« Il faut entendre la parole du patient » - L'Infirmière Magazine n° 318 du 01/03/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 318 du 01/03/2013

 

FIN DE VIE

RÉFLEXION

Dans notre n° 317, Vincent Morel, médecin, faisait part de sa réflexion sur le rapport Sicard. Pour ce numéro, Philippe Bataille, sociologue, livre une autre analyse sur le même sujet.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quel regard portez-vous sur le rapport rendu par la mission Sicard ?

PHILIPPE BATAILLE : C’est un rapport, certes, mesuré, mais important, car il remet clairement en cause le laisser-mourir, qui était au cœur même de la loi Leonetti. Partant de là, il entrouvre la porte au suicide assisté. Et, surtout, recommande la sédation profonde, soit « un geste accompli par un médecin, accélérant la survenue de la mort (…), lorsque la personne en situation de fin de vie, ou en fonction de ses directives anticipées, demande expressément à interrompre tout traitement susceptible de prolonger sa vie ». À mon avis, ces deux pistes envisagées sont liées, au sens où elles remettent le patient au cœur des décisions de fin de vie. C’est d’autant plus essentiel que la loi Leonetti, suscitée par l’affaire Vincent Humbert, était censée répondre aux demandes à mourir des patients, aux demandes d’euthanasie, mais n’avait rien réglé. Au contraire même, dirais-je. Certains soutiennent que c’est parce qu’elle est mal connue, et mal appliquée… Mais je ne suis pas d’accord. La loi Leonetti, sous-tendue par la culture palliativiste, fermait toute perspective au droit à réclamer sa mort au nom d’un interdit de tuer, laissant sans réponse des patients en fin de vie qui n’en peuvent plus, des mères dont l’enfant est dans le coma depuis dix, quinze, vingt ans… Des situations qui, pour exceptionnelles qu’elles soient, n’en sont pas moins cruelles.

L’I. M. : Vous êtes particulièrement sévère vis-à-vis des soins palliatifs…

P. B. : Non, pas envers les soins palliatifs. Au contraire, j’estime que l’accompagnement de la fin de vie mené, en général, par ses équipes est essentiel. Les patients en unité de soins palliatifs disent d’ailleurs souvent qu’ils ressentent pour la première fois la qualité des soins. Le problème, et c’est ce que je dénonce lorsque je parle de palliativisme, c’est cette idéologie poussée à l’extrême des soins palliatifs, selon laquelle on ne doit jamais hâter ni retenir la mort. Le soulagement de la douleur des patients, leur mort est censée venir « naturellement », ne jamais être le résultat de la médecine et encore moins d’une intention. Sauf qu’il y a là une certaine hypocrisie, née d’une incapacité de la médecine à penser l’intention de donner la mort alors même qu’elle agit de cette sorte, le « double effet » des sédations accompagnant l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation tuant sans le dire. Et qu’au nom du primat du laisser-mourir, il y a des demandes de patients que l’on n’entend plus. Des patients incurables souvent épuisés par des années de lutte contre la maladie, et qui n’en peuvent plus, demandent à ce que « cela s’arrête », et on ne leur propose que d’attendre, et d’attendre encore… jusqu’à l’énième complication médicale à l’occasion de laquelle, peut-être, ils seront délivrés. Pour moi, ces situations sont intenables. En quoi serait-il éthiquement supérieur de laisser mourir plutôt que de faire mourir ces personnes en fin de vie qui ont atteint leurs limites ?

L’I. M. : Les équipes de soins palliatifs vous répondraient que les demandes à mourir des patients s’effacent, généralement, quand la douleur est prise en charge…

P. B. : Ce n’est pas vrai, et, d’ailleurs, même les tenants des soins palliatifs reconnaissent que certaines de ces demandes persistent… Sauf qu’elles ne sont pas toujours entendues, et que quand c’est le cas, elles semblent fréquemment disqualifiées – comme si la qualité des soins prodigués et la prise en charge de la douleur pouvaient tout résoudre. Mal à l’aise avec la possibilité de donner la mort, la médecine palliativiste occulte, et déforme même, la parole de ces patients. Au nom d’un interdit de tuer, toute demande à ce que « cela s’arrête » est interprétée comme un signe de vulnérabilité de la personne en fin de vie… Vulnérable, et donc soi-disant incapable de s’exprimer à bon escient sur sa fin de vie, le patient est disqualifié. Plus encore, les dispositifs mêmes de la loi Leonetti, censés asseoir la parole des malades – directives anticipées et désignation d’une personne de confiance – outre qu’ils sont très peu utilisés, sont souvent négligés, voire bafoués. Le rapport de la mission Sicard le dit, soulignant que les directives anticipées ne sont « pas toujours respectées ». D’où sa proposition d’actions visant à les renforcer, notamment « en cas de maladie grave diagnostiquée », ou « d’intervention chirurgicale pouvant comporter un risque majeur ».

L’I. M. : Vous considérez la recommandation de sédation profonde comme une avancée. Les possibilités de sédation offertes par la loi Leonetti étaient-elles à ce point insuffisantes ?

P. B. : Oui ! De par l’esprit même de la loi, et du fait de l’interprétation restrictive qui en était faite par la médecine. Et le rapport de la mission Sicard le dit haut et fort : « Privilégier des sédations légères et courtes, dans l’intérêt du soignant, qui ne veut pas se faire accuser d’euthanasie, peut être d’une grande cruauté pour la personne. » D’où sa recommandation de « la possibilité d’un geste accompli par un médecin, accélérant la survenue de sa mort ». Ainsi évoquée, la sédation terminale permet de dépasser ce que la loi Leonetti avait entériné, à savoir le laisser-mourir, pour ne jamais basculer dans le faire-mourir. Poser la sédation profonde, c’est-à-dire la sédation terminale sans réveil, comme un geste « accélérant » la survenue de la mort, c’est, en effet, la libérer de la tentation de vouloir retenir la mort. C’est la libérer du « stop et encore » consistant à réveiller régulièrement le patient, et qui fait que, souvent, l’agonie dure des jours et des jours.

L’I. M. : Quid du suicide assisté ?

P. B. : Lui entrouvrir la porte, comme le fait le rapport Sicard, c’est, là encore, entendre la parole du patient, sa demande d’une aide à mourir… Reste que le suicide assisté ne concernerait finalement qu’un nombre limité de cas, ne serait-ce que parce qu’il suppose un état de pleine conscience, et la capacité physique à boire soi-même la solution. Plus nombreux sont les cas douloureux de parents demandant, souvent après de très longs temps d’accompagnement, à ce que « cela s’arrête » pour leurs enfants, qui ont parfois grandi dans l’inconscience dix, quinze ans, maintenus dans une vie artificielle.

L’I. M. : Cela dit, le rapport Sicard ferme la porte à l’euthanasie. Fallait-il aller plus loin ?

P. B. : Oui, la mission Sicard ferme la porte à l’euthanasie, au sens de la violence du geste. Reste que voir les choses uniquement à travers le prisme médical, l’intention supposée de tel ou tel geste – euthanasie, suicide assisté, sédation terminale, laisser-mourir ou faire-mourir –, c’est risquer d’occulter la réalité de ce qui se vit, soit le vécu des patients. D’ailleurs, pour un patient à quelques jours ou à quelques heures de sa fin de vie, pour un autre épuisé par la lutte contre une maladie incurable, pour des parents dont l’enfant est plongé depuis des années dans le coma sans espoir de réveil, que veulent dire ces termes ? Ce qu’ils demandent, chacun avec ses mots, selon des modalités diverses, c’est qu’on leur reconnaisse le droit de demander à mourir, de laisser partir leur enfant pour des parents. Attention, dire cela, ce n’est en rien rejoindre les positions de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). En tant que sociologue, je ne peux cautionner une vision de l’euthanasie envisagée comme l’ultime liberté, une société où le suicide serait un mode de départ comme un autre. Ce que je dis, c’est que l’incapacité de la médecine à appréhender la demande à mourir des patients autrement que via le laisser mourir n’est plus tenable.

L’I. M. : Faut-il, alors, une nouvelle loi ?

P. B. : Pas nécessairement. Ce qu’il faut, que ce soit par le biais législatif ou non, c’est définir les procédures par lesquelles la médecine pourra entendre et véritablement répondre à ces demandes à mourir des patients. Car, même si elles sont exceptionnelles, elles n’en suscitent pas moins des situations dramatiques lorsqu’elles sont occultées. Il faut oser engager ce débat au nom du respect des personnes malades et de leurs droits.

PHILIPPE BATAILLE SOCIOLOGUE

→ Directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il dirige le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques.

→ Il a, notamment, travaillé sur les questions de discrimination, sur l’expérience médicale et sociale de la maladie grave.

→ Il est membre du centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin (AP-HP).

POUR ALLER PLUS LOIN

→ À la vie, à la mort : euthanasie, le grand malentendu, Philippe Bataille, éditions Autrement, sept. 2012. 138 p. 12 €.

→ Le rapport de la mission Sicard : http://petitlien.fr/6c4a

→ L’étude de l’Institut national d’études démographiques (Ined) sur les décisions médicales de fin de vie en France, nov. 2012, http://petitlien.fr/6c4b