Un sas de liberté pour les ados - L'Infirmière Magazine n° 320 du 01/04/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 320 du 01/04/2013

 

ÉDUCATION SEXUELLE EN RUSSIE

REPORTAGE

Juventa est l’un des rares centres de santé public spécialisé dans la santé sexuelle des adolescents. L’équipe médicale les informe et pratique aussi des interruptions volontaires de grossesse. Un sacerdoce, dans une Russie de plus en plus puritaine.

L’énorme bâtiment ne diffère des logements mitoyens que par de petites affichettes écrites en lettres cyrilliques. Pas de panneau ou de signe ostentatoire. Situé à quelques arrêts de métro de la célèbre percée Nevski, et du palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg, le centre Juventa n’a pas besoin de se surexposer : c’est le seul centre de santé sexuelle public pour jeunes proposant aux adolescents des consultations gynécologiques, de la prévention contre les MST, de l’urologie mais surtout l’interruption volontaire de grossesse. Dans une Russie aux retours puritains, l’institution (6 centres dans le pays) fait office d’ovni.

Ce matin-là, deux avortements ont été planifiés dans le département de chirurgie. Une jeune fille gémissant sur un brancard, recouverte d’un drap, traverse le hall de réception. Svetlana Zernova, infirmière, était de garde, ce sont deux collègues qui ont assisté le chirurgien pendant les six heures de l’opération. La jeune fille semble avoir 14 ans au maximum. Svetlana, bien campée dans sa blouse blanche, lâche : « Les adolescents sont des enfants qui se prennent pour des adultes. » Elle n’apprécie pas spécialement de pratiquer des avortements. « C’est difficile moralement, dit-elle, mais on se dit que c’est un travail. » Pourtant, elle exerce à Juventa depuis seize ans. Et ne travaillerait nulle part ailleurs. Parce qu’elle apprécie l’ambiance, le management ouvert, fondé sur le dialogue entre direction et équipes… Mais pas seulement. À Juventa, Svetlana a le sentiment d’une utilité unique. « Notre service possède un bloc chirurgical, gère toutes les interventions d’ordre gynéco­logique, et c’est le seul endroit dans toute la région où les ados peuvent avorter. »

1,23 million d’IVG par an

Les Russes héritent d’une longue histoire avec l’IVG (voir encadré p. 21). Aujourd’hui, les chiffres officiels font état de 1,23 million d’IVG par an, dont 10 % subies par des femmes de moins de 19 ans, pour 1,7 million de naissances par an et 141 millions d’habitants. Mais les gynécologues, les (rares) féministes et même les anti-IVG s’accordent pour reconnaître que ce chiffre ne prend pas en compte les IVG médicamenteuses, seulement pratiquées dans les cliniques privées (et donc payantes).

Le rapport des Russes à l’IVG est pourtant particulier : longtemps, elle a été considérée comme seul moyen de contraception, elle est aujourd’hui menacée par les autorités et l’Église orthodoxe, de plus en plus puissante. Sans que les femmes puissent avoir de réelles alternatives.

L’Institut pour la santé de la famille, une ONG d’expertise scientifique, estime que 75 % des femmes russes utilisent un moyen de contraception (et 25 % aucun) : 30 % le préservatif, 20 % la pilule, 10 %, le stérilet, 15 % le retrait et les calculs sur calendrier. Mais, si 60 % des femmes ont recours à des contraceptifs modernes, elles n’en font pas nécessairement bon usage. « Les pilules ne sont pas remboursées, et les femmes n’ont aucune information : elles peuvent la prendre deux semaines, puis l’arrêter si le mari part en déplacement et la reprendre après, observe Natalia Vartapova, directrice générale de l’Institut pour la santé de la famille. C’est pareil pour le préservatif, personne n’apprend à bien les placer. Ce n’est pas efficace. » Sans compter que 25 euros pour une plaquette de pilules, c’est un coût prohibitif pour beaucoup d’étudiantes.

Rémunérés à la performance, c’est-à-dire au nombre de patientes, les gynécologues ne sont pas incités à diffuser l’information sur la contraception. Or, « il faut passer beaucoup de temps à expliquer, compte tenu des a priori des Russes sur la pilule, notamment. Et cette démarche n’est pas encouragée par l’État », explique un directeur de clinique privée. Pour contrecarrer la récession démographique, Vladimir Poutine avait promis dès 2006 une politique nataliste volontaire. Très influencé par le clergé, il a décrété que le contrôle des naissances par les femmes n’en faisait pas partie.

Du pain béni pour l’Église

Les intégristes ont également infiltré des hôpitaux publics pratiquant l’IVG. Ils se présentent comme psychologues et proposent d’aider les jeunes femmes avant leur prise de décision. Les chefs d’établissements acceptent par complicité ou ignorance leur présence, et leur accordent un bureau à l’entrée du bâtiment, avant ceux des gynécologues. Ainsi, à 700 kilomètres de Juventa, dans un hôpital de la banlieue moscovite, le bureau de Svetlana, psychologue de l’association anti-IVG « Famille et enfance », dont le siège est hébergé par une église orthodoxe, est stratégiquement placé avant le département de gynécologie. Cela sous-entend qu’il fait partie du parcours vers l’avortement. « Nous avons aménagé l’espace de telle manière que 95 % des femmes viennent ici avant leur première consultation, déclare la psychologue. Persuadée que les raisons invoquées ne sont pas légitimes, elle tente de dissuader les femmes de se faire avorter. « Elles avancent le manque ­d’argent ou de place, mais en réalité, ces femmes ont des problèmes relationnels. Nous leur expliquons comment il faut soutenir leur mari, pour qui c’est aussi une situation de choc. » Et elle précise, toute fière : « Une femme sur dix change d’avis après la consultation. »

Juventa représente donc une poche de liberté au regard du contrôle des naissances. Dans l’établissement, les adolescents ne sont pas jugés. Ils naviguent, selon leurs besoins, de la large salle d’attente disposant de la Wi-Fi gratuite, aux cabinets de gynécologie, urologie, stomatologie, mammologie, dermatologie, dentistes. Juventa a même une salle de gym et un sauna. Le centre fonctionne avec 32 infirmières. Dans le service le plus sensible, celui de chirurgie, sept d’entre elles assurent la logistique et assistent les médecins. Comme toutes leurs collègues, elles préparent les salles de consultation pré et post-opératoire, accueillent les parents, gèrent l’administratif qui n’est pas informatisé. Elles remplissent donc les dossiers, les certificats, et prennent également en charge toute l’éducation du patient sur la prise des médicaments ou les analyses à effectuer.

Entrée dans une salle de consultation gynécologique de son service, Natalia Volosnikova, infirmière, découvre un plateau fermé sur lequel sont disposés des spéculums en métal. « Nous sommes chargées de préparer les instruments, et de les stériliser », décrit-elle. Et elle ajoute, consciente de la préférence occidentale pour le jetable : « C’est un choix. Nous préférons le métal au plastique ! Nous réutilisons les instruments plusieurs fois. » Outre la préparation des cabinets, les infirmières pratiquent également les injections intraveineuses ou musculaires et contrôlent les constantes. Le rôle de ces infirmières va bien au-delà de ces tâches. « Ici, nous avons plus de responsabilités que dans les hôpitaux, et même que dans les autres services de Juventa, explique Natalia Volosnikova, seule infirmière de l’établissement qui avoue sans peine aimer son travail dans le service de chirurgie. Lorsqu’un médecin tombe malade, c’est une infirmière qui accueille les patientes et étudie ses analyses, détaille Natalia Volosnikova. Si ces dernières ne sont pas bonnes, l’infirmière en réfère à d’autres médecins. Sinon, elle est habilitée à donner la permission pour l’avortement. » La procédure requiert, en effet, une permission d’avortement. Fondée sur les analyses médicales de la patiente, elle est nécessaire pour l’inscrire au planning du bloc opératoire, en fonction de l’état d’avancement de sa grossesse. Là encore, la gestion du planning relève de la responsabilité des infirmières. Elles sont donc très présentes à chaque étape décisive de l’IVG.

Faire face aux a priori

La brune Natalia n’a jamais connu d’autres structures que Juventa : pendant ses études, elle y travaillait comme bénévole sur l’éducation sexuelle aux adolescents, très peu développée en Russie. Ce qui donne cours à toutes les rumeurs concernant la pilule.

« Les mythes sont largement entretenus en Russie, affirme Oksana Kirilenko, gynécologue de Juventa. Les adolescentes continuent à avoir peur que la pilule les fasse grossir ou fasse sortir des poils sur les organes génitaux… mais lorsqu’une jeune se montre complètement réticente, nous n’insistons pas. Nous trouvons autre chose. » Les adolescents constituent un public particulièrement réticent. « Nous devons d’abord simplifier le langage, explique Oksana Kirilenko. Les adolescents sentent très bien les émotions des médecins par un simple échange de regards. Pour pouvoir confier leurs problèmes, ils ontbesoin de se sentir en confiance. »

Au rez-de-chaussée, non loin de la salle d’attente et de sa Wi-Fi si attractive pour les ados, un petit bureau abrite le planning familial. Bakhtouma, 17 ans, y est entrée sur les conseils de son généraliste. La jeune fille aux longs cheveux noirs a débuté sa vie sexuelle et s’interroge sur sa contraception. Face à elle, Rima Bezidze, infirmière depuis plus de dix-huit ans à Juventa, écoute et détaille toutes les possibilités. D’abord trente préservatifs, gratuits. Puis une liste de trois pilules contraceptives à des prix différents. Sans oublier les recommandations en cas d’accident : « Si tu as un acte sexuel non protégé, tu peux venir ici dans les 72 heures, nous trouverons une solution, assure-t-elle. Réfléchis à la pilule, et reviens avec ton partenaire. Il faut discuter de ça avec son petit ami. » Rima Bezidze voit une trentaine de filles entre 9 heures et 20 heures, trois jours par semaine. Seule avec chacune, elle parle stérilet, pilule ou patch en fonction de l’histoire de ses interlocutrices, de leurs envies, de leurs peurs. « J’aime beaucoup travailler seule, j’ai plus de responsabilités et d’indépendance », affirme-t-elle.

Tous ces services de contrôle des naissances ne pouvaient laisser indifférents les intégristes de l’Église orthodoxe, en pleine croissance. Panneaux sanguinolents, slogans violents, chapelets brandis, des activistes anti-IVG manifestent de temps en temps devant le centre, culpabilisant toutes les jeunes filles qui osent s’y aventurer. Et, surtout, les infirmières du service de chirurgie. « Ils nous provoquent avec des images horribles, témoigne Natalia Volosnikova. Ils répètent : « Là, on tue des enfants ! » Ce n’est pas agréable. C’est offensant pour nous ! Mais nous restons calmes, c’est de la provocation. »

La petite brunette y répond autrement, en se plaçant sur le domaine académique. Elle a repris ses études et prépare une thèse sur le rôle des infirmières dans la prévention des avortements. Ses premières conclusions : la communication est l’atout majeur de la soignante. « Ça démarre par une conversation banale, indique Natalia Volosnikova, dans laquelle il faut s’intéresser à leur vie, montrer son intérêt, demander comment ça va l’école, la famille. Et la soignante doit beaucoup s’impliquer, montrer des exemples de sa propre vie. » Mais, dans une Russie figée, difficile de rentrer dans les écoles où parler de contraception est encore assimilé à encourager les relations sexuelles. Alors, n’importe où, n’importe quand, l’infirmière doit profiter de ses tête-à-tête avec les adolescentes. Un véritable sacerdoce en Russie.

Une douloureuse histoire

L’URSS a été le tout premier État au monde à légaliser l’interruption volontaire de grossesse, en 1920. Interdite entre 1935 et 1955 par Staline, elle a représenté jusque dans les années 1990 et l’arrivée de la pilule le seul moyen de contraception en Russie. À cette époque, une femme pouvait facilement subir une dizaine d’avortements dans sa vie. Tatiana, 54 ans, six entre 1976 et 1984, avant de se faire ligaturer les trompes. Son mari ne voulait pas entendre parler du préservatif. « J’avais peur mais lui disait : “C’est pas grave, tu iras à l’hôpital, te faire avorter” » Une broutille ! Pourtant, l’envers du décor était tout autre. « Nous devions attendre des heures en file indienne, tétanisées par la peur. Les médecins étaient très agressifs et méprisants. On se sentait des moins-que-rien, raconte Tatiana. Les anesthésies ne fonction­naient pas toujours, ça faisait un mal terrible mais nous ne pouvions rien dire. » Parfois, le curetage ne marchait pas, et Tatiana devait repasser sur le billard dans la journée. Sans anesthésie, cette fois. « Des amies en sont mortes. Si les hommes avaient subi ça, ils ne se comporteraient pas ainsi. »