Soigner sous l’œil de Bouddha - L'Infirmière Magazine n° 306 du 01/09/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 306 du 01/09/2012

 

NÉPAL

REPORTAGE

À Katmandou, la clinique Shechen offre une palette de soins aux plus démunis, qui viennent parfois de régions reculées, tandis que l’hospice accueille les personnes en fin de vie. Un lieu rempli d’humanité.

Bodhnath est un quartier excentré de Katmandou, la capitale népalaise. C’est aussi un lieu sacré pour les bouddhistes du monde entier. Par milliers, ils se pressent autour du stupa géant, surmonté des deux énormes yeux colorés du bouddha. Dès l’aube, Népalais, mais aussi réfugiés tibétains et bouddhistes occidentaux tournent paisiblement dans le sens des aiguilles d’une montre, psalmodiant des mantras ou agitant un moulin à prières. Des petites ruelles permettent d’entrer ou de sortir de cette circumambulation perpétuelle. L’une d’entre elles mène au monastère de Shechen, où vivent plusieurs centaines de moines. Sur les murs longeant le chemin, des flèches indiquent la direction à suivre pour atteindre la clinique et l’hospice Shechen. Un établissement de santé étroitement lié au monastère. C’est l’œuvre de Dilgo Khyentse Rinpoché, un lama tibétain, fondateur du monastère et du temple bouddhiste. « L’idée de départ était de toucher les populations les plus pauvres. Se mettre au service des autres, c’est quand même l’un des fondamentaux du bouddhisme ! », explique Matthieu Ricard. Ce moine bouddhiste, interprète du dalaï-lama, mais aussi photographe et scientifique, a été élève du fondateur, décédé en 1991. « Son plus grand souhait était de bâtir un dispensaire au sein du monastère, afin de permettre aux plus démunis d’avoir accès aux soins. » Un établissement qui n’a cessé de grandir, jusqu’à la construction de ce nouveau bâtiment, en 2000. L’aile droite concentre les différents services proposés par la clinique de jour. Médecins généralistes, cabinets dentaires, laboratoire d’analyses…, mais également médecine tibétaine et cabinet d’acupuncture. L’aile gauche abrite l’hospice, qui n’a démarré qu’en 2005.

Travailleurs journaliers

La clinique est ouverte six jours sur sept. Dès 9 heures, les premiers patients se pressent devant la réception. Rinzin Lama, secrétaire médicale, les enregistre. « Les nouveaux doivent débourser 35 roupies(1) pour leur première visite. Les suivantes ne coûteront que 10 roupies », précise-t-elle. Puis, la jeune femme leur remet un carnet de santé et les dirige, la plupart du temps, vers l’un des quatre médecins généralistes, ou vers l’un des spécialistes si le patient a déjà été examiné. Assise sur un muret, dans la cour centrale, une femme attend avec son bébé dans les bras. Gita Banwan est originaire du sud du Népal, près de la frontière indienne. Elle a rejoint la foule des travailleurs journaliers qui tentent de gagner leur vie à Katmandou. « Je n’ai pas les moyens d’aller me faire soigner ailleurs, déclare-t-elle. J’ai entendu parler de ce lieu. Je suis venue jusqu’ici car je me sens très affaiblie. Je vais voir un docteur ; ensuite, on me fera des analyses de sang. » Le docteur Ranju Shree Pant exerce à la clinique depuis un peu plus de deux ans. Dans son cabinet, les consultations se suivent sans un moment de répit. « Les pathologies sont très variées. Fièvres, rhumes, allergies, malnutrition et carences diverses… Nous avons parfois une urgence, mais nous ne sommes pas équipés pour cela », reconnaît la jeune femme. Après avoir effectué son diagnostic, Ranju Shree Pant rédige l’ordonnance. Quant au patient, il continue son parcours de santé. S’il doit effectuer des analyses, il se rendra au laboratoire. Ou bien ira au cabinet d’imagerie médicale s’il a besoin de radiographies. Quant aux médicaments prescrits, ils lui seront délivrés par la pharmacie interne de la clinique. Ici, toutes les ethnies du Népal sont représentées. Sherpas, Newars, Tamangs… sont surtout reconnaissables au travers des vêtements qu’ils portent. Certains viennent de très loin, comme cette famille arrivée du Dolpo, région située au cœur de l’Himalaya : elle a profité d’un pèlerinage bouddhiste pour venir faire quelques examens médicaux impossibles à réaliser dans son village reculé. Les moines du monastère, mais également les réfugiés tibétains qui ont fui la répression au Tibet sont aussi très nombreux à profiter des services de Shechen.

Dans la salle n° 7, Kunsan Choezen reçoit une femme enceinte. Kunsan est infirmière, l’une des plus anciennes de la clinique puisqu’elle est arrivée en 2000. Fille de réfugiés tibétains, elle est en charge du service de gynécologie et obstétrique. En 2011, plus de 5 000 femmes ont consulté ce service. « Nous suivons les futures mamans ainsi que les nourrissons. Nous les conseillons aussi sur l’allaitement, les vaccinations… Mais nous sommes aussi responsables de la contraception des femmes, ajoute l’infirmière tibétaine. Nous leur prescrivons la pilule ou bien nous leur posons un implant contraceptif. »

Médecine traditionnelle tibétaine

Si la médecine allopathique occupe une large place au sein de la clinique, les médecines traditionnelles sont aussi très présentes : acupuncture, homéopathie, mais également médecine traditionnelle tibétaine, très prisée par les populations locales… et les Occidentaux de passage au Népal ! Le docteur Ngawang Thinley est bhoutanais, il a étudié cette médecine en Inde, pendant neuf ans. Dans son cabinet, un thanka est accroché au mur. Il représente le bouddha de la médecine, reconnaissable à sa couleur bleue. L’amchi(2) reçoit une patiente. Il examine la langue, les yeux, puis prends son pouls, avant de prescrire un traitement. Un pharmacien se charge d’ensacher les petites pilules remèdes. « La médecine tibétaine est une approche holistique de la santé, explique Ngawang Thinley. Le principe de base est le maintien de l’équilibre des trois humeurs appelées Nyepa. Une rupture de cette harmonie entraîne un déséquilibre qui se manifeste sous forme de maladie. » Les traitements sont fabriqués au sein de la clinique. « Il m’arrive d’aller moi-même chercher les plantes dans la montagne. Mais ce travail est souvent fait par les amchis locaux, qui connaissent parfaitement celles de leur région, reprend le docteur. Nos traitements sont simples à utiliser, efficaces, et, surtout, économiquement très abordables. »

À l’autre bout de la clinique, le cabinet de Giorgia Carr, une acupunctrice américaine. Une femme est allongée sur la table de travail, des aiguilles dans le dos. La salle baigne dans une douce musique new age. Giorgia est volontaire au sein de Shechen. « Après mon master en médecine chinoise, j’ai décidé de venir ici pour quelques mois. » Elle est accompagnée de Sonam, une jeune femme interprète parlant de nombreux dialectes du pays. « Concernant la médecine chinoise, les gens sont aussi méfiants qu’en Occident ! En revanche, avec les médecins de Shechen, nous travaillons vraiment ensemble, en équipe. Ce qui est loin d’être le cas aux États-Unis ou en Europe ! Ils m’envoient des patients qui souffrent de maux chroniques. » Comme Giorgia, d’autres Occidentaux, professionnels de santé, viennent passer quelques mois dans l’établissement. Français, Canadiens ou Britanniques, ils partagent leurs connaissances et leurs expériences. « Nous en avons reçu beaucoup, reconnaît Dipendra Sharma, médecin chef, mais, depuis quelques mois, nous avons réévalué nos besoins. Nous voulons des professionnels expérimentés, parlant très bien anglais, et, surtout, qui puissent rester au moins deux mois. »

Soins palliatifs

Le médecin chef coordonne le travail des équipes médicales de la clinique mais aussi celles de l’hospice. Chaque matin, il effectue une visite des trois chambres, en compagnie de Sushila Rasauli, infirmière chef. La première est vide. « L’un des patients est décédé cette nuit, précise Sushila, et l’autre personne est retournée chez elle. » Parfois, certains patients, sentant les derniers jours arriver, préfèrent rentrer mourir auprès des leurs. Dans la chambre n° 2, une infirmière, Sonam Dolma Rai, est occupée à refaire le pansement d’une vieille femme de 85 ans, qui a une énorme tumeur au sein. Chaque geste de l’infirmière semble la faire souffrir. En face, un homme de 60 ans, sous assistance respiratoire, profite du soleil qui pénètre par la fenêtre. Shechen Hospice est l’un des premiers établissements de soins palliatifs au Népal. « Au départ, en 2005, ces lits étaient destinés aux personnes très malades qui vivaient dans la rue. Il s’agissait de prendre soin d’elles pour qu’elles finissent leur vie dignement », raconte le médecin. Depuis, l’hospice reçoit des patients en fin de vie, envoyés par les hôpitaux. Les équipes sont très réduites : trois binômes composés d’une infirmière et d’une aide-soignante, qui se relaient 24 h/24. « Nous nous focalisons sur le traitement contre la douleur en utilisant divers protocoles, décrit le médecin-chef. Ensuite, nous essayons de soigner les symptômes de la maladie. Nous faisons notre maximum pour que le patient aille mieux. » Mais les moyens sont limités. Heureusement, les familles des patients jouent un rôle important dans l’organisation quotidienne : certaines tâches, comme la toilette, l’habillage ou les repas, sont effectuées par l’accompagnant, qui vit dans la chambre. « Les proches peuvent aussi servir d’intermédiaires entre les patients et nous », ajoute l’infirmière-chef. Les problèmes sont également liés à la réalité népalaise. À Katmandou, l’électricité ne fonctionne que quatre à cinq heures par jour. Et la clinique ne peut se permettre de faire tourner le groupe électrogène tout le temps. Alors, il est actionné la journée, pour que les cliniques dentaires et le laboratoire d’analyses puissent fonctionner. La nuit, dès 20 ? heures, c’est le black out… « Nous avons des lampes qui fonctionnent sur batterie pendant deux heures, relativise Sushila. Ensuite, nous travaillons à la bougie ! Comme Florence Nightingale, première femme infirmière, pendant la guerre de Crimée, au XIXe siècle ! »

Presque tous les soins sont gratuits. L’association de soutien fondée par Matthieu Ricard, Karuna-Shechen, est la seule source de revenus. « Je reverse tous mes droits d’auteur liés aux ventes de mes photos, de mes livres, de mes expositions », explique le moine-photographe. Mais, à l’image du peuple népalais, habitué aux difficultés quotidiennes, les équipes de Shechen se battent chaque jour pour le bien-être de leurs patients. Ici, la compassion n’est pas un vain mot. Aider l’autre sans se plaindre. Au loin, sur le stupa blanc, Bouddha veille. Les yeux grands ouverts.

1– Un euro est égal à 100 roupies népalaises.

2– Médecin traditionnel tibétain. En savoir plus ou aider les projets de Karuna : www.karuna-shechen.org/fr/accueil.html

ACCÈS AUX TRAITEMENTS

Clinique mobile

Depuis début 2012, les équipes de Shechen ont lancé la première clinique mobile. Une fois par mois, une équipe multidisciplinaire (médecin tibétain, médecin généraliste, infirmière, dentiste, gynécologue) se rend à Namo Bouddha, à deux heures de route de Katmandou. Une file d’environ 80 patients se constitue la journée devant le petit dispensaire qui a été construit à cet usage. Si besoin, il leur est recommandé de se rendre à la clinique pour des examens plus approfondis. Cette sortie à Namo Bouddha est aussi l’occasion de rendre visite et de soigner les vieux moines et serviteurs du monastère ainsi que les personnes qui viennent ici pour une retraite de trois ans, trois mois et trois jours. « Nous envisageons de construire quatre autres lieux d’accueil de ce type. Car, dans ces villages retirés, l’accès aux soins est inexistant. Et les habitants, trop pauvres, ne peuvent pas venir jusqu’à la capitale. Ici aussi, les soins et les médicaments sont gratuits », précise Aruna Rayamajhi, la directrice de Shechen Clinic.