Une autre vision du soin à cultiver - L'Infirmière Magazine n° 316 du 01/02/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 316 du 01/02/2013

 

DÉMARCHE ÉTHIQUE

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

À la demande des soignants, certains services hospitaliers ont créé des espaces d’échange et de dialogue où chacun peut exprimer ses doutes, ses interrogations et ses propositions pour faire mieux, autrement. Ainsi, se construit et s’entretient une culture de la vigilance.

« La démarche éthique est une petite graine d’humanité qu’il faut arroser chaque jour pour qu’elle grandisse. Il faut la cultiver et la défendre, car elle permet de faire vivre les valeurs que nous avons du soin », explique Marie-Claude Vallejo, cadre de santé au service de réanimation de l’hôpital Rangueil à Toulouse. Avec ses quelque 130 ? infirmières et aides-soignantes et ses 26 ? lits, ce service de réanimation, qui s’est installé il y a quelques mois dans un espace refait à neuf, est l’un des plus importants de l’Hexagone. Situations de soins difficiles, décès, accompagnement de proches sont autant de réalités qui conduisent parfois les soignants aux limites de la rupture physique, psychique et émotionnelle. Ici, comme dans de nombreux services hospitaliers, ces confrontations s’avèrent quotidiennes. Mais, depuis quelques années, le service s’est engagé dans une refonte de ses pratiques. Parfois, il suffit d’une expérience hors normes pour que le trop-plein de mal-être trempé dans le bain du non-dit et de la frustration déborde, et fasse vaciller les certitudes et les habitudes du « on a toujours fait comme ça ! » ou du « c’est pas possible de changer ! »

Une bataille quotidienne

« Le premier déclic s’est produit après une situation qui a marqué l’ensemble des soignants du service », relate Florence Barthès, infirmière en réanimation à l’hôpital Rangueil, à Toulouse, également référente en soins palliatifs, et qui vient d’achever un DU d’éthique de la santé. « Infirmières et aides-soignantes s’étaient données à fond pour un jeune homme hospitalisé. C’était dur, mais on serrait les dents. Lorsque ce patient est parti en soins palliatifs et que nous avons appris son décès, un peu plus tard, nous avons tous ressenti, médecins compris, une réelle souffrance. Pourtant, personne ne parvenait à parler. Émotionnellement, c’était trop douloureux. Sentant le malaise général, un médecin a pris l’initiative de proposer un debriefing ouvert à tous. Pendant plus de deux heures, on a tout posé sur la table. Ensuite, je crois que nous avons été nombreux à penser qu’autre chose était possible », raconte-t-elle. « Platon disait de l’éthique qu’elle était “la métaphysique du poil, de la boue et de la crasse”. À nous de faire émerger de cette “boue” le sens que l’on donne au soin », explique le Pr ? Gérard Dabouis, du CHU de Nantes. Le professeur y a créé, en 2009, une consultation d’éthique clinique, sur le modèle de celle de l’hôpital Cochin. Voilà dix ans, en France, l’hôpital parisien faisait figure de pionnier dans ce domaine, et Gérard Dabouis y a œuvré pendant plusieurs années.

La loi fixant les droits des malades à la qualité du système de santé et celle relative aux droits des patients en fin de vie, conjuguées aux progrès médicaux, thérapeutiques et scientifiques spectaculaires des deux dernières décennies, ont eu pour effet de bousculer les repères des soignants. Les nouvelles aspirations de la société et des usagers ont également joué un rôle important. Dans ce contexte, la démarche éthique vient conforter une quête de sens que la technique, la technologie, l’hyperspécialisation, sans parler des contraintes de toutes sortes, gênent, voire contrecarrent. Mais, même lorsqu’elle est préconisée par la loi ou réclamée par les usagers et les soignants eux-mêmes, cette approche ne va pas de soi. « C’est un travail de longue haleine. La première fois que j’ai évoqué la nécessité d’ouvrir une consultation d’éthique pour éclairer et accompagner les soignants et les familles dans leurs questionnements, j’ai été en butte à des railleries. C’est une bataille de chaque jour », admet le Pr Dabouis. Il travaille actuellement à la création de l’espace régional d’éthique des Pays de Loire (voir encadré p. 22). Une lutte que connaît également Isabelle, infirmière en gériatrie depuis douze ans dans un établissement hospitalier de Limoges. « Grâce à la formation éthique et à mon cheminement, j’ai trouvé les éléments de réflexion qui m’ont permis de me ressourcer et de questionner ma pratique à un moment où j’avais envie de baisser les bras. La tâche me semblait trop difficile, parfois insurmontable, avoue-t-elle.

« Paradoxalement, cette démarche a beau être salutaire, elle est encore souvent vécue comme une contrainte supplémentaire par de nombreux soignants. “Éthique”, le mot même fait peur, comme si cette posture nécessitait de combiner entre eux des concepts complexes inaccessibles au commun des mortels. Pourtant, il ne s’agit en fait que de prendre notre humanité et celle de l’autre à bras-le-corps, commente encore l’infirmière. Néanmoins, j’ai la sensation que les préjugés régressent peu à peu. Désormais, lorsqu’il y a une difficulté, j’essaie “d’imposer” qu’on l’aborde à travers le prisme de la démarche éthique, et je m’aperçois que l’équipe est de plus en plus réceptive à cette manière différente de réfléchir, de partager, de dialoguer. » Et d’ajouter : « Le fait que je me sente mieux dans ma peau d’infirmière y est, j’en suis sûre, pour quelque chose. Car, au plus profond de nous, nous savons que pour faire bien, il faut que nous soyons d’abord bien avec nous-mêmes. » Autre signe qui, pour l’infirmière, ne trompe pas : des collègues lui demandent désormais des renseignements sur la formation qu’elle a suivie. Et de commenter : « Bien entendu, il est clair que si nous avions des temps pour structurer davantage cette approche, elle deviendrait plus naturelle. » Malgré ces difficultés, depuis quelques années, espaces, conférences, consultations, comités, débats et staffs éthique se sont développés un peu partout en France. De nombreux établissements se sont dotés, par exemple, d’espaces de réflexion qui donnent aux soignants la possibilité d’être accompagnés face à des situations délicates ou inédites réclamant l’intervention de tiers. Ainsi, « l’objectif est d’apporter aux soignants des éclairages issus d’une réflexion pluri-disciplinaire, à laquelle ils sont associés, qui va croiser les regards de juristes, de philosophes, de psychologues, et de citoyens. Cette démarche doit les aider à conforter une décision, ou les conduire à réviser leur jugement », indique le Pr Dabouis.

Incompréhensions

À Toulouse, une autre problématique, liée, elle, à l’organisation du service, a permis d’aller plus loin encore, comme l’explique Sylvie Marmouget, cadre infirmier anesthésiste. « À chaque renouvellement hebdomadaire de l’astreinte médicale, le projet thérapeutique d’un patient pouvait être remis en question, et un nouveau protocole mis en place. Cétait parfois aussi le cas quand un médecin d’un autre service prenait sa garde de nuit. Nous vivions mal ces situations, car elles nous paraissaient incohérentes, elles empêchaient une continuité dans la prise en charge et le projet de soins. Forcément, cela plongeait les équipes dans une atmosphère d’incompréhension et de souffrance. Ce sont les infirmières et les aides-soignantes qui doivent faire face aux patients et aux familles, mais les médecins étaient eux aussi déstabilisés. Ils devaient parfois, seuls ou à deux, prendre de graves décisions. Bref, ces situations ont mis au jour certains manques : l’absence d’espace de parole pour les soignants, et l’absence de collégialité autour des projets thérapeutiques et de soins. » C’est sur ce constat que l’équipe a décidé d’organiser son premier débat ouvert à tous les soignants de l’établissement et dont le thème inaugural était consacré à la loi Leonetti. « Réa-Éthic » était né. « Nous avions besoin de voir les choses avec un œil nouveau, de croiser nos expériences pour tenter de trouver des solutions. Nous sommes tous dans le même bain », se souvient Sylvie Bringuier, aide-soignante. « La loi Leonetti était entrée en vigueur cinq ans plus tôt, et elle était loin d’être connue de tous les soignants, médecins inclus », indique Marie-Claude Vallejo. Un bilan qui vaut encore aujourd’hui puisque, comme vient de le souligner le rapport Sicard, remis au président de la République le 18 décembre dernier, les soignants et, singulièrement, les médecins ignorent les grands principes qui fondent la fin de vie en France. Il n’empêche, la dynamique lancée par l’équipe toulousaine n’est jamais retombée : « Même si c’est parfois le chemin de Saint-Jacques, on a ouvert le champ du possible », confie Sylvie Marmouget. Et personne ne souhaite qu’il se referme. « C’est un mouvement de fond très fort. Au quotidien, chacun se sent légitime dans sa prise de parole », analyse Loïc Payoux, jeune diplômé qui travaille depuis deux ans dans le service.

Désormais, l’équipe ne s’interdit rien. Il y a quelques mois, elle a décidé d’ouvrir les visites aux familles et aux proches de 14 heures à 21 heures ! « Lorsqu’on a évoqué cette idée, explique Florence Barthès, ça a fait un tollé chez nombre de soignants. Ils pensaient que cela “allait être ingérable”, “qu’on allait avoir les familles sur le dos tout le temps”, “qu’elles allaient sans cesse nous poser des questions” et “qu’il faudrait les gérer au moment des soins” !… Bref, que c’était juste pas possible ! Résultat, personne, aujourd’hui, ne voudrait revenir en arrière. Tout le monde est beaucoup plus détendu. Cette expérience montre qu’il faut savoir interroger la pratique pour sortir des sentiers battus, et ne pas faire les choses parce que cela nous rassure, mais parce qu’elles ont du sens. » Dans la même veine, le service autorise désormais, au cas pas cas, les enfants de moins de 15 ans à venir visiter un parent ou un proche. L’esprit qui prévaut ici est de ne pas « limiter » la démarche éthique à des problématiques saillantes mais de faire en sorte qu’elle irradie dans tous les champs de la prise en charge.

Projet d’équipe

« On n’est plus des exécutants, on est dans le soin, et cette émulation au sein de l’équipe est très importante », ajoute Sylvie Guetarni, aide-soignante depuis vingt-deux ans. « Il faut encourager toutes les initiatives qui favorisent les prises de décision collégiales, mais cette démarche ne peut être efficace que si elle s’inscrit dans un projet qui va concerner l’ensemble des soignants », souligne d’ailleurs Roselyne Vasseur, directrice centrale des soins de l’Assitance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) où elle chapeaute, notamment, 35 000 infirmières et aides-soignantes. Reste que cette vision du soin, lorsqu’elle éclot, demeure trop souvent portée par une poignée de soignants et qu’à la faveur de leur départ, elle peut être remise en cause. « C’est toujours plus simple d’imposer que de dialoguer, plus facile de diriger que d’encadrer… », atteste Philippe Barland, infirmier dans le service de médecine interne d’un centre hospitalier en Picardie. « J’ai eu la chance, comme l’équipe, de travailler pendant deux ans avec un cadre et des médecins très imprégnés par l’éthique du soin », raconte-t-il. « Leur ouverture d’esprit était formidable, et leur envie du “travailler ensemble” enrichissante d’un point de vue professionnel, mais aussi personnel. Lorsqu’ils sont partis, à quelques mois d’intervalle, la donne a radicalement changé. Tout est redevenu comme avant. On applique, on exécute, on fait ce qu’on peut pour tenter de sauvegarder un peu de notre autonomie et conserver ce qu’on avait réussi à mettre en place grâce à un dialogue et à un questionnement permanents ; mais, depuis, nous nous sentons démunis, orphelins, déplore-t-il. Car, à mon avis, c’est au cœur des services que doit se penser la démarche éthique. On a besoin de moments et, sans doute, de structures ou d’instances dédiées pour se poser et réfléchir ensemble, mais ce qui est important, c’est l’éthique au quotidien, créée au lit du malade. »

Pour Marie-Claude Vallejo, qui achève un master 2 en éthique, « l’éthique, c’est pas on/off. Elle ne se décrète pas. C’est une culture de la vigilance qui s’élabore, se construit, se pétrit chaque jour, et qui permet d’entretenir celle du questionnement ».

INITIATIVE

Susciter, coordonner, former et observer

Voilà un an tout juste, le 4 janvier 2012, le ministère de la Santé a publié un arrêté précisant les conditions de constitution, de composition et de fonctionnement des espaces de réflexion éthique régionaux et interrégionaux. Ils ont « vocation à susciter et à coordonner les initiatives en matière d’éthique dans les domaines des sciences de la vie et de la santé. Ils assurent des missions de formation, de documentation et d’information, de rencontres et d’échanges interdisciplinaires. Ils constituent un observatoire des pratiques éthiques inhérentes aux domaines des sciences de la vie et de la santé, de promotion du débat public et de partage des connaissances dans ces domaines. » En d’autres termes, ils doivent jouer un rôle d’observatoire des pratiques médicales, de soins et de recherche, être partie prenante dans la formation universitaire des professionnels de santé, et offrir aux personnes effectuant des recherches une aide et un accompagnement méthodologique, logistique et documentaire. Leur mission est aussi d’être des lieux de rencontre et d’échange entre professionnels, universitaires et représentants associatifs, et avec d’autres espaces. Enfin, ils doivent promouvoir le débat public pour sensibiliser, informer et consulter les citoyens sur les questions d’éthique médicale. Les grandes institutions hospitalières, telles l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) et l’Assistance publique-Hopitaux de Paris (AP-HP), ont déjà mis sur pied des structures de ce type ; l’arrêté du 4 janvier s’inspire d’ailleurs très largement de leur modèle. Aujourd’hui, nombre de CHU ou d’importants établissements hospitaliers ont également créé leur propre instance. C’est l’Agence régionale de la santé (ARS) du lieu d’implantation qui est chargée de procéder à l’évaluation de ces structures, « au vu du bilan d’activité annuel et en fonction de critères figurant dans un cahier des charges porté en annexe de l’arrêté et dans un délai d’un an ».

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