« La femme doit motiver son choix » - L'Infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013

 

IVG AU LUXEMBOURG

RÉFLEXION

Le Luxembourg, parmi les fondateurs de l’Europe, reste conservateur sur de nombreux sujets. Ainsi, malgré une récente réforme, l’accès à l’IVG reste complexe, à tel point que seul le Planning familial la pratique ouvertement. Entretien avec sa directrice, Catherine Chéry.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi fallait-il une réforme(1)de la loi sur l’IVG ?

CATHERINE CHÉRY : La première loi datait du 15 novembre 1978, elle était très rétrograde et restrictive. La seule raison qui puisse expliquer qu’elle soit passée est que le pays était alors gouverné par une coalition libérale-socialiste, une fenêtre politique de quatre ans pendant laquelle le CSV (le parti chrétien social, majoritaire, ndlr) n’était pas au pouvoir. Mais cette loi rendait la femme totalement dépendante du pouvoir du médecin. En effet, seul le gynécologue pouvait apprécier sa situation de détresse, médicale ou psychologique. L’avortement restait pénalisé, sauf en cas de viol, d’inceste, de danger pour la santé de la mère ou de l’enfant, ou de danger pour la santé psychologique de la mère induite par la grossesse et les conditions de vie qui pourraient en résulter : c’est sur cette brèche de la legislation que nous nous sommes battus pour la faire évoluer.

L’I. M. : Pour quelle raison cette évolution est-elle si problématique ?

C. C. : Le contexte sociopolitique l’explique en grande partie. La société luxembourgeoise reste imprégnée de l’influence de l’Église (il n’y a pas de séparation de l’Église et de l’État, et l’Église détient l’un des grands quotidiens du pays, ndlr). Il existe bien des médecins qui pratiquent des IVG, mais personne ne le dit. Bref, cela reste tabou.

L’I. M. : Est-ce à dire que les gynécologues libéraux ou hospitaliers pratiquent l’avortement à reculons ?

C. C. : À reculons, et à la tête du client ! Selon la patiente, l’épaisseur de son portefeuille… Cela perdure depuis des années, et perdure probablement aujourd’hui, malgré la réforme. D’ailleurs, la loi n’oblige pas les médecins à pratiquer l’IVG. Lors de la constitution du collectif « Si je veux »(2), en 2010, des sages-femmes ont témoigné de la pratique de pots de vin dans les salles d’hôpital où les femmes allaient subir un « curetage » ; c’est la nomenclature utilisée pour la sécurité sociale ! La nomenclature pour l’IVG chirurgicale existe pourtant – « évacuation d’un utérus gravide » –, mais elle n’est absolument pas employée. De même, il n’y a pas de nomenclature spécifique à l’IVG médicamenteuse.

L’I. M. : Quels changements la réforme apporte-t-elle ?

C. C. : Précisons que, strictement, si la loi légalise l’avortement, celui-ci n’est pas dépénalisé, c’est-à-dire qu’il est passible du droit pénal s’il n’est pas pratiqué selon le protocole très strict dicté par cette loi. Néanmoins, il y a des points très positifs, à commencer par le fait que la détresse de la femme est désormais appréciée par elle seule, et non plus estimée par un médecin. Mais il y a une petite nuance par rapport à une loi totalement libérale, dans le sens où la femme doit toujours motiver son choix d’avorter. En revanche, la réforme dresse deux nouvelles barrières : d’abord, l’instauration d’un entretien pré-IVG obligatoire, au cours duquel la femme reçoit des informations précises sur l’intervention, et sur les alternatives. Le Planning familial s’est battu pour que cet entretien soit pratiqué par des associations neutres, qui ne culpabilisent pas les femmes. Il a été retenu comme centre de référence et de formation à cet entretien. La deuxième barrière, c’est l’obligation de faire pratiquer l’IVG par un gynécologue, quand, auparavant, un médecin généraliste pouvait s’en charger. Le planning familial est obligé de recruter de nouveaux gynécologues, et les candidats sont rares. Et cela entraîne des conséquences sur l’activité IVG du planning, donc, sur l’accès à l’IVG au Luxembourg en général. Car l’on peut encore aujourd’hui se poser la question : si le planning s’arrête, où adresser les femmes ? Il reste LE prestataire de référence.

L’I. M. : Cette situation favorise-t-elle le « tourisme abortif »?

C. C. : Le nombre d’avortements à l’étranger a diminué dès lors que le planning familial a été autorisé à le pratiquer. Mais il a longtemps été incroyablement élevé. Les femmes se rendaient majoritairement en Belgique et aux Pays-Bas, où le délai est de 22 semaines. On les envoyait aussi en France, mais pas en Allemagne, du fait de la deuxième consultation obligatoire, celle-là même qui apparaît aujourd’hui dans la loi luxembourgeoise : une consultation d’information sur les alternatives à l’IVG, mais dans le but caché que les femmes y renoncent, donc très culpabilisante pour elles. J’ai tenté d’obtenir le principe d’un remboursement par la sécurité sociale, car, théoriquement, qu’il soit pratiqué d’un côté ou de l’autre de la frontière, un acte hospitalier, de surcroît ambulatoire, devrait être pris en charge. La CNS (Caisse nationale de santé) m’a opposé l’argument suivant : la loi sur l’IVG prévoit qu’elle soit pratiquée dans un établissement hospitalier ou agréé à cet effet ; si vous voulez que vos patientes soient remboursées à l’étranger, il faut que l’établissement dans lequel elles seront accueillies soit agréé. Mais ça ne se passe pas du tout comme ça en Belgique, notamment, où cette obligation d’agrément n’existe pas !

L’I. M. : Comment le planning familial a-t-il obtenu cette autorisation ?

C. C. : En 2005, alors que les socialistes étaient revenus au pouvoir dans une coalition avec le CSV, nous nous sommes lancés dans l’obtention de l’agrément. En effet, la loi précisait que les IVG devaient être pratiquées à l’hôpital, ou « dans tout centre agréé à cette fin ». Nous nous sommes engouffrés dans cette brèche. Il a fallu trouver un gynécologue. Au Luxembourg, la plupart nous disaient : « Je veux bien faire des IVG médicamenteuses, car c’est la femme qui est active, mais pour les chirurgicales, c’est non. » Nous avons engagé un gynécologue français, et les IVG ont commencé en 2009. Puis, nous avons lancé la campagne « Si je veux », qui a abouti à l’inscription d’un projet de réforme de la loi sur l’IVG dans le programme du gouvernement.

L’I. M. : Quelles sont les femmes qui ont recours à l’IVG ?

C. C. : On ne peut pas dresser de « portrait robot ». Nous pouvons donner des tendances, mais, en l’absence d’études approfondies, les informations restent partielles. Cela fait des années que nous demandons au ministère de la Santé de mener de telles observations, qui pourraient permettre de répondre aux questions suivantes : les mineures sont-elles plus confrontées que les autres à un risque d’IVG ? Quelles raisons précises amènent les femmes à avorter ? L’accès à la contraception est-il équitable, et protège-t-il d’une IVG ? Outre l’absence de réponses, nous devons faire avec des chiffres falsifiés ; du fait de l’utilisation d’une mauvaise nomenclature (« curetage », voir plus haut, ndlr), l’acte IVG a toujours été mal déclaré, à tel point que les chiffres reportés à des instances comme l’OMS (Organisation mondiale de la santé) sont : IVG = 0 ! Alors qu’officieusement, le nombre d’IVG se situerait autour de 1 200 par an.

Nous pouvons, à notre échelle, et avec nos propres moyens, établir des tendances en nous basant sur nos chiffres et ceux de nos partenaires étrangers : nous savons, par exemple, que 60 % de nos patientes ont plus de 25 ans, et que, sur le total des femmes que nous recevons pour une intervention, 53 % sont sous contraception. L’origine géographique révèle un quart de Luxembourgeoises. Elles ont des modes de vie divers, se trouvant aussi bien en couple que seules. Et, depuis 2011, on note une paupérisation : des femmes qui ont fait moins d’études, qui sont au chômage, qui ne parlent aucune langue en vigueur au Luxembourg.

L’I. M. : En termes de prévention, d’éducation sexuelle et affective, le Luxembourg est-il à la traîne ?

C. C. : Au planning, nous avons toujours mené, et presque sans obstacles, des actions de prévention, d’éducation sexuelle, dans les écoles, des foyers. Et l’instauration de l’activité IVG ne s’est pas faite aux dépens de la prévention. La loi de 1978 prévoyait déjà des cours d’éducation sexuelle dans les écoles et la formation des enseignants. Mais celle-ci n’est pas effective. Depuis la campagne « Si je veux », la prévention est incluse dans le programme gouvernemental, avec le plan ESA – éducation sexuelle et affective –, un travail en concertation avec les ministères concernés et les acteurs de terrain. Avec ce plan, notamment, l’accès aux contraceptifs est désormais remboursé à 80 % pour les jeunes femmes de moins de 25 ans.

1 – Loi du 12/12/2012.

2 – Le Planning familial a lancé en 2009 la campagne « Si je veux », pour la réforme de la loi sur l’IVG. Un an plus tard, le collectif du même nom s’est constitué, incluant d’autres associations, tel le CID-Femmes (Centre d’information et de documentation).

CATHERINE CHÉRY

DIRECTRICE DU PLANNING FAMILIAL

→ Diplômée de Sciences-Po Paris en business management en 1982.

→ Travaille pour un cabinet d’audit, puis comme responsable des finances commerciales d’une grande entreprise d’agro-alimentaire entre 1982 et 1988.

→ Arrive à Luxembourg en 1988. « Pause-carrière » : elle s’investit, notamment, aux côtés d’Amnesty International.

→ Directrice financière du Centre de recherche public de la santé de 1997 à 2003. Mai 2003 : devient directrice du Planning familial de Luxembourg.

→ Vit en Afrique du Sud entre 2011 et 2013.

→ Septembre 2013 : retour à Luxembourg au poste de directrice du Planning.