Étayage à tous les étages - L'Infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013

 

VICTIMES D’AGRESSION

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Depuis près de quinze ans, le Centre d’accueil en urgence des victimes d’agressions du CHU de Bordeaux permet aux victimes d’avoir accès, en un même lieu, à une prise en charge pluri–disciplinaire, aux confins du soin et du judiciaire.

Elle est arrivée en état de choc, physique et psychique, accompagnée de l’officier de police judiciaire qui venait d’enregistrer sa plainte, contusionnée, le cou enserré dans une minerve, comme sidérée. D’une voix douce, Florence, infirmière, l’a accueillie. Elle s’est assise près d’elle pour parler, la rassurer, lui expliquer ce qui allait suivre, sachant qu’elle-même l’accompagnerait tout au long de sa prise en charge : la « visite judiciaire », un rendez-vous avec un médecin légiste qui allait pouvoir constater et évaluer les blessures dont elle avait été victime ; la possibilité de rencontrer l’un des psychologues et l’une des assistantes du service, voire un juriste, tous là pour elle, sur place. Suzanne(1) a écouté. Tout ça, elle le savait : victime de violences conjugales, elle avait déjà poussé la porte du Cauva, le Centre d’accueil en urgence des victimes d’agressions du CHU de Bordeaux. Avec son fils, traumatisé par la scène dont il avait été témoin. Lors de cette première visite, elle avait écouté Florence et sa collègue psychologue, et accepté de conduire son enfant dans un CMP, où il avait pu évoquer sa souffrance. Mais elle avait refusé de porter plainte contre son mari – son mari, pensez donc ! Le rapport du médecin légiste avait été conservé, selon une procédure spécifique Cauva, au cas où elle changerait d’avis dans les trois ans. Chose faite aujourd’hui.

« Répondre pleinement à la détresse des victimes fragilisées par l’agression. Ne pas se contenter de constater leurs blessures pour les laisser ensuite se débrouiller dans le dédale des services de soins, de police et de justice, pour se faire entendre et accompagner. Leur éviter, en fait, le traditionnel parcours du combattant entre ces services, risquant d’être vécu comme une énième souffrance, voire une épreuve insurmontable. Voilà ce qui a poussé le professeur Sophie Gromb, responsable du pôle médico-judiciaire du CHU, à créer le Cauva, en 1999 », explique Françoise Bénani, cadre supérieure du pôle de médecine médico-judiciaire du CHU.

Prise en charge plurielle

Dans un espace discret situé au sous-sol du hall principal du CHU, le service réunit ainsi, en un seul lieu, toutes les personnes aptes à accompagner en urgence les victimes d’agression. L’équipe, composée de huit médecins légistes, cinq psychologues, deux assistantes sociales, quatre infirmières, dont deux puéricultrices, une cadre de santé et deux secrétaires, reçoit gratuitement les victimes sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre – avec un système d’astreinte les nuits et les week-ends permettant de répondre à l’urgence absolue, les agressions sexuelles et les violences aggravées. Deux associations d’aide aux victimes, le Prado 33 et Vict’Aid, assurent aussi sur place une permanence d’aide juridique. « Cette prise en charge plurielle, humanisée, au plus proche de l’agression, toutes les victimes n’en ont pas besoin, certes. Ce n’est d’ailleurs pas une obligation, mais une proposition que nous leur faisons. Reste qu’elle répond à un véritable besoin, celui d’un étayage et d’une compréhension psychologique d’un vécu traumatique, essentiel pour beaucoup, notamment pour les femmes battues », commente Nathalie Grosleron-Gros, médecin légiste responsable du Cauva. Qui plus est, ajoute-t-elle, « cette évaluation et cette prise en charge globale nous ont permis, enfin, d’accompagner pleinement les vécus – non seulement les femmes victimes de violences conjugales, mais aussi leurs enfants, pas uniquement les enfants abusés, mais aussi leurs frères et sœurs… » Aidante pour les victimes, « cette écoute multifocale est également essentielle pour l’équipe, notamment en matière d’évaluation des dires, et spécifiquement des dires des enfants, souligne Céline, psychologue. Elle nous permet de nous rappeler que, si des problématiques se répètent, chaque histoire est unique. Réévaluer à distance, en équipe, chaque prise en charge, c’est un garde-fou, et une mise en perspective des situations. » D’ailleurs, même hors procédure judiciaire, tous les cas de violence sur mineurs donnent lieu, ici, à une évaluation psycho-sociale, réalisée par un psychologue, une assistante sociale, et une infirmière.

Procédures judiciaires

« Je ne dis pas, bien sûr, qu’hormis Bordeaux, rien n’existe », prévient Nathalie Grosleron, rappelant qu’il existe en France 48 unités médico-judiciaires dédiées à l’examen, sur réquisition judiciaire, des victimes de violences et des personnes gardées à vue, et censées être, entre autres, dotées d’infirmières depuis la réforme de la médecine légale de 2011. Mais, insiste-t-elle, « dans nombre d’endroits, les logiques économiques actuellement à l’œuvre dans le monde de la santé freinent cette volonté de pluridisciplinarité ». Reste que le Cauva offre aux victimes, ce qui est unique, la possibilité d’amorcer sur place des procédures judiciaires. Quand elles arrivent sans passer par les services de police ou qu’elles sont hospitalisées sur le CHU, que leur agression présente une certaine gravité, le Cauva peut amorcer une procédure judiciaire et la victime déposer plainte dans ses locaux, un officier de police judiciaire venant prendre la déposition sur place. Autre spécificité, le Cauva a mis en place un dossier conservatoire, un système unique en France : pour les victimes, adultes, de violences intrafamiliales ne souhaitant pas déposer plainte au moment des faits, les constatations médico-légales sont conservées sous scellés pendant trois ans, afin de leur permettre, si elles changent d’avis, de lancer une procédure judiciaire.

Au total, le Cauva accompagne plus de 4 000 personnes par an, dont 59 % de femmes, et un tiers de mineurs victimes de coups et blessures comme d’agression psychique ou sexuelle (20 % des cas). Plus d’un quart des situations relèvent de violences intrafamiliales, précise Françoise Bénani. Ce jour-là, défilent une jeune mère violée par son mari, un homme couvert de bleus suite à une bagarre, des parents accompagnant leur fillette victime d’attouchements par un proche, une femme harcelée par son ex-compagnon venue, avec une amie, « se renseigner »…, tous accueillis et accompagnés par l’une des deux infirmières présentes, « véritable fil rouge pour les victimes et leurs proches », souligne Nathalie Grosleron-Gros. « Accueil, coordination de la prise en charge, participation à la visite judiciaire, évaluation, orientation…, le rôle infirmier au Cauva est essentiellement synonyme d’écoute et d’observation », commente Florence. « Accueillir, expliquer, accompagner, c’est essentiel, notamment pour les victimes d’agressions sexuelles, et pour les tout-petits et leurs parents, avec qui l’on passe souvent par le jeu », poursuit Sophie, puéricultrice. Un rôle crucial donc, à tel point que Françoise Bénani souhaite que se mette en place, via un protocole de coopération, une véritable consultation infirmière en amont de la visite judiciaire – « une infirmière médico-légale formée serait en capacité de s’occuper des soins physiques et émotionnels, de repérer, d’évaluer, d’apporter des éléments de preuve ».

La juste distance

« Temps bienveillant pour les victimes », selon les mots de Myriam, psychologue, le quotidien du Cauva confronte l’équipe à des situations parfois intolérables – ces femmes battues, qui, trop souvent, ne portent pas plainte, « et que l’on craint de retrouver de l’autre côté », soit sur la table d’autopsie ; ces enfants violentés, « ceux pour lesquels la dangerosité du cercle familial est telle que l’on se doit de faire un signalement, voire de prendre une ordonnance de placement provisoire, mesure impérative certes, parfois même vitale, mais qu’il nous faut assumer », raconte Gwenaëlle, assistante sociale. « Ce sont des vécus qui nous convoquent sur la scène de l’intime, dans lesquels nos propres projections entrent en jeu. D’où l’importance, encore une fois, de ne pas travailler seul. Afin de maintenir une juste distance », soulignent d’une même voix Samira, infirmière, et Céline. « Certes, rappelle Patrick, psychologue, nous restons un service d’urgence – et ne pouvons accompagner au long cours les victimes. Nous les voyons, pour certains, une seule fois, parfois plus, dans le cadre de suivis s’étalant sur deux ou trois jours, voire sur deux ou trois mois. Puis, nous passons la main. Mais l’étayage que nous leur offrons est essentiel. Évaluer et accompagner le vécu psycho-traumatique au plus près possible de l’agression permet de plus facilement se reconstruire. »

1 – Les prénoms des patients ont été modifiés.