Le théâtre, miroir de l’autre soi - L'Infirmière Magazine n° 332 du 01/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 332 du 01/11/2013

 

PSYCHIATRIE

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Les ateliers de théâtre en milieu psychiatrique allient exigence artistique et bénéfices pour les patients. Peut-on pour autant parler d’activité thérapeutique ? Approche à travers deux démarches initialement différentes mais concordantes dans leurs effets.

Sur le parvis du centre d’animation du Grand Parc, à Bordeaux, une petite foule bat le pavé pluvieux. Un à un, les participants au projet Persona ! arrivent. On se serre les mains, on échange un signe de tête ou l’on reste à l’écart, en attendant impatiemment que les portes de l’auditorium s’ouvrent. La séance commence. Le metteur en scène Luc Cognet invite les participants de l’atelier théâtre à grimper sur la scène. Il leur demande d’occuper l’ensemble de l’espace. L’échauffement des corps et des voix commence. Deux à deux, les apprentis acteurs se font face et se martèlent le thorax. La voix résonne, et cela s’entend. Le metteur en scène enjoint les acteurs en herbe de pousser leur timbre le plus loin possible. Vient l’heure de reprendre les textes qui seront présentés lors du spectacle de décembre prochain. Des auteurs très contemporains ont été choisis : Valère Novarina et Joël Pommerat. Damien, Inès et Sylviane se donnent la réplique. Conseils de Luc Cognet pour mieux occuper l’espace, imposer sa présence et jouer avec les autres. Soudain, la magie du théâtre fonctionne, la saynète interprétée nous raconte quelque chose. L’assemblée apprécie. Tranquillement assis dans leur fauteuil, les autres participants attendent. Certains ont le regard perdu. Puis vient leur tour de monter sur scène, et leur attitude se métamorphose. Ils sont maintenant pleinement présents. Il pourrait s’agir de n’importe quelle répétition d’atelier théâtre. Pourtant, les personnes qui se retrouvent ici appartiennent au monde psychiatrique : patients suivis en hôpital de jour, en CMP (centre médico-psycologique), en CATTP (centre d’accueil thérapeutique à temps partiel) ou en foyer d’accueil médicalisé, et soignants. Le spectacle, qui mêlera danse, théâtre et musique, sera joué dans un théâtre de la banlieue bordelaise réputé pour la qualité et l’éclectisme de sa programmation. Il est le fruit d’une collaboration entre plusieurs établissements de soins et la compagnie Théâtr’action.

Champ symbolique

Le lien fécond entre la psyché et l’art a été exploré depuis les débuts de la psychanalyse. D’abord concentrée sur les beaux-arts, l’art-thérapie s’est ensuite tournée vers le théâtre. Comme l’explique Patricia Attigui, psychologue clinicienne, l’espace théâtral permet au patient « d’intégrer le champ symbolique ». Il est l’occasion d’« intervenir sur la mémoire des émotions » et permet aux personnes en situation de souffrance psychique de « partager leur expérience » et de « changer de rêves »(1). La thérapie par le théâtre est pratiquée dans nombre de services psychiatriques. En parallèle à ces ateliers, une pratique théâtrale à la dimension artistique plus affirmée fleurit en milieu psychiatrique depuis déjà plusieurs décennies. Via des associations liées à un établissement ou des conventions passées grâce au programme Culture et santé (voir encadré p. 26), le monde sanitaire se met en relation avec celui de la culture. Les activités proposées aux patients peuvent déboucher sur une représentation, au sein de l’hôpital, ou à l’extérieur. Des professionnels du monde du spectacle y sont associés. Les soignants participent aux ateliers en tant que comédiens et, également, en soutien aux patients. Ces ateliers théâtre, à l’exigence artistique revendiquée, relèvent-ils de la thérapie ? Au premier abord, les avis semblent diverger. L’hôpital de jour de psychiatrie du centre hospitalier intercommunal Robert-Ballanger, en Seine-Saint-Denis, dispose de sa propre troupe, les Envolés. Ses activités sont soutenues par deux associations, dont un GEM (groupe d’entraide mutuelle).

Pour Guy Lamacq, psychothérapeute, et âme de la troupe, la dimension thérapeutique des activités des Envolés est évidente : « Tout est fondé sur le travail d’acteur, qui s’intègre dans la psychothérapie institutionnelle. La dynamique de groupe, le travail sur la longueur sont capitaux. Les patients deviennent acteurs de leur propre thérapeutique. » La troupe est une véritable entité, et les orientations artistiques importantes sont décidées collectivement. Au sein du groupe, les relations entre patients et soignants évoluent : tous sont soumis aux mêmes exigences artistiques. Il arrive même que les rôles traditionnels soient inversés. En effet, certains patients-acteurs chevronnés viennent parfois en aide à des soignants moins expérimentés en matière de théâtre qui leur donnent la réplique. Les anciens de la troupe aident également les nouveaux venus à se sentir à l’aise et à se lancer dans le travail de longue haleine qu’ils s’apprêtent à aborder. La progression dans le travail d’acteur, la participation aux activités de la troupe, l’attention portée à l’autre contribuent à faire oublier ses propres tourments. Recsmei fait partie des Envolés depuis quelques années, et nous offre ce résumé percutant : « Je préfère le trac à mes angoisses. » À Bordeaux, le projet Persona !, qui réunit plusieurs établissements sanitaires, s’articule avant tout autour d’une initiative culturelle qui revendique la sortie du cadre hospitalier et la mise en avant d’objectifs artistiques. Luc Cognet ne connaît pas la pathologie des patients qu’il dirige. Il n’utilise aucun filtre pour s’adresser aux membres de l’atelier. L’énergie qu’il faut susciter chez les acteurs et son déploiement pour que la représentation voie le jour constituent son horizon. Cela ne l’empêche pas de prendre en compte des difficultés que rencontrent certains patients et de s’adapter à eux. « Je dois les rassurer, et tirer la sensibilité et la justesse intenses qu’ils ont en eux, afin qu’ils la dégagent sur scène. » La présence des soignants lors des répétitions et du spectacle est indispensable. Il s’agit de soutenir les patients, de leur venir en aide en cas de difficulté, ou de repérer des signes d’alerte. Un soignant accompagne souvent les patients lors de leur première participation à l’atelier. Le but est qu’ils parviennent ensuite à agir de façon autonome. Intégrer Persona ! fait l’objet d’un travail en amont. « Nous effectuons un suivi infirmier, s’enthousiasme Brigitte Despouys, de l’hôpital de jour de la Cerisaie. Nous observons. Nous ne sommes pas là pour imposer quoi que ce soit. » La proposition de participer au projet artistique se fait quand le patient semble prêt, de rapides réorientations restant toujours possibles ensuite. Une séance difficile pour un patient est reprise plus tard en entretien pour tenter de comprendre ce qui s’est passé.

Rencontre de qualité

Ces deux démarches, aux bases théoriques différentes, se rejoignent dans la pratique et dans leurs effets. Les patients se sentent mieux, ont un contact plus facile avec autrui, et s’autonomisent. De leur côté, les soignants sont unanimes : l’effacement des différences de statut compte, il permet une rencontre de qualité, mais ils n’abandonnent pas pour autant leur mission. La manière dont s’est déroulée une répétition peut ensuite nourrir les entretiens de suivi. Une analyse qualitative permet d’évaluer les bénéfices de cette pratique, même si aucune étude n’a encore été consacrée aux ateliers théâtre en milieu psychiatrique. Pour Antje Lehry, musicothérapeuthe participant aux activités de la troupe des Envolés, la pratique théâtrale a pour but essentiel de « permettre la rencontre avec l’autre ». Comment écouter l’autre ? Pour des patients psychotiques, l’enjeu est de taille. Les exercices pratiqués sont à la fois tournés vers le groupe, sur la manière de faire porter la voix dans l’espace, et sur l’introspection : « Chacun se concentre sur la position de son corps, la façon dont ses pieds sont ancrés au sol », explique la soignante. Au fil du temps, ces exercices permettent au jeu d’acteur de s’affirmer. Le double regard porté sur soi et ses partenaires de jeu offre la possibilité d’être là, d’écouter l’autre, d’« être attentif à quelque chose d’extérieur sans avoir l’impression d’être envahi ». Le jeu théâtral permet d’échapper à un monde intérieur qui s’avère parfois trop confiné et source de souffrances. L’importance accordée à la présence sur scène est également fondamentale pour Luc Cognet : « Le but est que chaque comédien ait sa place. Même s’il n’a que deux répliques à prononcer, il s’agit de répliques pleines. Il est là. »

Ante Lehry souligne la nécessité d’encadrer les séances de travail afin de canaliser les énergies et que chacun trouve sa place. « Nous devons être avec les patients, les calmer et les valoriser quand ils parviennent à se contenir. » L’ouverture à l’autre est d’autant plus fondamentale qu’elle permet d’atténuer l’isolement des personnes prises en charge en psychiatrie : « Un nombre important de nos patients ne peuvent plus investir l’extérieur, décrit l’infirmière bordelaise Brigitte Despouys. Ils ont besoin de parler, mais ils ne sortent pas. L’atelier théâtre aide l’individu à se réassurer, à se prouver qu’il existe. Cultiver l’habileté sociale est l’un des enjeux fondamentaux de notre activité en hôpital de jour. » L’assiduité des patients aux séances du lundi montre l’importance que revêt pour eux ce rendez-vous. Damien, apprenti acteur, décrit l’évolution de sa personnalité au fil des ateliers : « Avant, j’étais timide. Maintenant, je parle un peu plus fort. Ici, les gens sont gentils, on se relâche, on peut aller davantage vers les autres. En groupe, on n’est pas tout seul. » Les participants aux ateliers affirment unanimement qu’ils se sont fait des amis. Recsmei évoque également son expérience au sein de la troupe des Envolés, et la joie d’être en groupe.

Shakespeare et compagnie

Cette vie en communauté a été très intense lors des quinze jours de résidence de la troupe avant les représentations de La tempête, de Shakespeare, au théâtre manceaux de la Fonderie, au printemps dernier. Le regard brillant, le jeune homme réservé évoque les chahuts lors des repas collectifs du soir ou une joyeuse virée dans un magasin de la ville?: au milieu des rayons, les patients s’amusaient à s’apostropher en citant le dramaturge. La pratique théâtrale offre également un support pour affûter la disponibilité psychique des patients. Malgré les troubles de la mémoire dont ils peuvent souffrir, ils parviennent à retenir leurs textes. Chaque rôle est adapté aux capacités et aux ambitions de chacun. Guy Lamacq souligne qu’il est essentiel pour eux de « s’emparer d’une langue qui n’est pas la leur, comme celle de grands auteurs comme Shakespeare ou Pessoa. Cela leur permet de s’exprimer autrement. Cela les construit. Pour bien jouer un texte, il faut le comprendre. Ils se mettent à lire davantage, à s’intéresser. Ils s’ouvrent et se remplissent. C’est important face au grand vide qui les habite parfois. » Le choix des textes est fondamental. et les grands auteurs sont privilégiés. Une ambition culturelle qui s’avère profitable. Il arrive que Guy Lamacq propose également un rôle à un patient en fonction de sa sensibilité ou de la manière dont cette partition peut résonner en lui.

La représentation du projet Persona ! s’articule autour de productions dramaturgiques très contemporaines : pas question de donner dans la facilité. Les textes travaillés interrogent les patients et leur servent d’appui. Baki, de la troupe des Envolés, se plaît, au fil de la conversation, à réciter quelques tirades de Prospero, personnage de La tempête qu’il a incarné l’an passé. Il est accueilli comme patient à l’hôpital de jour du CH Robert-Ballanger. Fanny, elle aussi apprentie actrice, évoque le manque de cohérence des personnages qu’elle doit interpréter cette année. Leur caractère fantasque l’attire et la questionne. Elle a cette phrase riche et troublante pour décrire le sentiment qui l’a habitée l’an passé après son intervention sur scène : « C’est comme si j’avais joué mon propre rôle, mais, en même temps, ce n’était pas moi ».

Les patients-acteurs se frottent au sens des responsabilités. Le résultat final dépend de leur engagement. Si l’un deux sombre parfois, la majorité des participants répondent présent quand arrive le moment de la représentation. La joie de montrer au public ce qu’ils ont réussi à construire est immense, et partagée par les soignants. Le fait de montrer à l’extérieur ce que l’on est parvenu à réaliser permet d’endosser un rôle citoyen et de changer d’image. « Je ne pensais pas que je pouvais faire preuve d’autant d’assurance et d’autorité, confie Baki. J’ai joué un personnage universel. J’en tire une fierté qui m’aide dans mon quotidien. Le théâtre nous donne cette chance. J’ai pris confiance en moi, je prends la parole au sujet des choses qui m’ont échappé lorsque j’étais plus jeune. »

1- Patricia Attigui, Jeu, transfert et psychose – De l’illusion théâtrale à l’espace thérapeutique, Dunod, 2012.

HORS LES MURS

Culture et santé en région

Le projet Persona ! existe et perdure grâce au programme Culture et santé. Le projet est financé via un appel à projets annuel émis par l’ARS (agence régionale de santé), la Drac (Direction générale des affaires culturelles et le conseil régional) d’Aquitaine, réunis par une convention tripartite. Les établissements sanitaires partenaires du projet apportent également une partie du budget. La commune d’Eysines fournit une aide en nature, avec la mise à disposition d’un théâtre en fonctionnement. La signature, en 1999, d’une convention entre les ministères de la Santé et de la Culture est à l’origine d’un programme dont le but est de proposer aux patients une activité culturelle à l’extérieur de l’hôpital. Par ce biais, un nombre important d’ateliers théâtre peut être financé. En premier lieu, le jumelage entre des structures culturelles et des établissements hospitaliers a été favorisé. À présent, ce sont des politiques plus larges, impliquant les projets d’établissement, qui sont mises en avant. Ce programme s’ouvre actuellement aux établissements médico-sociaux.

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