L’expertise scientifique est-elle indépendante… ? - L'Infirmière Magazine n° 306 du 01/09/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 306 du 01/09/2012

 

MÉDICAMENTS

RÉFLEXION

Alors que le drame du Médiator a bouleversé le paysage de l’industrie pharmaceutique, les conflits d’intérêts entre les laboratoires, les politiques et les médecins font la une des médias.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pensez-vous que les experts scientifiques soient influencés par des facteurs économiques ?

PHILIPPE EVEN : Oui, mais pas seulement les experts. Ils ne sont qu’un maillon de la chaîne, dans une industrie pharmaceutique dominatrice. Cette industrie est l’une des trois plus puissantes au monde, raison pour laquelle elle est surnommée « la pieuvre » dans les pays anglo-saxons. Elle s’infiltre partout, à tous les niveaux décisionnels. Les médecins, les professeurs de faculté, les politiques et les experts sont enchaînés à un mécanisme économique dirigé par les laboratoires pharmaceutiques, qui posent d’abord la question de la rentabilité des marchés, avant celle de la médecine pour les patients. Malheureusement, la recherche ne se base pas toujours sur l’efficacité d’une molécule, mais parfois davantage sur le profit qu’elle va engendrer. Les laboratoires comme Servier, ou d’autres d’ailleurs, calculent ce que peut leur rapporter un médicament, avant même que celui-ci soit créé. Tous les efforts des agences de contrôle des médicaments sont vains si les experts rendent un jugement favorable influencé par les laboratoires. Cela répond à la question cruciale de l’indépendance de l’expertise scientifique, qui me semble très compromise tant que les experts ne sont pas eux-mêmes indépendants et compétents.

L’I. M. : Comment sont généralement constituées les commissions d’experts ?

P. E. : Indirectement, par les laboratoires eux-mêmes… Les experts sont souvent des médecins ou des professeurs d’université sollicités et rémunérés pour promouvoir et faire l’éloge de tel ou tel laboratoire, et qui vont se retrouver plus tard à expertiser leurs médicaments. De plus, en ce qui concerne les décisions de commercialisation d’un médicament, les experts et la commission n’ont souvent qu’une expertise spécifique limitée par rapport aux médicaments qu’ils analysent. L’expert devient donc expert en expertise du médicament… C’est inquiétant pour l’objectivité de ses conclusions. Le problème a souvent été abordé, mais jamais réglé. Si ces commissions non seulement n’étaient pas à la botte des laboratoires mais, en outre, étaient compétentes et spécialisées dans les médicaments qu’elles expertisent, les drames comme celui du Médiator n’auraient pas lieu.

L’I. M. : Les experts peuvent-ils être tenus pour responsables des avis qu’ils rendent ?

P. E. : Cela serait logique, mais, malheureusement, il n’en est rien. Trop d’experts ne font qu’exécuter les directives des laboratoires, justement parce que rien ne les met personnellement en cause en cas de problèmes graves. De plus, ils votent en commission à bulletin secret et n’émettent que des avis anonymes, ils n’ont donc aucune responsabilité individuelle dans les décisions… Il est impossible de se retourner contre ceux qui ont accordé la mise sur le marché d’un médicament. Ce procédé donne aux laboratoires une totale liberté pour commercialiser des produits ayant des effets secondaires qu’ils connaissent et masquent, et qui sont parfois très néfastes pour la santé. De telles méthodes sont à l’origine d’affaires comme celle du Mediator. De longues procédures et de grands procès ne règlent pas la question de la responsabilité des experts.

L’I. M. : Y a-t-il une solution pour que ces expertises scientifiques permettent d’éviter les affaires comme celle du Médiator ?

P. E. : Il faut d’abord savoir que, malgré des risques connus depuis 1996, le Mediator est passé vingt-quatre fois en commission sans être ni interdit, ni déremboursé jusqu’en 2009. La commission a toujours validé sa commercialisation, avec des experts financés par ces laboratoires ! Les États-Unis sont plus avancés que la France sur le sujet et sont moins consommateurs de médicaments inefficaces et dangereux que nous. Les experts américains sont de véritables spécialistes, compétents et responsables, grâce à un statut qui les rémunère à hauteur de l’importance de leur mission et assure leur indépendance à l’égard des laboratoires. Cette procédure tend à limiter la gangrène de la corruption.

L’I. M. : Que fait le gouvernement français face à ce problème de santé publique ?

P. E. : Il essaye de faire voter des lois, comme celle de Kouchner, en 2002, qui, malgré des décrets, retardés jusqu’en 2007, n’a jamais été réellement appliquée. En tous cas, les contrôles pour savoir si elle était respectée n’ont pas été faits. Du vent… Cette loi permettait de contrôler et de vérifier l’indépendance des experts à l’égard des laboratoires. Une autre tentative a eu lieu il y a quelques mois avec la loi Bertrand sur le contrôle de la corruption, avec l’idée de se calquer sur le principe de la FDA(3), mais les décrets d’application ne sont toujours pas parus. Pourtant, cette agence de contrôle, qui se nomme maintenant l’ANSM (ancienne Afssaps), n’a été qu’à peine modifiée. Les ministres français n’avaient même pas été prévenus des dangers du Médiator, commercialisé en France depuis 1976. Ce problème est également européen, et de nombreux conflits d’intérêts sont en cause, ce qui rend la difficulté d’une indépendance de l’expertise scientifique encore plus grande, car l’Agence européenne est plus corrompue que l’Agence française.

L’I. M. : À votre avis, l’expertise scientifique doit-elle être plus démocratique ?

P. E. : Oui, et, surtout, plus médiatisée, indépendante, transparente et capable de parler un langage clair pour tous. Pour juger, on doit comprendre et savoir ; or, les médias ne donnent pas assez d’informations sur le sujet, et ne font pas assez d’enquêtes. Il faut aussi prendre conscience qu’aucun dialogue n’est possible dès lors que les auditeurs ne comprennent pas les informations qu’on leur donne. Il faut expliquer le danger de la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique et de sa main mise sur les experts scientifiques et sur les politiques qui, in fine, autorisent ou non, remboursent ou non, et fixent les prix. Il me semble important d’informer les malades et les médecins généralistes, qui sont eux aussi sous le joug indirect de cette industrie. Suite au diagnostic d’une maladie, nombreux sont ceux qui prescrivent les yeux fermés des médicaments que les laboratoires leur conseillent, même sans rémunération ou d’autres profits personnels, car ils n’ont guère de sources indépendantes d’information. Je pense également qu’il serait plus judicieux d’apprendre à l’école des bases sur l’exercice physique, les régimes et les grandes molécules pharmaceutiques plutôt que de résoudre des problèmes de robinets qui fuient. Cela rendrait plus facile la compréhension des données relatives au domaine pharmaceutique face à certaines informations médiatisées à outrance.

L’I. M. : Jugez-vous que les nombreux médicaments présents sur le marché sont tous utiles, et que les experts n’ont pas un rôle de contrôle ?

P. E. : Il y a 200 médicaments indispensables, 500 utiles, et le reste, 800 ou 1 000, sans intérêt. Depuis plusieurs années, la recherche sur de nouveaux médicaments tourne en rond. De grands progrès ont été accomplis avec la trithérapie pour les malades du sida et avec quelques rares traitements contre le cancer, mais beaucoup de nouveaux médicaments sont inutiles, redondants et vendus à des prix inacceptables ! J’ai travaillé sur ce sujet, et j’ai écrit un livre qui traite de ce problème. C’est un guide des « 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux »… Ce livre constitue une réponse à votre question. Nombre de médicaments sont des tirelires pour les laboratoires, mais ils n’ont pas une grande utilité médicale. Le problème de la commercialisation d’un nombre croissant de nouveaux produits révèle un aspect de notre société, qui consomme trop, même dans le domaine médical. Il est temps de chasser les marchands du temple. La commission devrait interdire certains médicaments et devenir enfin indépendante face au lobbying des laboratoires pharmaceutiques ! L’heure d’une médecine humaine, rationnelle et sobre devrait venir.

1– Direction générale de la recherche et de la technologie, ministère de la Santé.

2– Institut national de la santé et de la recherche médicale.

3– Food and Drug Administration (Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux).

PR Philippe EVEN

PNEUMOLOGUE, PRÉSIDENT-FONDATEUR DE L’INSTITUT NECKER

> Membre du comité scientifique de l’Agence nationale d’évaluation et d’accréditation en santé (1997-2000).

> Chef du département de réanimation, pneumologie et cancérologie, hôpital Laennec, Paris (1976-1998).

> Membre de la commission d’autorisation des médicaments, ministère de la Santé (1981-1986).

> Membre du conseil scientifique du Midhust Medical Research Institute (Grande-Bretagne) (1970-1980).

> Membre des comités scientifiques de la DGRST(1) (1968-1970), et des commissions scientifiques de l’Inserm(2) (1981-1986).

OUVRAGES

Les scandales des hôpitaux de Paris et de l’hôpital Pompidou, Le Cherche-Midi Éditeur, 2001.

Avertissement aux malades, aux médecins et aux élus, avec Bernard Debré, Le Cherche-Midi Éditeur, 2002.

Savoirs et pouvoir. Pour une nouvelle politique de la recherche et du médicament, avec Bernard Debré, Le Cherche-Midi Éditeur, 2004.

La vérité sur les compagnies pharmaceutiques : comment elles nous trompent et comment les contrecarrer, avec Marcia Angell, Éditions Le mieux-être, 2005.

La recherche biomédicale en danger, Le Cherche-Midi Éditeur, 2010.

Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux, Le Cherche-Midi Éditeur, 2012.