« Notre rapport au mourir a évolué » - L'Infirmière Magazine n° 327 du 15/07/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 327 du 15/07/2013

 

INTERVIEW : EMMANUEL HIRSCH DIRECTEUR DE L’ESPACE ÉTHIQUE DE L’AP-HP

DOSSIER

Emmanuel Hirsch(1) pense l’hôpital et le soin comme « le cœur des engagements éthiques de la société ». Et plus encore, lorsque la mort est en face.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Dans La mort inversée(2), l’historien Philippe Ariès invoque les « progrès du sentiment familial » et son « quasi-monopole » pour analyser l’évolution de notre rapport à la mort. Quelles autres explications y voyez-vous ?

EMMANUEL HIRSCH : Ses travaux constituent une précieuse référence du point de vue notamment de l’histoire des idées et des sensibilités, de notre rapport au mourir qui a évolué dans des contextes sociaux donnés. Je pense qu’il serait attentif aujourd’hui à la médicalisation de la fin de vie, dont la réanimation a produit des aspects particulièrement marquants dans les années 1970. La phase terminale de l’existence et parfois même la décision d’en abréger le cours du fait d’une limitation ou d’un arrêt des traitements se déroulent le plus souvent dans le contexte de l’espace hospitalier et non plus dans l’espace privé du domicile comme naguère. La technicité environne ce temps du mourir et donne le sentiment qu’il serait possible d’intervenir sur le cours des choses, soit en persistant dans les soins, soit au contraire en y renonçant de manière anticipée. En fait, il semble acquis que l’on meurt actuellement plutôt dans une certaine solitude, et sans être apaisé par des représentations théologiques, peu compatibles avec une laïcisation de la mort. Cela explique le recours aux sédations terminales, expression moderne d’une aspiration à une sérénité là où l’accompagnement religieux semble déplacé.

L’I. M. : Dans Apprendre à mourir(3), vous écrivez : « Les promesses d’une présence qui ne désertera pas permettent de ne pas renoncer avant l’heure et de tisser les derniers liens qui nous sont indispensables jusqu’aux limites de la séparation. » Est-ce la description idéale du travail soignant en fin de vie ?

E. H. : Je respecte et je considère l’œuvre de soin telle qu’elle s’exprime dans l’engagement profond de ces professionnels de santé ou de ces bénévoles associatifs qui ne désertent pas ; ils assument leur champ de compétences et leurs devoirs d’humanité. Auprès de la personne vulnérable, incertaine face à l’imminence de la mort, ne pas abandonner représente un engagement éthique qui m’impressionne. Cette reconnaissance de la personne dans sa dignité d’être, cette assistance jusqu’au bout faite de sollicitude et de gestes humbles prennent d’autant plus de signification et de valeur que le temps semble compté.

L’intervention se limite aux petits riens de l’ordinaire, à ces signes de réconfort qui disent mieux que les mots que la personne est toujours reconnue parmi nous. Porter la fonction soignante à cette dimension d’exigence alors que la cité ne sait plus que faire face à la mort en dit beaucoup sur ce que signifie la justesse du soin. Il me semble en cela exprimer dans bien des circonstances l’indispensable dans notre démocratie.

L’I. M. : Quel est votre point de vue sur ce concept de « bonne mort » cher à Marie de Hennezel(4) ?

E. H. : La réflexion que développe avec subtilité Marie de Hennezel constitue pour moi une référence. Je ne me permettrai pas de discuter ce concept de « bonne mort ». De mon point de vue, j’estime que la mort en elle-même ne représente pas l’enjeu premier. Ce qui importe, c’est de pouvoir vivre sa vie dans sa plénitude, jusqu’au dernier instant. Poser cette exigence, c’est se confronter aux réalités humaines de maladies, qui parfois altèrent la personne dans ce qui constitue son intégrité. Le long temps de la maladie grave, qui affecte, entame, malmène la personne de manière souvent intrusive, au point de devenir insupportable, interroge de manière flagrante nos positions théoriques, nos résolutions morales, voire nos idéaux. Comment se situer auprès de l’autre, l’assister, accueillir son attente, atténuer sa désespérance ? Évoquer de tels enjeux dans le contexte d’une médicalisation souvent excessive de la fin de vie, ou alors d’abandons et de relégations incompatibles avec l’idée que l’on peut avoir de notre démocratie, ne peut qu’inciter à comprendre que nos obligations s’exercent – dans ce domaine intime – en termes de choix politiques. Cela nous renvoie au débat actuel sur une évolution possible de la loi Leonetti.

1– Il est en outre directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer et du département de recherche en éthique de l’université Paris Sud http://emmanuelhirsch.fr

2– Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975

3– Paris, Grasset, 2008

4– Voir bibliographie