« Ni diabolisation, ni angélisme » - L'Infirmière Magazine n° 321 du 15/04/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 321 du 15/04/2013

 

ALZHEIMER ET NOUVELLES TECHNOLOGIES

RÉFLEXION

L’offre technologique est un élément incontournable du débat autour de la maladie d’Alzheimer. Quels bénéfices, quels risques peut-on envisager ? Les questions éthiques sont nombreuses.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Nouvelles technologies, gérontotechnologies… Ces deux mots sont souvent employés indistinctement dans le champ de la maladie d’Alzheimer. De quoi doit-on parler ?

JÉRÔME PELLISSIER : Il faut bien séparer les dispositifs, et ce sur plusieurs plans. D’abord, distinguer ceux pensés pour les personnes souffrant de troubles cognitifs type maladie d’Alzheimer et ceux visant le « marché » des seniors, ne serait-ce que parce que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ne sont pas toutes des « vieux ». En ce sens, je n’aime guère que l’on accole les mots « gérontotechnologies » et « Alzheimer ». Il faut aussi distinguer ces nouvelles technologies selon leur nature. Pour aller vite, je dirai qu’il y a, d’une part, toutes celles qui relèvent du handicap au sens fonctionnel du terme, les outils domotiques associés à l’aménagement du domicile, l’éclairage, la réduction du nombre des chutes… Et, d’autre part, celles liées au handicap cognitif : bracelets électro­niques, systèmes de vidéosurveillance, piluliers électroniques dont les compartiments s’ouvrent d’eux-mêmes à l’heure de prise… Le distinguo est important : si la domotique est rarement problématique, l’emploi d’outils techniques liés au handicap cognitif soulève nombre de questions éthiques. Enfin, il faut différencier les dispositifs selon qu’ils sont centrés sur les besoins de la personne elle-même ou sur les besoins de ses proches, voire des professionnels. Là encore, les questionnements éthiques diffèrent – le malade peut-il mettre son pilulier à la poubelle, y a– t-il une caméra dans sa chambre ?

L’I. M. : Ces questionnements éthiques sont-ils présents dans les discours, notamment dans celui des pouvoirs publics ?

J. P. : Ce qui est sûr, c’est que l’on ne parle plus guère aujourd’hui de la maladie d’Alzheimer sans évoquer l’apport des nouvelles technologies. Leur développement était d’ailleurs une des mesures phares du plan Alzheimer 2008-2012, notamment pour l’amélioration du soutien à domicile. Et, tout récemment, c’est notre ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’Autonomie, Michèle Delaunay, qui, suite au décès d’une femme atteinte de la maladie d’Alzheimer dans le parc de l’Ehpad où elle résidait, plaidait pour que soit « discuté l’usage de dispositifs de géolocalisation à des fins de protection de la personne ». Ces préconisations n’excluent pas la réflexion éthique – les mesures 38, 39 et 40 du plan Alzheimer en font état, tout comme Michèle Delaunay… Mais les pressions, économiques, industrielles et, surtout, sécuritaires, sont fortes, et laissent peu de place au sujet même de tous ces discours : la personne malade.

L’I. M. : Le droit des personnes, est-ce là le nœud du questionnement éthique lorsqu’on parle de la maladie d’Alzheimer et de nouvelles technologies ?

J. P. : Oui. Parce que ces outils, bracelets et autres dispositifs de vidéosurveillance, sont, en soi, une atteinte aux libertés – comme indiqué, d’ailleurs, dans la mesure 39 du plan Alzheimer. Logiquement, ils devraient donc être interrogés à l’aune du consentement des personnes. Sauf qu’en cas de maladie d’Alzheimer, la capacité des personnes à consentir à quelque chose est très vite mise à mal par la maladie. Vous me direz que ces outils sont généralement utilisés avec les meilleures intentions du monde… Certes. Mais la légitimité intentionnelle ne suffit pas à justifier un usage.

L’I. M. : Le soulagement, des aidants notamment, que peuvent procurer ces nouvelles technologies peut-il pour autant être négligé ?

J. P. : Non, bien sûr. Épuisés par le « prendre soin » de leurs proches, les aidants sont, dans l’ensemble, demandeurs de ces outils, qui les rassurent, les sécurisent. Cependant, même pour les familles, ces technologies ne sont qu’une béquille, non négligeable, mais de l’ordre du « coup de pouce », quand la présence humaine est jugée indispensable. Cela dit, il ne faut pas être hypocrite. Oui, il est éthiquement condamnable de placer sur une personne un système de géolocalisation. Pourtant, cela permet d’ouvrir des maisons, des Ehpad jusque-là ­fermés par peur que la personne sorte et se perde. Oui, il est éthiquement condamnable d’installer des capteurs dans une chambre. Pourtant, cela permet de repérer une chute, une fuite de gaz… Il faut sortir de la diabolisation comme de l’angélisme. Les nouvelles technologies peuvent se révéler un outil précieux si elles sont bien pensées et bien utilisées.

L’I. M. : Tout est donc question de nature et d’usage ?

J. P. : Essentiellement ! S’interroger sur la nature et l’usage de l’outil que l’on utilise est crucial, car, sur le marché, on trouve tout et n’importe quoi. Avoir sur son bureau une webcam laissant voir tout ce qui se passe dans la chambre de sa mère malade, par exemple, et disposer d’un système de télé-assistance installé dans le salon, qui permet – via des capteurs transmettant les données de façon cryptée –, de constater qu’une personne est tombée dans un coin de la pièce, ce n’est pas la même chose. Cet argument est valable aussi bien pour le domicile que pour les établissements, où se pose en outre la question de la surveillance des espaces communs et/ou privés, les chambres. Prendre le temps de la réflexion préalable, en équipe quand il s’agit d’une institution, permet également de poser la question de la pertinence de l’apport technologique. Car le tout-technologique ne résout pas tout. Je me souviens, à ce propos, d’une discussion entre deux directeurs d’Ehpad, confrontés aux déambulations de résidants souffrant de la maladie d’Alzheimer. L’un avait opté pour le tout-caméra, avec vidéosurveillance par un vigile. L’autre, pour une nouvelle technologie plus « soft », un chemin lumineux qui, la nuit, guidait les personnes égarées vers la salle commune, où veillait une aide-soignante. Il n’est pas certain que le recours aux caméras fontionne aussi positivement que la présence d’une aide-soignante pour calmer les angoisses des résidants. Et je ne parle même pas du coût d’un tel équipement, correspondant sans doute aux frais d’aménagement de plusieurs jardins thérapeutiques.

L’I. M. : Les soignants, justement, se montrent plutôt inquiets face à ces nouvelles technologies. Qu’en pensez-vous ?

J. P. : La crainte du robot-infirmier qui remplacerait les soignants est largement de l’ordre du mythe. Prendre soin d’un patient, panser un corps, cela reste encore, heureusement, du ressort de l’homme. Certaines avancées techniques pourraient même faciliter le travail infirmier, notamment dans le domaine de la recherche sur les capteurs thermiques détectant l’incontinence urinaire. Cela éviterait aux soignants d’avoir à réveiller les patients pendant la nuit. Cependant, même si je ne crois pas que l’irruption des nouvelles technologies dans le soin provoque une réduction du personnel soignant – les équipes sont déjà à flux tendu –, il faut rester vigilant. On ne peut pas ignorer le risque que cette avancée serve de prétexte pour éviter des embauches, tant les nouvelles technologies sont aujourd’hui envisagées comme un moyen de faire des économies.

L’I. M. : Est-il possible d’encadrer le développement de ces nouvelles technologies ?

J. P. : Il le faudrait. Aujourd’hui, le plus grand flou règne. On expérimente, ici et là, souvent au niveau des conseils généraux, sans que personne ait vraiment une idée globale de ce qui se fait, des dispositifs utilisés. Sans que l’on ait, non plus, recours à des dispositifs d’évaluation indépendants. Quant à donner un cadre réglementaire à l’emploi des nouvelles technologies dans le champ de la maladie d’Alzheimer, c’est un vaste chantier ! En premier lieu parce que certains de ces outils sont des technologies grand public – on ne va pas légiférer sur l’achat de caméras ! Il est néanmoins possible d’encadrer l’utilisation d’outils plus spécifiques, type bracelets de géolocalisation. Cette démarche verra sans doute le jour. Je pense que cela relève du domaine de la justice, car les libertés et les droits des personnes sont concernés. Mais cet encadrement s’effectuera probablement au travers de la prescription médicale, et, à mon avis, cela ne suffira pas pour garantir le respect des droits de personnes vulnérables, incapables de se défendre.

JÉRÔME PELLISSIER CHERCHEUR EN PSYCHO-GERONTOLOGIE

→ Docteur en psychologie, chercheur en psycho-gérontologie et formateur.

→ Spécialiste des questions de soins aux personnes atteintes de troubles cognitifs.

→ Écrivain, auteur de plusieurs ouvrages, dont Ces troubles qui nous troublent, et Le temps ne fait rien à l’affaire.

→ Il est membre du bureau de l’Observatoire de l’âgisme, et du Conseil scientifique de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer.

POUR ALLER PLUS LOIN

→ Le site de Jérôme Pellissier

www.jerpel.fr

→ Le site de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer

www.espace-ethique-alzheimer.org

→ « Les technologies susceptibles d’améliorer les pratiques gérontologiques et la vie quotidienne des malades âgés et de leurs familles ». Rapport remis en 2007 au ministère de la Santé.

www.social-sante.gouv.fr/personnes-agees,762/dependance-solidarite,1876/rapport-de-vincent-rialle-sur-les,5708.html