S’aimer comme tout le monde - L'Infirmière Magazine n° 306 du 01/09/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 306 du 01/09/2012

 

SEXUALITÉ ET HANDICAP

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Environ 200 000 adultes handicapés vivent en établissement. Pendant des mois, des années, voire toute leur vie, ils dépendent de l’aide de professionnels pour se nourrir, se laver, se vêtir, se déplacer. Mais l’on évoque peu le rôle que peuvent jouer les soignants dans l’accompagnement de la vie sexuelle et affective des résidents, encore taboue.

La France a un vrai problème vis-à-vis de la sexualité. On y est très moraliste, très peu pragmatique », observe Jean-Luc Letellier, responsable de la formation continue au Centre de formation aux carrières sanitaires et sociales Buc ressources. Comment s’étonner, alors, que la sexualité des personnes handicapées soit à ce point reléguée à l’arrière-plan des besoins pris en charge par les professionnels en particulier, et par la société en général ? Depuis quelques années, cependant, des colloques, des documentaires, des associations portent la question sur le devant de la scène médiatique et politique. Nombre de personnes handicapées se sont lancées dans une croisade pour faire respecter et entendre leurs désirs et leurs besoins. La vie est si pénible lorsqu’on meurt d’envie de construire une vie affective, de sentir une main sur sa peau, de faire l’amour ou de disposer ne serait-ce que d’un quart d’heure d’intimité chaque jour, et que tant d’obstacles s’y opposent.

« Déni de droit »

Des obstacles physiques d’abord : en institution, certaines personnes dépendent d’un tiers pour tout ou partie de leurs mouvements. Elle ne peuvent même pas toucher l’autre, se toucher elles-mêmes, se mouvoir ou adopter telle ou telle position, seules ou à deux… Parfois, elles ne connaissent pas bien leur propre corps, souligne Stéphanie Chermitti, infirmière dans un centre pour infirmes moteurs cérébraux à Meyzieu (Rhône). À l’inverse, ceux qui sortent paralysés d’un accident ne savent que trop bien ce qu’il en était et se découvrent un nouveau corps, moins mobile, moins sensible… Sur le plan pratique, tout n’est pas fait, loin s’en faut, pour permettre aux personnes handicapées de bénéficier d’un peu d’intimité, ni en solo ni, a fortiori, en duo. Les règlements intérieurs de certains établissements interdisent encore, purement et simplement, les relations sexuelles… « Un véritable déni de droit », et de la pure maltraitance, s’insurge Jean-Luc Letellier, envers des gens qui passent des années, voire toute leur vie en institution. Cécile(1), ex-directrice de foyers d’accueil médicalisés, se rappelle son arrivée il n’y a pas si longtemps dans un établissement « où les résidents n’avaient pas le droit de s’embrasser ni de se tenir la main ». ll n’est généralement pas possible de fermer les chambres de l’intérieur, et souvent difficile de signifier qu’on ne veut pas être dérangé. Les contraintes architecturales s’interposent aussi, même lorsque les équipes s’engagent vers plus de respect de l’intimité des résidents. Dans le foyer d’accueil médicalisé que dirige Fatima Oumedjbeur à Aix-les-Bains (Savoie), où cette dimension devrait bientôt être intégrée au projet d’établissement, les chambres ne sont pas assez grandes pour permettre à deux personnes d’y vivre, et les salles de bains sont collectives. L’idée du contraire n’était venue à l’esprit de personne au moment de la (récente) construction du centre…

Réalité biologique

Des freins culturels et moraux entravent aussi l’expression et la réalisation des désirs. Pour beaucoup, la sexualité serait l’apanage des valides, et il ne serait pas plus nécessaire – voire moins – que pour les valides d’en parler. « C’est une réalité biologique qui est difficile à considérer simplement en tant que telle », souligne Sheila Warembourg, sexologue et formatrice spécialisée dans l’accompagnement des personnes handicapées. Surtout quand la morale s’en mêle. On préfère souvent imaginer les personnes handicapées comme des individus asexués pour ne pas se pencher sur une inégalité flagrante, déplore Marcel Nuss, écrivain, consultant et formateur dans le domaine du rapport au corps, handicapé lui-même. Ou bien on leur dénie le droit d’avoir, comme certains valides, envie de relations sexuelles sans forcément éprouver d’amour ou vouloir s’engager, de multiplier les conquêtes ou d’afficher leur homosexualité… L’image des corps « différents » constitue une difficulté supplémentaire. Finalement, remarque Jean-Luc Letellier, « on ne traite de la sexualité que quand elle pose problème. Mais, quel problème, et à qui » ? Moins, selon lui, aux personnes handicapées qu’à celles qui s’en occupent et à la société dans son ensemble.

Aussi, « le problème numéro un pour les personnes handicapées, c’est la solitude », souligne Sheila Warembourg. Ils peuvent essayer de tisser des relations avec leurs pairs, lorsque c’est « autorisé » ou possible, avec des valides quand des occasions se présentent. Par Internet ? Pas forcément. Marcel Nuss en a fait l’expérience récemment. Sur le web comme dans la vraie vie, c’est d’abord l’apparence qui compte… À défaut, certains se tournent vers les prostitué(e)s. Mais ceux qui les y conduisent, amis ou professionnels, encourent une mise en examen pour proxénétisme, passible de sept ans de prison et de 150 000 euros d’amende. Certains réclament un aménagement de cette loi, d’autres militent pour que la France légalise, comme les Pays-Bas ou la Suisse, notamment, les assistants sexuels (lire ci-dessous). Sheila Warembourg évoque, par ailleurs, l’utilisation d’objets par certaines personnes handicapées à des fins sexuelles et de manière pas toujours adaptée, voire dangereuse. Pourquoi ces personnes ne pourraient-elles pas accéder, comme les autres, à des sex-toys, demande-t-elle. Mais qui leur en parlera, et qui leur en donnera l’accès ?

Les professionnels démunis

Les mentalités ne semblent pas mûres pour cela : le simple fait de considérer la chambre d’un résident comme un espace intime pose encore souvent problème. Les professionnels avouent se trouver démunis à leurs débuts, avant de s’être formés, ou même malgré la formation, devant la manifestation ou l’expression du désir ou des pulsions d’un patient. Pour Sheila Warembourg, c’est normal : « Ils sont témoins de “l’intime” d’une personne qu’ils n’ont pas choisie, à laquelle ils peuvent tenir ou pas, qui a peut-être leur âge (ou celui d’un proche)… » La porte derrière laquelle « ces choses-là » se passent habituellement ne ferme pas, et les infirmières, aides-soignantes, aides médico-psychologiques ou éducateurs l’ouvrent quand ils le veulent. Cette intrusion de l’intime dans la sphère professionnelle bouscule leurs représentations, parfois leurs valeurs, leur éducation, leur éthique professionnelle ou leurs expérience personnelle. Leur gêne, leurs réticences ou leurs limites relèvent, selon Fatima Oumedjbeur, de ces facteurs plutôt que d’une volonté délibérée de ne pas tolérer telle ou telle situation.

Cécile se souvient de professionnels qui supportaient mal de voir un résident multiplier les conquêtes, et avaient tendance à prendre partie pour l’une ou l’autre de celles qu’il avait délaissées ou tentaient de l’inciter à se stabiliser. « De quel droit ? », s’étonne-t-elle. Les soignantes interrogées attendent généralement que la personne handicapée évoque le sujet de la sexualité et formule des demandes. Sheila Warembourg le déplore : « Malheureusement, les professionnels ne vont pas au devant de ce genre de demandes, et la personne handicapée n’ose pas parler, et le silence tourne en rond. » Pourtant, certaines situations, même non parlées, sont l’occasion d’aborder les questions de vie affective et sexuelle. Karine C., aujourd’hui infirmière auprès d’adultes déficients mentaux, se rappelle sa gêne lorsque, venant sonder un patient paraplégique, il a eu une érection. « Je lui ai dit que j’allais le laisser un peu seul le temps que “ça” passe, et je suis revenue. Il a ensuite osé poser des questions : il venait de réaliser que malgré l’absence de sensibilité, il allait pouvoir avoir des relations sexuelles. » Une autre fois, avec une femme déficiente mentale, qui la questionnait sur une relation amoureuse naissante, « j’ai choisi de répondre de manière simple et directe, et j’ai bien fait, car la discussion s’est installée entre elle, ses colocataires et moi. Elles ont partagé leurs expériences, leur absence d’expérience, échangé sur leurs craintes et les réalités de leur vie. J’ai aussi pu aborder les questions de prévention et de consentement. » Une notion particulièrement importante à travailler avec les personnes handicapées mentales. « En tant qu’infirmière, nous essayons de les axer sur leurs besoins et sur ce qui est bon et important pour elles », témoigne Stéphanie.

Érection, rouge aux joues, une main qui touche la peau du bras… Pour Sheila Warembourg, « mieux vaut verbaliser ce qui se passe plutôt que ne rien dire. Si l’on ne dit rien, cela veut dire que leur sexualité n’existe pas. Quand on vit quarante ans ou plus avec l’idée que “ça” n’existe pas, cela revient à dire : “tu n’existes pas comme un être humain comme les autres”. Je trouve le silence plus pesant qu’une parole maladroite. On peut verbaliser par l’humour : “oui, j’ai remarqué, tu n’es pas indifférent”. » Parfois, c’est un peu lourd. Si untel manifeste pour la énième fois son désir de manière intempestive, « on peut le dire, poursuit la sexologue : “Je vois, je comprends, mais ça ne me met pas à l’aise, je reviens plus tard” ».

Pour Cécile, c’est une simple question d’humanité. Mais si l’on n’est pas à l’aise, on peut se former, ou au moins discuter avec ses pairs ou son réseau professionnel, conseille Sheila Warembourg. Histoire de réfléchir à la nature de ce que l’on ressent dans ce type de situation, à la hauteur des barrières professionnelles que l’on peut parfois ériger pour se protéger, à l’attitude à adopter et aux mots que l’on peut employer. Pour aller plus loin, une réflexion d’équipe apparaît comme nécessaire, invitant l’ensemble des professionnels à parler, et à déterminer leur projet de soins en prenant en compte cet aspect : aides-soignants, cadres, médecins…

Temps d’analyse

Dans l’établissement où travaille Stéphanie, des temps d’analyse de la pratique réguliers permettent aux professionnels d’évoquer situations et questions. Le foyer des Hirondelles va plus loin. « Nous avons voulu doter les professionnels de moyens pour les aider à mieux vivre leurs pratiques dans ce domaine, à distinguer leurs affects, leurs valeurs, et à définir une posture professionnelle », un langage commun, explique Fatima Oumedjbeur. Organisé chaque année, l’atelier pluridisciplinaire, inscrit dans le programme pluriannuel de formation et animé par Sheila Warembourg, offre un temps pour restituer les questions qui se posent dans une logique professionnelle et essayer d’acquérir une lecture commune des situations. Des participants ont en outre présenté un projet d’amélioration de la prise en compte de la vie affective et sexuelle des résidents. Certains éléments vont être intégrés au programme de réhabilitation du bâtiment mais, déjà, « si une personne veut être couchée à 2 heures du matin pour passer la nuit avec son conjoint, c’est possible », poursuit la directrice, et les rencontres entre les couples sont favorisées. Des avancées pointent ici ou là. On évoque les questions affectives et sexuelles lors de la discussion du projet de vie avec chaque résident, on les intègre tous au projet d’établissement. Parfois, une charte ad hoc est gravée dans le marbre. Là où travaille Karine C., des groupes de parole sur la vie affective, animés par des éducateurs et des psychologues, permettent aussi aux résidents de partager leurs interrogations. Certes, l’accès des personnes handicapées à une vie sexuelle plus riche s’accompagne de nouvelles questions : il faut désormais accompagner également la tristesse des ruptures, adopter la bonne distance face aux situations sentimentales compliquées ou apprendre aux uns et aux autres à se rendre dans des espaces d’intimité… Mais, pour Cécile, comme pour Jean-Luc Letellier, cela détend aussi l’atmosphère des centres et réduit les tensions.

Ici ou là, des personnes ressources sont spécialement formées. Comme Vanessa Girard, une infirmière du centre de médecine physique et de réadaptation la Tour de Gassies, à Bruges (Gironde), qui a suivi un DU de sexologie. Un jour par semaine, elle est détachée sur une consultation de sexologie, le matin auprès du médecin spécialiste, et l’après-midi, seule, pour des entretiens avec les patients, après avis du médecin. « Je leur donne des compléments d’information sur les traitements, j’explique comment se passe une injection intracaverneuse, je réponds à leurs questions et j’aborde progressivement le sujet de la sexualité. Il faut souvent aider les hommes à orienter leur sexualité vers quelque chose de plus cérébral, de l’ordre du fantasme, et les amener à découvrir d’autres zones érogènes. Ils ont souvent des demandes très simples, ils veulent juste pourvoir rester avec leur partenaire et lui donner de l’amour. » Elle ressent encore parfois de la gêne lors de certains gestes, mais elle considère que les soins facilitent l’abord des questions sexuelles.

Pour Jean-Luc Letellier, les infirmières sont bien placées pour faire avancer les choses car leur métier leur confère un rapport au corps différent de celui des éducateurs. « Elles en sont plus proches, elles ont moins de tabous vis-à-vis de la sexualité, estime-t-il. Elles peuvent montrer qu’il y a d’autres façons d’aborder l’autre. » Et si ces professionnels ne peuvent le faire, ni décrypter les signaux, s’interroge-t-il, « qui d’autre le peut ? »

1– Certains prénoms ont été changés.

LÉGALITÉ

ASSISTANT(E)S SEXUEL(LE)S OU PROSTITUÉ(E)S

En France, un statut pour les accompagnants sexuels verra-t-il le jour ?

Les Pays-Bas, l’Allemagne, le Danemark et la Suisse ont mis en place un statut d’assistant sexuel. Il s’agit de personnes qui ont une autre activité professionnelle et qui, à l’issue d’une formation, sont en mesure de réaliser, pour des personnes dépendantes, des prestations sexuelles payantes. Selon les cas et les limites que chacun se fixe, il peut s’agir d’éveil à la sensualité par des massages, des caresses, de masturbation ou de pénétration. En France, une telle activité est aujourd’hui illégale car relevant de la prostitution. Elle ne peut éventuellement exister que sous forme bénévole.

Pour Marcel Nuss, fondateur du Collectif handicap et sexualité (Ch(s)Ose, www.chs-ose.org), il faut absolument que l’accompagnement sexuel soit reconnu afin de sortir les personnes handicapées qui souhaitent y recourir de la privation sexuelle dans laquelle elles se trouvent. Selon lui, « il faudrait former des prostitué(e)s » car « quand on est marié, qu’on a des enfants, ce n’est pas évident de travailler avec son corps. C’est moins compliqué avec des prostitué(e)s car il n’y a aucune ambiguité : c’est leur métier, ils (elles) offrent des prestations sexuelles que n’offrent pas les assistants sexuels. Les personnes handicapées ont envie d’un rapport sexuel, pas uniquement d’une masturbation. »

Un rapport à l’automne

Le député (UMP) Jean-François Chossy avait posé la question du statut des assistants sexuels au gouvernement en 2010, mais la fin de son mandat, en mai 2011, a mis un terme à sa démarche. Et la précédente ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, avait exprimé sa forte opposition à l’adoption d’un tel statut. Les militants de cette cause espèrent que le nouveau gouvernement se montrera plus ouvert. François Hollande, durant la campagne présidentielle, n’a en effet pas vraiment pris parti, et le Comité national d’éthique doit publier un rapport sur le sujet à l’automne. Pour Marcel Nuss, « cela se fera, tôt ou tard, alors autant le faire tôt » ! Mais tous ceux qui soutiennent le droit des personnes handicapées à vivre une vie sexuelle satisfaisante ne plaident pas pour cette cause. Il vaudrait mieux maintenir la loi sur la prostitution mais aménager celle sur le proxénétisme, estime Jean-Luc Letellier. Car, selon lui, les besoins sont plus larges que la simple assistance : « Les personnes handicapées ne réclament pas d’avoir une aide sexuelle mais de vivre une sexualité, qu’on permette à deux handicapés physiques de se retrouver dans un lit. Il s’agit d’une assistance de vie. Cela nécessite une véritable révolution culturelle. »

G. L.

FACILITER LES RENCONTRES

Les délégations des Yvelines et du Val-d’Oise de l’Association des paralysés de France (APF)(1) déploient, entre juin 2012 et juin 2013, le projet WITH (« avec »), destiné à favoriser le développement de la dimension affective et sexuelle dans la vie des personnes handicapées. Après une conférence d’ouverture consacrée, le 30 juin dernier, au b.a ba sexuel, d’autres suivront, sur les rapports hommes-femmes, les IST, la contraception, le désir d’enfant. Des ateliers pratiques sont également organisés chaque mois : « coaching séduction », « la communication dans la séduction », « la gestion d’un profil sur un site de rencontres »…. Des sorties dans des lieux de convivialité (bars, boîtes de nuit, concerts, plages, festivals) sont aussi programmées, histoire de multiplier les occasions de rencontre.

1– L’association fait partie du Collectif handicap et sexualité, www.chs-ose.org