fusent. Trucs et astuces s’échangent. Angélique et Nicole aiguillonnent. « Si tu ne conçois pas un repas sans gros dessert, pourquoi ne pas essayer de commencer par celui-ci ? Tu mangeras peut-être ainsi une moindre quantité du plat précédent », suggère la diététicienne à Kimberley, arc-boutée sur le sucré. « Ne pas occulter les goûts de chacun, ne pas nier l’aspect réconfort présent dans le fait de manger, c’est important, commente Nicole. Il faut l’intégrer, pour que chacun puisse cheminer à ce propos. Et, parallèlement, réapprivoiser les sensations, pour beaucoup oubliées, de faim, de satiété, d’écoute de leur corps. »

« Faire ceci, faire cela »

« Ces cinq semaines, c’est comme un coup de fouet. Une parenthèse pour me mettre le pied à l’étrier. Quand j’en parle à mes proches, je dis que je vais en formation ! J’en ris moi-même, et pourtant, ce n’est peut-être pas si bête, car, pour la première fois, j’ai l’impression d’apprendre, raconte Sylvie. Sans compter que je ne suis plus seule face à des soignants qui me serinent “vous n’avez qu’à faire ceci, faire cela”, mais avec d’autres personnes qui ont des difficultés similaires. Nous sommes accompagnés par des professionnels qui sont dans le “prendre soin”, qui m’aident à prendre conscience de tout ce qui est en jeu dans cette maladie, et me font découvrir mille trucs me donnant confiance dans ma capacité à me prendre en charge. » Ses mots disent toute l’ambition de l’unité, ouverte mi-octobre 2013. Jusqu’alors, hormis les suivis médical et diététique sur le mode de la consultation, « l’offre d’éducation thérapeutique en matière d’obésité était limitée, à Angers, à des ateliers d'activité physique d’une heure par semaine, en ville, via un partenariat entre le secteur libéral, le CHU et l’association Sport pour tous. Des ateliers étaient proposés par les diététiciennes du CHU – en moyenne trois sur deux ans. Une prise en charge pertinente sur le long cours, et quand la dynamique de changement était déjà installée, explique Hélène Leiber, médecin responsable de l’unité. Mais insuffisante pour certains patients, notamment pour ceux qui avaient besoin d’un cadre plutôt contenant pour amorcer un changement de leurs comportements. »

Pour eux, la nouvelle unité angevine a donc ouvert ses portes voilà cinq mois. Les patients, adultes, y sont accueillis, sur indication de l’unité nutrition du CHU, par groupes de six à huit personnes, en hospitalisation de jour, un jour sur deux en semaine, durant cinq semaines – « le « un jour sur deux » permettant d'éviter une rupture complète avec le quotidien, et facilitant la mise en application directe des apprentissages », souligne Hélène Leiber. Tous présentent une obésité sévère (IMC supérieur à 35) ou morbide (IMC supérieur à 40), de fréquentes comorbidités (diabète, tensions, complications articulaires…), mais pas de perte d'autonomie majeure – « car une personne grabataire, ou souffrant d’un trouble psychiatrique sévère ne pourrait pas suivre le programme proposé ». Les accompagne une équipe pluriprofessionnelle – médecin, cadre de santé, infirmières (une à temps plein, l’autre à 20 %), diététiciennes, psychologue, art-thérapeute, professeur d’activités physiques adaptées (APA) et kinésithérapeutes.

Pathologie complexe

« Une pluridisciplinarité et un programme d’ETP combinant approche nutritionnelle, activité physique et psychologique, qui font écho à la pathologie elle-même, parce qu’elle est multicausale », souligne Nicole. Maladie chronique invalidante touchant en France 15 % des adultes (dont 3,1 % atteints d’obésité sévère et 1,2 % d’obésité morbide), selon l’enquête Obepi 2012, l’obésité est, en effet, une pathologie complexe, dont les causes se révèlent tout à la fois physiologiques, comportementales et psychosociales. Elle reste pourtant stigmatisée, et souvent réduite, à tort, à un facteur de risque. Y compris par les professionnels de santé. « Consciemment ou non, l’obésité est encore considérée par certains soignants comme relevant d’un manque de volonté, dont la prise en charge se comprendrait en termes de limitation des calories ingérées. Or, si la pathologie, caractérisée par un déséquilibre entre calories consommées et calories dépensées, est certes histoire d’alimentation et de dépense physique insuffisante, la réduire à cela, c’est occulter que jouent aussi facteurs génétiques, manque de sommeil, prise de certains médicaments, difficultés financières, et, bien sûr, facteurs psychologiques (stress, anxiété, vécus traumatiques) », insiste l’infirmière. Certes, les représentations évoluent. Mais Hervé, notamment, se souvient encore du jugement d’un médecin qui le suivait lorsqu’il était adolescent : « Il faudrait vous envoyer à Dachau, ça vous aiderait peut-être. » « Même si je mangeais trop, cela ne risquait pas de m’aider. De telles phrases, c’est terrible », déclare-t-il.

Alors, comme pour donner tort à certains, Hervé s’escrime à donner le meilleur de lui-même lors de l’atelier d’activité physique de l’après-midi. Guidé par Thomas, professeur d’APA, il travaille son équilibre à l’aide d’une balle, marche, soulève des haltères… Lui qui a vécu neuf ans dans les 10 m2 de sa chambre, cloué sur son lit par ses 250 kg, sous oxygène 24 heures sur 24, a été opéré en septembre 2012. Depuis sa gastroplastie, il a perdu 65 kg, mais sait que le chemin du mieux-être est encore long et complexe. Il n’empêche. Même s’il évoque plus volontiers ses repas désormais fractionnés que « les chocs psychologiques qui l’ont fait grossir », « l’envie de retrouver son fils de 18 ans avec qui il n’a rien fait depuis longtemps » l’aiguillonne. Il n’est désormais plus sous oxygène qu’en cas d’effort intense, a vu son diabète s’améliorer avec la perte de poids, dit le plaisir de pouvoir descendre chercher son courrier et papoter avec les voisins quand il ne voyait plus personne depuis des années. Il rirait presque, cet après-midi, lorsque surgit une crampe dans le muscle de sa cuisse – « c’est une sensation que j’avais oubliée ! ». Thomas sourit : « Que les patients retrouvent le goût de l’activité physique, voilà bien le but ultime de ces ateliers. » Et pour cela, il est impératif, souligne-t-il, de ne pas les mettre en situation d’échec. Basées sur les bilans individuels réalisés par les kinésithérapeutes en début de séjour, les séances sont adaptées aux capacités de chacun. Rôle du muscle dans la dépense énergétique, spirale du déconditionnement… Les ateliers théoriques d’ETP, menés pour certaines avec un kiné, ne sont pas oubliées. Mais l’essentiel concerne la pratique, ciblée sur le renforcement musculaire et sur des jeux en groupe ou en demi-groupe. Comme lorsque certains patients, toujours accompagnés d’un kiné, optent pour une séance de balnéothérapie.

Des vécus douloureux

« Mais, pour profiter de l’eau, il faut d’abord oser affronter son corps moulé dans un maillot, et le regard des autres », relève Sylvie, les cheveux encore mouillés. Ici, entourée de pairs, « c’est plus facile. Sinon…, commente-t-elle. Et la jeune sexagénaire de souffler : « Je ne suis pas tout à fait prête. Cela remue trop d’émotions. » Affronter « des vécus douloureux, desquels on a tenté de se protéger en dressant un rempart via la nourriture », évoquer stigmatisation, honte et culpabilité qui hantent le quotidien, aller chercher ses ressentis, les dire, les vivre, « c’est aussi à cela que l’on travaille, ici, notamment avec la psychologue et l’art-thérapeute », ajoute-t-elle. « Ce sont des temps difficiles, mais précieux », souligne Marie, évoquant le dernier atelier mené par Laurent, art-thérapeute. Ce jour-là, les patients devaient mettre en scène une émotion. Du moins ceux qui s’en sentaient capables. « Mettre son corps tout à la fois à distance et en lumière, certains n’y étaient pas prêts », explique Laurent. C’est que jouer, c’est affronter le regard des autres, même si ceux-ci sont des pairs. D’où l’importance d’établir de la confiance au sein du groupe. Et d’utiliser la richesse du prisme de l’art, qui facilite l’expression de l’intime. Lors de cet atelier, Sylvie a chanté pour dire la joie, Patrice a joué la fierté au travail, Jean-Pierre, lui, l’ennui au travail, et Marie, le ras-le-bol à l’égard de la médecine dans ce qu’elle peut avoir de froid et de méprisant.

« Cela a été dur. Mais, en rentrant chez moi, j’avais la sensation d’être libérée. Et, via l’expression artistique, d’avoir, même l’espace d’un instant, renouer avec une certaine confiance en moi, en mes capacités », commente Marie. Ce travail sur la mise à mal de l’estime de soi qui accompagne l’obésité, Marie voudrait continuer à l’explorer au-delà des cinq semaines du programme, en bénéficiant de l’accompagnement d’un psychologue. « Tout ce qui émerge ici me fait entrevoir le lien existant entre mes émotions et mon alimentation », souligne-t-elle. En attendant, elle profite ici du suivi assuré par Hélène, psychologue clinicienne, par le biais d’entretiens individuels (deux minimum), et, surtout, d’ateliers de groupe. Pudique, Marie avoue sa difficulté à se dévoiler en groupe. « Mais on peut avancer, même à pas comptés. D’ailleurs, la logorrhée verbale ou l’apparente jovialité peuvent cacher bien des souffrances », commente-t-elle. « Manger non parce que l’on a faim, mais pour combler un sentiment de vide, de lassitude, en réaction à un vécu douloureux, voire traumatique – le décès d’un proche, un licenciement, les coups d’une mère elle-même souffrante, une fausse couche, un viol… Les vécus dévoilés par certains patients soulignent effectivement la fréquence d’événements traumatiques ayant provoqué des troubles de l’image de soi », souligne Hélène. La psychologue précise qu’il faut se garder de généraliser, que l’obésité ne s’appréhende heureusement pas toujours en termes de traumas. « Mais en termes d’estime de soi déconstruite, de souffrance face à des années d’échec de régimes en tout genre et d’isolement terrible, si », continue-t-elle.

Un suivi au-delà des cinq semaines

« J’ai fait les régimes les plus fous, des extraits thyroïdiens aux gélules bizarres, j’ai subi les échecs de prise en charge classique… Ici, j’ai le sentiment d’avoir laissé tout ça à la porte, d’être dans une démarche totalement autre, poussée, qui plus est, par la force du groupe », déclare Sylvie. Certes, admet-elle, « pour certains, c’est trop difficile ». C’est qu’aller chercher en soi les ressources pour lutter contre sa maladie, c’est aussi synonyme d’efforts. Et que le déni de vécus douloureux, l’attente du « miracle de la chirurgie », les pathologies type alcoolisme ou dépression peuvent faire obstacle à la prise en charge. D’autant, disent les patients, que cinq semaines, c’est à la fois court et long. « Assez long pour amorcer un changement des comportements. Mais court, parce qu’ensuite, on sera un peu tout seul », commente Sylvie.

Au terme des cinq semaines d’hospitalisation, les patients accueillis ne sont pas lâchés dans la nature. « Ils sont intégrés au dispositif d’ETP ambulatoire du CHU, orientés, selon leurs besoins et leurs envies, qui vers un psychologue, qui vers un éducateur sportif, qui vers une association sportive ou culturelle », précise Hélène Leiber. Sylvie le sait. Mais cela n’empêche pas forcément l’appréhension. Elle serre les poings. « Ce sera certainement long, pas toujours linéaire. Mais ici, j’ai été boostée ! J’ai de nouvelles clés pour être actrice face à ma maladie », s’exclame-t-elle. C’est décidé. Quand ces cinq semaines auront passé, elle conviera le groupe avec qui elle a tant partagé à venir marcher avec elle tous les samedis.

1- Certains prénoms de patients ont été modifiés.