Autocensure ou censure ? - L'Infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012

 

LIBERTÉ D’EXPRESSION

ENQUÊTE

Entre les contraintes légales et un malaise infirmier rampant, dû, notamment, au durcissement des conditions de travail, les infirmières renoncent de plus en plus souvent à s’exprimer.

Je veux bien être interrogée, mais je ne veux pas que mon nom soit cité. Ou bien, il faudra le changer », dit l’une. « Je ne peux pas apparaître dans l’article car il faut sans doute l’accord de la direction de l’hôpital, or, je n’ai pas envie de lui demander quoi que ce soit ! », lance une autre. « J’aurais bien voulu m’exprimer, mais je ne suis pas sûre d’avoir le droit de le faire… », s’interroge celle-ci. « Je ne suis pas certaine d’avoir beaucoup de choses à dire sur le sujet, ni même d’être la plus qualifiée pour en parler. Voyez avec d’autres collègues… », botte en touche celle-là. Etc, etc. Combien de fois entendons-nous ces paroles lorsque nous cherchons à recueillir le témoignage ou l’avis d’infirmières pour les besoins d’un article ? De plus en plus souvent, il faut bien le reconnaître. Et ce, que le sujet traité soit « sensible » ou non. Si une demande d’anonymat est toujours respectée, il est difficile de ne faire témoigner que des personnes dont l’identité reste inconnue, cela risque de remettre en cause la crédibilité de l’article. Nous avons donc voulu en savoir davantage sur les raisons qui motivent cette « non-prise de parole », alors même que nombre d’infirmières se plaignent fréquemment qu’on ne leur donne pas suffisamment l’occasion de s’exprimer… À leur décharge, il faut souligner que la liberté de parole, bien qu’elle soit un droit fondamental, s’arrête souvent à la porte de l’entreprise. Mais, si la sacro-sainte obligation de réserve, et, plus précisément, l’obligation de discrétion professionnelle définie par le décret de 1983 – qui fixe le statut de la fonction publique et qui, sur ce point, vaut aussi dans le secteur privé –, encadre cette liberté, elle n’explique pas à elle seule le « motus et bouche cousue » souvent adopté par les infirmières. D’ailleurs, d’autres soignantes, soumises aux mêmes règles, n’hésitent pas à parler de leur pratique et, plus largement, de leur environnement professionnel, et s’affranchissent volontiers d’une autorisation préalable. Dans ce contexte, c’est sans doute ailleurs qu’il faut chercher les causes de ce renoncement à témoigner, de cet abandon à dire. « Autrefois, nous subissions le paternalisme médical, qui a perdu en influence ; aujourd’hui, nous sommes plutôt soumis à une tutelle administrativo-juridique », estime Didier Morisot, infirmier hospitalier, que les lectrices de l’Infirmière Magazine connaissent bien puisqu’il sévit régulièrement dans ses colonnes. Et d’ajouter : « Maintenant, nous nous devons d’être dans le politiquement correct. Il faut correspondre à des normes, des critères. Bref, la parole, comme le soin, doit être “protocolisée”. Ce n’est pas de la censure, au sens strict du terme, mais une loi non écrite qui fait qu’on n’a pas le droit à la parole. Les infirmières, on les aime bien dans la mesure où elles se taisent. »

L’expression du ressenti

Pour échapper à ces pressions qui ne disent pas leur nom, Didier Morisot a opté pour “la stratégie du second degré”. « Et lorsque je chronique, je prends garde de ne dénoncer que des situations ou des enchaînements d’un système général et jamais des faits précis. Je fais également en sorte que les personnes ne soient pas identifiables et “délocalise” les établissements que je vise. Ainsi, on ne peut pas dire que je viole l’obligation de réserve ni m’accuser de diffamation. Ces précautions prises, j’écris en toute liberté et sous mon véritable nom », dit-il. Pour Nathalie Canieux, secrétaire générale de la CFDT santé-sociaux, « la distance des infirmières vis-à-vis des médias est aussi le produit d’une série d’émissions sur l’hôpital tournées en “caméra cachée” et diffusées à la télévision, qui ont été extrêmement mal vécues par les infirmières. À partir de cas isolés, ces reportages ont fait des généralités sans tenter d’expliquer les tenants et les aboutissants des situations. À l’hôpital, les infirmières savent qu’elles ne font pas leur travail aussi bien qu’il le faudrait, et même si elles ne sont pas responsables de cette situation ni de la dégradation des conditions de travail, ce contexte n’est pas simple à gérer pour elles. Elles travaillent avec un sentiment d’impuissance. Du coup, parler ou ne pas parler, elles pensent que cela ne change rien. Alors, elles “laissent tomber”. » Cadre dans un hôpital parisien, Vincent Martin(1) a choisi de chroniquer sous un pseudonyme pour ne pas avoir à subir de pressions de la part de sa hiérarchie. « Lorsque je collabore à des publications, je fais tout pour préserver mon anonymat. L’hôpital est un petit peuple de gens bien obéissants, et si les syndicats n’y étaient pas autorisés, ça ressemblerait à l’armée ! Et le système a tout intérêt à ce que cet état perdure pour conserver la maîtrise de ce petit peuple. Bref, on oscille entre la censure et l’autocensure », explique-t-il. Et d’ajouter : « Les personnels et les infirmières sont à cran, et il existe, chez elles en particulier, une grande souffrance. Finalement, elles n’ont plus d’énergie à consacrer à la défense de leur profession ni même l’envie d’en parler. Peut-être faudrait-il faire émerger des formes nouvelles d’expression, à l’exemple de ce qu’on fait les gendarmes, il y a quelques années. Comme, statutairement, ils n’avaient pas le droit de s’exprimer, ce sont leurs femmes qui ont pris la parole à leur place… » Pour le sociologue Ivan Sainsaulieu, qui a beaucoup étudié l’institution hospitalière, cette non-prise de parole mériterait sans doute un regard spécifique. Et si la « déprime » et le « flicage » n’ont, d’emblée, pas de rapport, « il est néanmoins possible, avance-t-il prudemment, qu’il y ait des interactions entre eux ».

Des faits vérifiables

« Lorsque j’étais contactée par des journalistes, une autorisation de la direction de l’établissement était nécessaire, et il y avait souvent un contrôle a posteriori . Cependant, je ne me suis jamais autocensurée. Et j’ai toujours dit aux infirmières que dans la mesure où elles ne portaient pas d’accusations et relataient des faits fondés et vérifiables, elles pouvaient dire ce qu’elles voulaient et que rien ne pouvait leur arriver. Et j’y crois vraiment », déclare Geneviève Scellier, cadre supérieure de santé de l’AP-HP, aujourd’hui à la retraite. Encore faut-il que la direction de l’établissement leur donne effectivement le feu vert… Or, c’est loin d’être toujours le cas. En dehors du fait que le temps administratif est le plus souvent incompatible avec le temps journalistique, il est fréquent qu’il faille détailler par le menu le contenu de l’entretien avant même qu’il n’ait lieu… Bref, une condition impossible à tenir mais bien utile, et imparable, pour justifier une fin de non-recevoir. Et cette mainmise sur le contrôle de la parole peut aller beaucoup plus loin – même si ces postures restent à la marge, lorsque des directions refusent la réalisation de reportages ou d’interviews au motif que le sujet ne leur apparaît pas « intéressant en général » ou qu’il est « inintéressant pour la profession infirmière ! » Cela dit, comme d’autres professionnels ou observateurs du monde hospitalier, Geneviève Scellier estime que la dégradation des conditions de travail favorise le repli sur soi et contraint, voire muselle, la prise de parole. « Aujourd’hui, pour les infirmières, prendre la parole implique de dire qu’elles ne sont pas suffisamment nombreuses et qu’elles sont obligées de se concentrer sur le soin et la technique au détriment du temps nécessaire à la relation avec leurs patients. Bref, elles sont souvent amenées à se justifier et n’osent pas critiquer les médecins, les pouvoirs publics ou l’institution. »

Compétences et légitimité

Cependant, l’ancienne cadre supérieure reconnaît que l’une des difficultés majeures pour les infirmières est aussi de pouvoir s’appuyer sur des faits pour étayer leur argumentation. « Pour beaucoup, l’exercice infirmier se fonde sur le ressenti ; or les sentiments s’accommodent mal des contraintes légales : “vous dites ça, alors prouvez-le !” Mais, contrairement aux médecins, qui y sont préparés durant leur formation, pour les infirmières, parler, écrire, publier ne fait pas partie de leur culture. Lorsqu’on leur propose de prendre la parole, elles ne se sentent pas capables de le faire, voire légitimes pour le faire. C’est un peu gênant d’entendre les médecins témoigner, à leur place, du vécu des soignantes… Parce qu’elles sont, bien sûr, capables et légitimes ! » Pour Vincent Martin, « cette autonomisation de la profession infirmière pourrait poindre avec l’universitarisation de la formation. Hier, on formait les futures infirmières à une pratique technique et très peu à s’exprimer à l’écrit et à l’oral ; aujourd’hui, et même si c’est un poncif de le dire, elles vont apprendre à panser et, également, à penser », estime-t-il. Pour Denis Basset, secrétaire fédéral de FO santé sociaux, « l’un des maux de l’hôpital est qu’il peine à s’ouvrir. C’est dommage, car s’il y a des choses à dénoncer, il y en a aussi à valoriser. Je ne pense pas que l’on puisse parler de censure planifiée ou d’autocensure. À mon sens, cela tient plus d’une réaction de protection », dit-il. Bref, difficile d’y voir très clair dans cette posture du renoncement à la parole. « Mais, peut-être que les infirmières n’aiment tout simplement pas les journalistes », plaisante Ivan Sainsaulieu. Damned, et si c’était vrai…

1- Le nom a été modifié.