Les infirmières, jamais malades ? - L'Infirmière Magazine n° 314 du 01/01/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 314 du 01/01/2013

 

SANTÉ

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Être infirmière n’empêche pas d’être confrontée à la maladie. Mais cela change-t-il la manière d’appréhender sa santé ? Les témoignages révèlent que les soignantes réagissent en effet différemment face aux bobos ordinaires comme aux gros pépins.

Les infirmières, en première ligne lorsqu’il s’agit de soigner les autres, ne prennent pas toutes autant au sérieux leur propre santé. « Une infirmière, ça n’est pas malade », ironisent nombre d’entre elles. Florence, « jeune diplômée » de 40 ans, qui travaille en gérontopsychiatrie, affiche sa conception de la santé : « Être en bonne santé, c’est un tout, un équilibre physique et psychologique. Avec cette conception, je peux tenir longtemps, assure-t-elle. Si j’ai mal à la tête, j’attends que ça passe. Si je suis fatiguée, je dors. Si je suis stressée, je vais me défouler ou prendre soin de moi. Si j’ai du mal à digérer, je modifie mon alimentation… Je connais aussi mes limites : je sais quand je peux accepter de revenir sur un repos et quand je ne peux pas. » Pour Angélique, 32 ans, qui exerce en Ehpad, c’est encore plus simple : « Je ne suis jamais malade, mon médecin traitant ne me connaît pas. » En cas de rhume, elle s’automédique, porte un masque et des gants et se lave les mains plus souvent pour protéger les personnes âgées. Elle passe également le relais si elle doit effectuer un soin stérile. La veille, elle a eu un gros accident de voiture : « Je n’avais rien. Je ne suis pas allée voir le médecin : pourquoi encombrer les salles d’attente si l’on n’a rien ? J’ai beaucoup pris sur moi, mais je sentais que je pouvais aller travailler, alors j’y suis allée. »

Perte de temps

Laurence, puéricultrice de 37 ans aux urgences, tente aussi, toujours, de régler ses soucis de santé elle-même ou avec l’aide d’un interne ou d’un médecin. « J’ai du mal à perdre du temps pour aller chez le médecin… », avoue-t-elle. Véronique, infirmière depuis 1991, reconnaît également « serrer les dents » pour aller travailler – avec un masque et des médicaments sans ordonnance – lorsqu’elle a une angine ou une bronchite. « On est face à des gens tellement plus mal en point… », déclare-t-elle. Michel Rouland, chargé du développement du fonds national de prévention à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), observe que, « à l’hôpital, le personnel soignant est surtout orienté vers le bien-être du patient ». L’infirmière, c’est aussi, symboliquement, « celle qui s’occupe des autres ». Angélique le confirme : « Je suis toujours sur le dos de mon mari et de mes enfants pour qu’ils se soignent. Je suis très vigilante avec eux, je fais beaucoup de prévention. » Véronique ajoute : « Nous nous occupons de nos enfants, de nos parents, mais pas forcément de nous. On prend soin des autres, mais l’on ne prend pas le temps de se protéger. »

Les risques du métier

C’ela s’applique particulièrement aux risques que l’on n’identifie pas correctement pour soi, comme celui de souffrir de lombalgies, par exemple, problème majeur de santé au travail des soignants, source de nombreux arrêts de travail et de maladies professionnelles. « Quand j’ai commencé à travailler, il y a vingt ans, raconte Évelyne, au bout de trois mois, j’ai eu très mal au dos. Je me suis remémoré les cours d’ergonomie de l’école. J’ai appliqué les conseils, et je n’ai plus jamais eu mal ! » L’exposition à certains produits n’est pas non plus toujours bien prise en compte. Véronique, infirmière depuis 1991, en a pris conscience depuis qu’elle souhaite avoir un enfant. Après deux fausses-couches, son gynécologue se demande si le fait de piler sans protection certains traitements pour les patients ne l’expose pas à un risque tératogène. « Au départ, explique Véronique, on se dit que ce n’est pas si risqué que cela, mais quand on voit les collègues éternuer et tousser en pilant ces produits… » Elle prend désormais beaucoup plus de précautions. Laurence, également enceinte, se méfie, pour sa part, du protoxyde d’azote, très utilisé dans son service. Elle constate aujourd’hui les effets des années de travail de nuit : « Je commence à le payer. Cela fait dix ans que je ne sais pas ce que c’est que de se réveiller en forme… Ma première grossesse a déclenché des problèmes de thyroïde, mais je pense que le travail de nuit a perturbé mes hormones. »

Les infirmières ont intégré un certain nombre de risques inhérents à leur métier, comme celui des AES, par exemple, souligne Annie Sobaszek, médecin du travail au CHRU de Lille. Pour autant, elles n’y pensent pas constamment et développent, selon le médecin, une forme de « défense collective de métier », qui leur permet de l’exercer avec la sérénité nécessaire.

Défense ou défi ?

De son côté, la sociologue Chantal Horellou-Lafarge estime que le fait de ne pas forcément respecter les règles de prévention des risques du métier revient à « provoquer le risque » et, en quelque sorte, à le nier. « En mettant le risque au défi, certaines vont moins se protéger, explique-t-elle. Alors que plus on est sécurisé, plus on a confiance, plus on respecte les règles. » Elle pointe d’ailleurs aussi la charge morale et psychologique à laquelle les infirmières sont exposées et la fréquente absence de reconnaissance de la dimension relationnelle de leur travail.

Automédication

Le recours au médecin se trouve en outre modifié, parce que ces consultantes sont aussi des professionnelles de santé (lire ci-dessous). L’accès aux médicaments est également spécifique, facilité par la connaissance que les infirmières en ont, et, parfois, par la proximité des pharmacies. « On s’automédique davantage, reconnaît Véronique, on prend plus facilement des antibiotiques, un peu de cortisone. On sait quoi prendre quand on est un peu anxieuse ou qu’on a mal au dos… » À l’inverse, Florence, peut-être un cas à part, ne conserve aucun médicament chez elle et n’en prend de toute manière quasiment jamais. Les infirmières interrogées déclarent être rarement en arrêt de travail ou, en tout cas, faire tout ce qu’elles peuvent pour l’éviter. « Je n’ai jamais eu d’arrêt maladie, je ne sais d’ailleurs pas comment on fait », note Florence, ancienne libérale. « J’ai mis du temps à comprendre que je peux m’arrêter quand c’est nécessaire, souligne Véronique. J’y vais petit à petit. Mais l’on hésite, on pense aux collègues… » Quant à Laurence, il faut vraiment que son mal de dos chronique la bloque complètement pour qu’elle accepte de s’arrêter. Pour Laetitia (23 ans), qui travaille en intérim, la question ne se pose pas : si elle est malade, elle ne travaille pas…, et n’est pas payée. « La seule fois où je me suis arrêtée, c’est le jour où, enceinte, j’ai eu une sciatique qui m’empêchait de marcher. Le gynéco a dû insister, car je ne voulais pas qu’on rappelle des collègues pour me remplacer. On a des scrupules… Finalement, c’est pour mon bébé que je me suis arrêtée. » Un sentiment de culpabilité anime souvent celles qui se voient notifier un arrêt maladie. Il empêche certaines de prendre vraiment soin d’elles, et complique le retour des autres.

Contraintes psychologiques

Si les lombalgies, dues à la manutention des malades mais également à la station debout toute la journée, constituent un motif fréquent d’arrêt, les conséquences des « contraintes psychologiques et organisationnelles » justifient de plus en plus d’interruptions de travail pour des « décompensations anxieuses ou anxio-dépressives », observe Annie Sobaszek. Elle évoque ainsi les problèmes de communication dans l’équipe, les difficultés relationnelles entre métiers, le sentiment d’un manque de soutien de la hiérarchie, les interruptions dans le travail, le manque de partage de valeurs au travail, de respect des horaires et des congés ou les effectifs insuffisants. « Ce sont nos axes de travail dans l’étude Orsosa(1) », souligne le médecin du travail. Selon Michel Rouland, « une culture émerge peu à peu. Elle consiste à dire qu’il faut aussi prendre soin des soignants pour qu’ils puissent prendre soin des patients ».

Une prévention aléatoire

C’est l’un des enjeux des actions du fonds national de prévention de la CNRACL. Il soutient les projets relatifs aux actions de prévention des risques professionnels qui émanent d’une démarche participative réunissant les directions, les équipes médicales, soignantes et administratives concernées et les représentants du personnel. Au fait des questions de santé publique, les infirmières manquent d’une vision globale et ont plutôt tendance à adopter individuellement des mesures de prévention en fonction de leurs faiblesses. Angélique s’asseoit pour faire manger une personne âgée, utilise les lève-malade et les verticalisateurs pour protéger son dos pour « plus tard ». Évelyne, qui souffre de rhinite chronique allergique, aère son appartement, fait des cures de vitamines et du sport, essaie d’avoir une bonne alimentation et suit toutes les recommandations vaccinales. Madeleine Estryn-Béhar, longtemps médecin du travail et ergonome à l’AP-HP et pilote de l’étude européenne Presst-Next(2), a observé que, globalement, les infirmières appliquent assez peu à elles-mêmes les conseils de prévention habituels. Elles ont rarement la possibilité de manger de façon équilibrée sur leur lieu de travail. Leurs horaires leur permettent difficilement de pratiquer une activité physique. Pour Annie Sobaszek, les démarches de prévention comme les mammographies, les bilans de pilule ou le suivi gynécologique peuvent être plus facilement négligés par les infirmières que dans la population générale. « Elles respectent les obligations vaccinales, ajoute le médecin. En revanche, concernant les vaccins non obligatoires, comme celui contre la grippe, par exemple, on pourrait considérer que le personnel infirmier est particulièrement sensibilisé, or, ce n’est pas du tout le cas. » La couverture vaccinale des jeunes infirmières étant moins bonne que celle de leurs aînées, la médecine du travail les voit touchées, à l’âge adulte, par des maladies infantiles, telles la rougeole ou la coqueluche, contractées sur le tard au contact, notamment, d’enfants accueillis à l’hôpital.

Madeleine Estryn-Béhar estime que si les pratiques de prévention des infirmières ne sont pas meilleures que celles de la population générale, cela pose problème, puisqu’elles sont notamment chargées de véhiculer les messages auprès des patients ! Plus que la connaissance théorique, le fait de rencontrer elles-mêmes des soucis de santé modifie généralement leur façon de prendre en charge la leur, démarche indispensable pour pouvoir prendre soin de celle des autres.

1– « Organisation des soins et santé des soignants » : étude sur le niveau de contrainte psychologique et organisationnelle et la santé des soignants, sur plus de 4 000 infirmières dans 7 CHU.

2– Promouvoir en Europe la santé et la satisfaction des soignants au travail » – « Nurses’ early exit study », www.presst-next.fr

EN CONSULTATION

DES RELATIONS BIAISÉES

Les infirmières sont une population globalement bien suivie, estime le Pr Annie Sobaszek, médecin du travail au CHRU de Lille. Elles identifient bien les problèmes de santé qui les touchent. Mais les soignantes interrogées hésitent à consulter leur médecin traitant pour des soucis « banals », car elles « savent » qu’il est débordé : leur « compréhension professionnelle » frise alors l’inhibition. Florence n’a même plus de médecin traitant depuis le décès du précédent, il y a trois ans.

Si les infirmières demandent parfois conseil à un médecin, cela ne veut pas dire qu’il va les prendre en charge. En revanche, notamment dans les CHU, elles recourent plus facilement aux soins spécialisés, peut-être du fait de leur proximité, remarque le médecin du travail. Si certaines assurent nouer avec leur médecin une relation « tout à fait normale », d’autres estiment que le fait qu’elles soient des professionnelles de santé change la donne et entrave parfois la relation de soins. Véronique reconnaît s’autocensurer un peu face à son médecin, et sent que l’écoute de ce dernier peut être biaisée : comme elle est « du métier », il estime que si elle ne parle pas de tel ou tel signe, c’est qu’il n’existe pas, alors qu’elle ne l’a tout simplement pas relevé… « Une fois, je me suis tordu la cheville, raconte-t-elle. Je suis allée voir mon médecin après trois semaines de douleurs. Il ne m’a pas prescrit de radio, j’ai trouvé ça un peu léger. Parfois, je me dis que je devrais changer de praticien. On se tutoie, je le connais trop… »

FACE AU CANCER

De l’autre côté de la barrière

Les infirmières deviennent parfois patientes. Évelyne n’apprécierait pas d’atterrir par nécessité dans le service des urgences, où elle travaille, et de devoir évoquer ses problèmes de santé avec des collègues. Laurence a déjà expérimenté l’attente interminable dans les couloirs des urgences, les soignants qui entrent et sortent de la chambre sans cesser de parler entre eux, les résultats d’analyses évasifs… « Si l’on ne connaît pas le système, on est perdu, a-t-elle réalisé. En tant que patiente, je suis trop gentille, estime-t-elle. J’ai vu des erreurs, mais je n’ai rien dit. Une fois, j’ai purgé moi-même ma tubulure, dans laquelle de l’air était entré. Je n’ai rien dit, pour ne pas passer pour celle qui embête tout le monde… Finalement, ça m’a rassurée : j’ai réalisé que je travaille bien. »

Pascale, 48 ans, dont dix-huit dans le service d’oncologie d’un CHU, a toujours pris soin de sa santé : « Je ne fume pas, je ne bois pas, je fais du sport… Peut-être qu’inconsciemment, on se dit que comme on s’occupe des patients, il ne peut rien nous arriver. » Et puis, le cancer, il y a deux ans, la fait passer « de l’autre côté de la barrière »(1). Elle est bien prise en charge, mais comme elle est professionnelle de santé, la « dame en rose » lui remet une brochure, sans lui proposer de parler. « La première fois qu’on m’a posé une chimio, je me suis retenue pour ne pas fondre en larmes, raconte-t-elle. C’était moi, à présent, qui allais recevoir ce produit ! Je me suis rappelé que je disais aux patients de tenir le coup. Alors, j’ai senti que je n’avais pas le droit de flancher. » De son lit, elle a « tout observé », le respect de l’hygiène, le moindre froncement de sourcil du médecin… « Cela a changé le regard que j’avais sur les patients », commente-t-elle.

1– Titre du livre qu’elle vient de publier, Société des écrivains, oct. 2012.

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