Les soignants vulnérables - L'Infirmière Magazine n° 327 du 15/07/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 327 du 15/07/2013

 

LE SOIN JUSQU’AU BOUT

DOSSIER

Taboue, cachée, peu enseignée, la mort environne pourtant le quotidien des soignants à bien des égards. La société l’a abandonnée à l’hôpital, souvent démuni pour répondre à l’exigence d’une fin de vie digne.

« Alors que je me trouvais en réanimation à l’hôpital, dans le dernier carré, j’ai cru que la maladie me menait droit à la mort. Il semble que ça n’était pas le cas. Les infirmières m’ont soutenu. Elles m’ont aidé à ne pas céder au découragement, m’ont poussé à remarcher, à rejouer de la guitare. (…) Ces marques d’humanité m’ont permis de conserver l’envie de me battre. J’ai eu une vie passionnante. Je voudrais qu’elle le reste jusqu’au bout. »

Ces mots de Georges Moustaki, mort le 23 mai dernier, issus d’une interview donnée au journal La Croix le 13 octobre 2011, en disent beaucoup du souhait que chacun d’entre nous nourrit pour la fin de sa vie. Mourir en paix, sans souffrance, et entouré des siens. « Jusqu’au bout », écrit le poète et chanteur… C’est-à-dire : vivant avant que d’être mort. Or, « nous avons peu à peu désappris la mort », écrit l’ancien ministre de la Santé et président de la Croix-Rouge, Jean-François Mattéi, dans Fins de vie, éthique et société (voir bibliographie p. 20) : « Comme si, avant que d’être morts, les mourants n’étaient déjà plus des vivants. »

Dans son rapport à la mort, le « monde soignant » agit souvent comme s’il se positionnait face à un « mort vivant » : l’incurabilité étant posée, la personne est déjà considérée comme morte. Et la mort, au lieu d’être accueillie comme partie de l’existence, est cachée. Taboue. Jusque dans le vocabulaire pour la décrire : « disparaître », « partir », « s’en aller », « être au ciel »… Peu de soignants seraient vraiment préparés à la confrontation avec la mort : « À l’exception des réanimateurs ou des responsables de soins palliatifs, qui la fréquentent tous les jours et ont adaptés leurs comportements, le personnel hospitalier, et notamment médical, la vit comme un échec : il souhaite rarement s’appesantir ou communiquer sur le sujet », expliquent les rédacteurs du rapport 2009 de l’Inspection générale des affaires sanitaires (Igas) sur la mort en France.

Une attitude que la médicalisation grandissante de la vie… et de la mort explique beaucoup. La médecine est devenue une croyante miraculeuse, se substituant aux autres ; il s’agit, dans une société mal à l’aise avec la vieillesse, encore davantage avec la mort, de « rendre curables les méfaits du temps, et même, pourquoi pas, de soigner la mort », considère la psychologue Marie-Frédérique Bacqué, professeur à l’université de Strasbourg et présidente de la Société française de thanatologie.

Parfois, – autre attitude d’évitement , – la mort est évacuée vers le domicile, pour des raisons non seulement éthiques, mais économiques. Pourtant, si en 1961, 66 % des malades mourraient chez eux, ils ne sont plus aujourd’hui que 27 %, contre 57 % à l’hôpital, concentrés dans les services des urgences et de réanimation(1). L’HAD (hospitalisation à domicile) et les réseaux de soins palliatifs, certes, se développent mais de façon très inégale. Cela est dû à un manque de moyens mais aussi à la difficulté de mettre en place une fin de vie à domicile : aspects techniques, absence du soignant, angoisse des aidants familiaux…

Les mourants sont des vivants

Pourtant, les choses bougent. Finis les détracteurs qui disaient « occupez-vous plutôt des vivants, pour les morts on ne peut plus rien faire », comme le raconte Maryse Dumoulin, médecin en pathologie maternelle et fœtale au CHRU de Lille. Depuis une quinzaine d’années, la législation définit mieux le cadre professionnel : loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, loi Leonetti du 22 avril 2005 sur la fin de vie… Le développement des soins palliatifs (voir pages 24-25, reportage au Service du CHR de Metz-Thionville) s’appuie justement sur une définition proposée en 1976 par Thérèse Vanier, pionnière des soins palliatifs en Grande-Bretagne. « C’est tout ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire. »

Reste qu’au-delà des textes et des protocoles, les soignants sont souvent démunis. Lors de l’annonce à la famille par exemple. « Que puis-je répondre à un parent, son bébé mort dans les bras, qui dit “il a froid, mettez-lui une couverture” ? Je ne peux pas être violent et dire vous voyez bien qu’il est mort ! Dans ces moments difficiles, je n’ai pas envie de me cacher derrière ma blouse, je suis simplement un homme devant une détresse humaine », confie François Cadoux, infirmier au Centre de référence sur la mort inattendue du nourrison du CHRU de Lille.

Être formé et accompagné

La prise en charge de la mort ne figure pas explicitement parmi les missions de l’hôpital. Or, sa proximité nourrit la relation soignant/soigné d’une façon unique, imprimant sa marque dans les gestes professionnels du soignant et dans ce qu’il a de plus personnel. Face à la mort d’un patient, quelle que soit la cause du décès ou l’âge, (voir pages 22-23 « Soigner, savoir se préserver ») le soignant ressent des émotions diverses : colère, injustice, tristesse, culpabilité… Cette mort peut le renvoyer à des proches décédés, ou à sa propre mort. Dès lors, pour s’adapter, il va développer des « mécanismes de défense » décrits par Martine Ruszniewski, psychanalyste à l’Institut Curie (voir bibliographie ci-contre) : le mensonge face aux questions du patient, la fausse réassurance qui l’entretient dans un espoir artificiel, l’esquive, la dérision, la banalisation… Pour la psychologue Marie-Frédérique Bacqué, « Certains de ces mécanismes peuvent être utiles pour se protéger, en particulier de l’angoisse de mort, mais ils deviennent gênants dès lors qu’ils sont invariables, systématiques. » Le soignant doit alors pouvoir trouver des lieux où déposer son ressenti, où reconnaître ses émotions, et y avoir droit.

Depuis 2009, la gestion des émotions est au programme des I, avec une approche théorique en psychologie, des modules sur l’analyse des émotions dans les soins relationnels ou sur les soins palliatifs et la fin de vie. Les formations continues se développent, comme celles proposées par l’Espace éthique de l’AP-HP, ou des formations « alternatives », sur le toucher empathique, la réflexologie. Certaines équipes soignantes bénéficient d’un soutien psychologique, organisent des groupes de parole ou se confient lors du temps des transmissions. Pour Marie-Frédérique Bacqué, un accompagnement psychologique est indispensable, « en groupe, mais aussi de façon personnelle, pour sonder son aptitude à se confronter à la mort ».

Vers une législation sur l’euthanasie ?

En dernière analyse, on peut se demander si le débat sur l’euthanasie fausse la réflexion, au gré de la médiatisation d’histoires particulières comme celles de Vincent Humbert ou de Chantal Sébire. Empêche-t-il de mieux penser la prise en charge de la fin de vie ? La France se positionne toujours majoritairement contre. Pour Emmanuel Hirsch (voir interview p. 21), dépénaliser reviendrait à une « libéralisation de la mort ». Faut-il, alors, réviser une troisième fois la loi Leonetti, bien que « très bonne mais extrêmement mal connue, notamment des jeunes soignants », selon le Docteur Colas, gériatre au CHU de Reims ?

Le rapport de la commission de réflexion sur la fin de vie en France, dirigé par le professeur Didier Sicard, remis le 18 décembre 2012 au président de la République, pourrait faire bouger les lignes, en introduisant la possibilité d’une « sédation terminale »(2) au patient qui l’aurait demandée de façon réitérée, tout en écartant la piste de l’euthanasie active. Un débat loin d’être achevé…

1– Rapport du 11 décembre 2012 du Bulletin épidémiologique hebdomadaire.

2 –Administration d’opiacés entraînant le coma puis la mort.

BIBLIOGRAPHIE

> Emmanuel Hirsch (sous la direction de), Fins de vie, éthique et société, Toulouse, érès, 2012

> Florent Schepens (sous la direction de), Les soignants et la mort, Toulouse, érès, 2013

> Dr Michèle-H Salamagne, E. Hirsch, Accompagner jusqu’au bout de la vie, Paris, Cerf, 1992

> Marie de Hennezel, La mort intime, préface de François Mitterrand, Paris, Robert Laffont, 1995 Martine Ruszniewski, Face à la maladie grave, Paris, Dunod, 1995 et 2004

> Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977

> Claudine Baschet, Jacques Bataille (direction), La mort à vivre, approches du silence et de la souffrance, Paris, Autrement, série Mutations n°87, 1987

> Dr Lucie Hacpille (coordination), Soins palliatifs, les soignants et le soutien aux familles, Rueil Malmaison, Lamarre, 2012

> Marc Dupont, Annick Macrez, Le décès à l’hôpital, règles et recommandations à l’usage des personnels, les guides de l’AP-HP, Rueil-Malmaison, Lamarre, 2007

EUTHANASIE

Le cas belge

Depuis 2002, la Belgique a dépénalisé – et non légalisé – l’euthanasie. Si elle est pratiquée suivant une procédure médicale légale, elle n’entraîne aucune poursuite pénale. « L’euthanasie n’est pas un droit, mais une possibilité envisagée dans certaines situations de fin de vie », précise la psychologue, psychothérapeute et formatrice Brigitte Halut. « Chaque médecin doit pouvoir choisir s’il la pratique ou pas. » Membre de l’association belge « Cancer et Psychologie »* depuis 28 ans, elle a travaillé plus de vingt ans dans l’équipe mobile de soins palliatifs de l’hôpital de La Citadelle, à Liège. Elle supervise aujourd’hui des équipes de soins palliatifs. Brigitte Halut rappelle que la loi « est à resituer dans les questions de tous les moments de fin de vie et des soins palliatifs. » Pour elle, cela constitue « un progrès relationnel », et permet « à certaines demandes d’être prises en considération, et non plus étouffées. » Ecouter ces demandes, ce n’est pas prendre position, mais entendre « un appel face à une situation vécue comme insupportable, et à une angoisse extrême. » La demande entendue, l’encadrement de l’équipe consiste en « un dispositif de sécurité et de protection des uns et des autres : temps donné au cheminement, espace accordé aux émotions… Le but est que si l’euthanasie est envisagée, elle soit un “acte de passage” et non un “passage à l’acte” ».

*http://www.canceretpsy.be