« Bonjour, jeune beauté ! » - L'Infirmière Magazine n° 330 du 01/10/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 330 du 01/10/2013

 

DÉFICIENCE MENTALE

RÉFLEXION

Les parents de Julie, jeune femme atteinte d’une déficience intellectuelle, pointent les nombreux déficits dans l’accueil et la prise en charge des personnes handicapées mentales. Pour eux, c’est la vision que l’on a de ces personnes qui doit, avant tout, changer.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quelles raisons vous ont poussés à écrire un livre ?

JEANNE AUBER : L’objectif de ce livre(1) n’était pas juste de raconter l’histoire de notre fille, Julie, déficiente intellectuelle, car de nombreux témoignages sur le sujet existent déjà. Au travers de cet ouvrage, mon mari et moi avons souhaité questionner le parcours des parents et la place de la personne handicapée mentale dans la société actuelle.

L’I. M. : Pourquoi avez-vous fait cette démarche il y a seulement deux ans, et pas avant ?

J. A. : Parce que Julie est aujourd’hui adulte.

TRISTAN AUBER : Nous n’étions pas prêts à écrire ce livre avant.

L’I. M. : Vous avez choisi d’écrire cet ouvrage sous une forme épistolaire. Pourquoi ?

J. A. : La forme épistolaire est un pur artifice, pour accroître l’intérêt du lecteur. Tristan et moi ne nous sommes jamais écrit à propos de Julie. En revanche, tous les courriers envoyés à des professionnels sont de vrais courriers, que j’ai rédigés en me disant intérieurement que j’en ferais un jour quelque chose.

T. A. : De mon côté, j’ai écrit des notes suite à des entretiens, des rendez-vous, des coups de gueule, des choses un peu personnelles. Et puis, il y a deux ans, Jeanne m’a annoncé qu’elle avait envie d’écrire sur le sujet.

J. A. : Détail déterminant : en lisant les notes « coups de gueule » de Tristan, au style plus incisif que le mien, je me suis rendu compte qu’elles faisaient écho à certains de mes textes. Je les ai donc naturellement intercalées. De là est née l’idée d’une correspondance, puisque l’on pouvait ainsi alterner nos écrits. Le travail d’écriture et de réécriture a suivi. L’objectif était de ne pas s’inscrire dans un témoignage ne touchant que des personnes concernées par notre histoire, mais d’atteindre un public plus large. Parce que je suis aujourd’hui convaincue que la place de la personne déficiente intellectuelle dans le milieu soignant dépend totalement de la place qu’on lui donne dans la société.

L’I. M. : Le fait que vous soyez médecin a-t-il facilité certains aspects dans la prise en charge de votre fille ?

J. A. : Non, absolument pas. C’est même le contraire. Le monde éducatif est opposé au monde médical, et les deux ont des a priori négatifs sur le fait qu’un parent soit médecin. Dans la sphère médicale, cela est perçu comme une exigence supplémentaire et crée une forme de tension. Je me suis pourtant toujours positionnée en tant que mère et non en tant que médecin, sauf dans des moments de réels dysfonctionnements.

L’I. M. : Le regard des soignants vous semble-t-il plus mature que celui des autres ?

T. A. : Non. Finalement, les soignants sont des femmes et des hommes comme les autres. Je ne suis pas sûr qu’ils soient meilleurs ou plus en avance que le reste de la population sur la question. Certains individus sont exceptionnels, mais le collectif aujourd’hui ne fonctionne pas.

L’I. M. : Cela ne révèle-t-il pas un problème quant au regard et à la considération portée aux personnes déficientes mentales en France ?

J. A. : Très peu de choses sont pensées et, ensuite, adaptées aux personnes handicapées mentales en France. C’est tout à fait révélateur du fait que l’on ne se pose pas la question de l’accueil de ces personnes-là. Globalement, chez nous, la question du handicap se résume au « logo des fauteuils roulants », et l’accessibilité est centrée sur les rampes d’accès… Des efforts sur l’accueil sont menés vis-à-vis des personnes malvoyantes et malentendantes, notamment, mais, tout simplement, rien n’est fait pour les personnes déficientes intellectuelles.

L’I. M. : Comment expliquer cette absence de véritable accueil pour elles ?

T. A. : C’est un problème de vision et d’intégration des personnes handicapées dès le plus jeune âge dans notre société. Nous accusons d’ailleurs un gros retard dans le domaine du handicap par rapport à d’autres pays comme la Norvège ou la Belgique, pour n’en citer que deux. En France, nous sommes dans une société très normative, où il faut absolument rentrer dans une case. Si aucune case ne vous correspond, vous êtes tout bonnement exclu.

J. A. : En France, les établissements spécialisés se demandent comment votre enfant va pouvoir être pris en charge dans leur structure. En Belgique, c’est l’inverse : les professionnels se demandent comment leur établissement va pouvoir répondre le mieux possible à l’accueil de votre enfant. Ici, il faut que votre enfant corresponde aux critères de l’établissement. Il n’y a donc pas d’accueil de la personne handicapée dans sa spécificité. Cela pose la question de sa place dans la société, et à l’école. Très rapidement, les enfants sont placés dans des IME (institut médico-éducatif), ils ne dépendent plus de l’Éducation nationale mais de la Sécurité sociale. Cela prouve qu’ils sont considérés, et déjà stigmatisés comme des personnes malades et non comme des enfants. Il n’y a pas de projet pour eux au sein de l’école. Le « Bonjour jeune beauté ! », le titre du livre, renvoie à ce raisonnement : ce n’est plus à l’enfant porteur de handicap de devoir être comme nous, c’est à nous de nous poser la question suivante : « Que comprend cette enfant, avec les moyens et les outils dont elle dispose ? ». Chaque individu raisonne et agit avant tout en fonction de lui-même, et la bienveillance est devenue assez rare dans notre société…

T. A. : Ce n’est pas la taille du pays qui peut expliquer ces différences. C’est la volonté et la prise en charge qui en découle qui vont déterminer un modèle.

L’I. M. : Cela ne pose-t-il pas la question de la prise en compte et de l’évaluation qui, seules, peuvent permettre une réelle reconnaissance de la déficience intellectuelle ?

J. A. : Pour une prise en charge globale adaptée, il faut une reconnaissance et une tarification spécifiques. La question de la certification est en discussion et devrait, espérons-le, être abordée dans les prochains rapports. Le livre blanc de la santé de l’Unapei (Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis) et le rapport Jacob vont dans ce sens. Si une consultation médicale dure 45 minutes au lieu de 30 parce qu’elle prend en compte la spécificité de l’accueil d’une personne handicapée, la prise en charge est bien meilleure.

T. A. : Dans le cadre de la maîtrise comptable mise en place depuis quelques années, la spécificité des personnes handicapées pose problème. Un premier critère objectif à considérer serait : « Est-ce que cette personne possède une carte de handicap à 80 %, oui ou non ? ».

J. A. : Ce n’est pas un critère suffisant pour moi… La question de l’autonomie me paraît plus importante. La personne a-t-elle besoin d’un accompagnement permanent ? Enfin, nous n’allons pas écrire la loi… Cela pose à nouveau la question de la place que l’on donne aux personnes comme Julie. Elle a vingt-deux ans d’expérience de vie. Pourquoi ne s’adresse-t-on pas directement à elle, alors qu’en pédiatrie, les soignants s’adressent directement aux bébés qui ne parlent pas, ou très peu ? Cela montre la peur de l’inconnu, la confusion entre handicap, folie et agressivité. On veut bien, à la rigueur, ressembler à un vieillard – pas trop fou –, mais pas à une personne handicapée mentale, parce que la différence fait peur. La personne handicapée nous renvoie à nos faiblesses. On met tout ça de côté, parce que les valeurs centrales de la société sont la beauté et la performance…

L’I. M. : Que faudrait-il mettre en place pour améliorer l’accueil des personnes handicapées dans notre société ?

J. A. : Idéalement, il faudrait intégrer les personnes handicapées dans la société dès leur plus jeune âge. Symboliquement, il faudrait qu’elles dépendent de l’Éducation nationale, au moins jusqu’à l’âge de 12-14 ans, et que les structures spécialisées les accueillant soient suffisamment proches des écoles pour qu’il y ait des temps communs, au sport peut-être, à la cantine, lors de sorties au musée, par exemple. Il faudrait instaurer de vrais moments de rencontre entre les enfants. Ensuite, une vraie place dans la ville devrait leur être donnée, en augmentant le nombre des appartements thérapeutiques, qui sont beaucoup trop rares. La question de l’emploi est aussi très importante. Leur proposer un travail, même s’il est très peu indemnisé, est bien plus gratifiant pour elles que recevoir une allocation handicapé. Il faut cesser de considérer ces personnes en fonction de leur handicap. Il faut changer de regard.

L’I. M. : Quels sont les principaux obstacles que vous avez rencontrés concernant la prise en charge de votre fille ?

T. A. : Le système est totalement opaque lorsque vous cherchez une place pour une personne handicapée. Parce que chaque établissement a ses propres critères. Le financement a beau être public, dans le domaine du handicap, la gestion est très souvent faite par des associations. La Maison du handicap n’a aucun pouvoir sur ces établissements, donc elle ne peut imposer personne. Elle est censée connaître le nombre de places vacantes de chaque structure, ce qui n’est pas le cas. Les ARS n’ont strictement aucun pouvoir là-dessus non plus, et je pense que c’est la dernière de leurs préoccupations. Il n’y a aucune vision globale des besoins, des places, ni des parcours proposés, que ce soit au niveau départemental ou régional, national. Une absence quasi totale de communication règne entre les établissements et le monde médical. Ils ne se connaissent pas. Le monde médical et le monde éducatif se sont construits en opposition quant à la prise en charge de ces enfants handicapés. Tant que le parcours médico-social et le parcours de soins ne seront pas associés, on ne sera pas dans la globalité de l’accueil et de la prise en charge de la personne handicapée. Il y a du boulot ! Pour que les choses progressent, il faudrait commencer par en parler. Depuis que nous avons publié ce livre, un nombre incroyable de gens nous parlent de personnes de leur entourage touchées par le handicap. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les personnes en situation de handicap, ainsi que leurs proches, vivent comme des Roms : à l’écart, cachées, parce qu’elles savent que si elles se font remarquer, elles seront « virées » de l’établissement dans lequel il a été si difficile de trouver une place…

J. A. : Morale de l’histoire : il vaut mieux ne rien dire, ne pas signaler les dysfonctionnements ou les problèmes rencontrés par votre enfant. Car, dans un tel contexte, critiquer le système, c’est prendre un risque. D’ailleurs, nous sommes aujourd’hui à la recherche d’un foyer pour Julie. Après dix mois d’efforts, et malgré l’urgence de la situation, nous n’avons trouvé aucune place pour elle, aucune solution. C’est donc malgré moi que j’ai été obligée de faire une demande en Belgique. J’ai honte de mon pays, qui a laissé de côté la cause des personnes déficientes mentales.

L’I. M. : Les démarches pour trouver un établissement en Belgique ont-elles été concluantes ?

T. A. : Au mois de mai, j’ai contacté des foyers belges. Mi-juillet, j’avais déjà quatre places. En France, rien, alors que j’avais bien précisé que notre situation relevait de l’urgence. J’ai téléphoné au conseil général pour avoir les documents de prise en charge, puisque c’est la France qui paye, sachant que le coût est d’environ 60 000 euros pour un an, ce qui représente largement un emploi… Et là, on m’a répondu que je devais prouver que je n’avais pas trouvé d’établissement en France. Ils n’allaient pas financer le dossier de Julie sans avoir la preuve de tous les refus que nous avions essuyés en France… Comme si j’envoyais ma fille de gaieté de cœur en Belgique ! Certains parents sont si découragés qu’ils abandonnent les démarches et gardent leur enfant handicapé chez eux. Lorsqu’ils viennent à mourir, leur enfant a enviton 50 ans, et n’est jamais allé en établissement. Moi, j’appelle cela de la maltraitance administrative.

1- Bonjour, jeune beauté !, Jeanne et Tristan Auber, Bayard Culture, 2013, 200 p.