Difficile d’effacer le chaos - L'Infirmière Magazine n° 298 du 01/04/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 298 du 01/04/2012

 

JAPON

REPORTAGE

Le tsunami géant qui a dévasté le Nord-Est japonais en mars 2011 est toujours bien présent dans le cœur des survivants. Les villes restent à terre, sans avenir visible. Pour soutenir les sinistrés, les infirmières, les sages-femmes et les volontaires jouent un rôle d’écoute essentiel.

De l’urgence au quotidien, d’une prise en charge médicale à un support essentiellement psychologique, des gymnases aux logements provisoires, plus d’un an a passé dans le Tohoku, le nord-est du Japon. Le 11 mars 2011, l’archipel a subi la plus grande catastrophe de son histoire moderne : un séisme de force 9, suivi d’un raz de marée gigantesque sur 400 kilomètres de côtes, ainsi qu’un désastre nucléaire, à Fukushima (voir encadré p. 26). La région engloutie demeure un champ de ruines. Des dizaines de villages ont disparu. Sous le poids des vagues, des villes se sont affaissées de 75 cm à plus d’un mètre. Elles sont chaque jour envahies par la marée montante, rendant toute reconstruction difficile. Le Japon compte ses morts et ses disparus, au nombre de 24 000, mais aussi ses sinistrés, qui sont plus de 150 000.

À 85 km de l’épicentre du séisme, Minami-Sanriku est l’une des villes symboles de la catastrophe japonaise, tant le chaos y dépasse l’imagination. Elle a vu 1 206 personnes sur 17 700 habitants périr dans le tsunami. Des vagues de 15 mètres ont tout balayé, s’engouffrant jusqu’à 6 km dans les terres, détruisant 95 % des bâtiments. Des hauteurs du collège, on aperçoit l’hôpital public Shizugawa, le plus gros bâtiment encore debout. Les flots y ont atteint le troisième étage. Seuls 34 patients sur 109 ont pu être portés sur le toit, et sauvés. Les autres ont été emportés. Le Dr Nishisawa, qui était l’un des cinq médecins de l’hôpital, exerce à l’Arena, un gymnase reconverti en centre d’accueil et de santé pour les rescapés. Il raconte les premiers jours après le 11 mars : « J’étais le seul médecin à l’Arena. Je recevais 300 à 400 patients par jour. Une quarantaine de personnes étaient immobilisées, pour cause de fractures ou d’infections pulmonaires, suite à des inflammations causées par l’eau de mer dans les poumons. Tout cela s’est aggravé avec le froid et la neige. Puis, de l’aide extérieure est arrivée. Les malades les plus critiques ont pu être transportés par hélicoptère dans des hôpitaux de l’arrière-pays, tandis que d’autres personnes arrivaient à pied tous les jours. »

Pénurie récurrente

Le Dr Nishisawa a dû faire face à divers degrés d’urgence, auprès des rescapés bloqués chez eux et des réfugiés. En juin, 2 414 personnes vivaient encore dans 23 centres d’hébergement. « Nous avons placé du personnel médical permanent dans certains refuges, et commencé à secourir les personnes à domicile. Les patrouilles mobiles ont concentré leurs visites dans des maisons associatives, transformées en cliniques de quartier. »

La prise en charge des rescapés a dû s’organiser dans un contexte de pénurie aggravé. « Nous vivions déjà, avant le tsunami, une pénurie chronique de praticiens. Aujourd’hui, c’est catastrophique. Outre l’hôpital public, la ville comptait six cliniques, toutes détruites. Seules deux structures ont promis de reprendre leurs activités. Les autres jettent l’éponge », témoigne encore le Dr Nishisawa. La ville ne comptait déjà plus de psychologue, ni de gynécologue, par exemple. Les femmes devaient se déplacer jusqu’à Tome ou Ishinomaki, à plus de 30 minutes en voiture. Mais la plupart des véhicules ont été réduits à l’état de carcasses. « Nous pouvions compenser la pénurie de personnel médical par des visites à domicile. Mais c’est devenu difficile. Notre priorité est de renforcer les soins aux personnes âgées dépendantes et immobilisées. » À Minami-Sanriku, un tiers de la population avait déjà plus de 65 ans avant le tsunami. Depuis l’été, un hôpital provisoire a vu le jour sur les hauteurs de la cité. Le bâtiment préfabriqué, unique structure de santé de la ville, accueille quotidiennement 200 à 250 personnes en consultation. Un service gratuit de navettes fait le lien avec les différents centres d’hébergement et les maisons de quartier. « Tout est loin d’être parfait. Le niveau d’hygiène n’est pas satisfaisant, regrette Masahiro Goto, administrateur de l’hôpital. Les toilettes de fortune, à l’extérieur, sont sommaires. Les couloirs sont ouverts à la pluie et au vent. En termes d’équipement, le peu de matériel que nous ayons n’est pas très moderne. Nous utilisons un appareil de radiographie à rayons X, sans enceinte de confinement pour intercepter les radiations. Enfin, il nous manque une cinquantaine de lits. » La Ville promet aujourd’hui de construire un nouvel hôpital provisoire courant 2012, faute de mieux.

Régulation des soins

Minami-Sanriku n’est malheureusement pas une exception. Isabelle Miyazawa, médecin français mariée à un praticien japonais, a suivi pas à pas la reconstruction médicale de la région. Elle vit depuis dix-sept ans à Sendai, la principale ville du Nord-Est japonais, fortement touchée par le séisme et le tsunami. « Certaines petites villes ont littéralement vu disparaître dans les vagues leurs cliniques et leurs hôpitaux, parfois avec les patients et le personnel, rapporte-t-elle. Les dossiers médicaux de plusieurs hôpitaux ont également été noyés, ce qui a posé des problèmes pour assurer le suivi médical des patients. » Elle détaille les mesure prises à Sendai : « Dès le premier jour suivant le cataclysme, la radio a diffusé des informations indiquant la régulation des soins en fonction du degré de sévérité. Les grands blessés ont été accueillis dans trois grands hôpitaux de la ville de Sendai ; les blessés moins sévères dans des hôpitaux de deuxième ligne, et les autres patients, dans des centres d’urgence. Dans notre département, 15 hôpitaux (8 à Sendai, 7 en périphérie) sont enregistrés comme bases de secours, avec des stocks de matériel médical, le personnel et l’équipement nécessaires aux soins en période de catastrophe. Les secours d’urgence se sont organisés très vite, avec l’arrivée, dès le 12 mars, d’équipes médicales DMAT (Disaster Medical Assistance Team) venant de tout le pays. »

Les DMAT sont constituées d’un médecin, de deux infirmières, d’un pharmacien et d’un personnel de bureau. Il en existe dans tout le pays, prêtes à venir en renfort en cas de besoin. « Jusqu’à 146 DMAT étaient sur le terrain le 16 mars, et trois d’entre elles étaient encore présentes le 10 septembre, indique Isabelle Miyazawa, s’appuyant sur les chiffres fournis par la presse locale. Elles ont été progressivement remplacées par 120 équipes d’urgence constituées de personnel local. À partir de juin, les hôpitaux locaux ont progressivement repris leurs fonctions, organisant des tournées dans les centres de refuge et des consultations dans des hôpitaux de fortune. « Au 8 septembre, six mois après la catastrophe, 96,2 % des services médicaux du département de Miyagi avaient repris leur activité, mais avec d’importantes disparités locales », rapporte Isabelle Miyazawa, qui confirme la réalité de la pénurie de médecins. « Début octobre, l’hôpital de Motoyoshi, petite ville près de Kesennuma, dont les trois médecins ont disparu dans les vagues, et celui de Ogatsu, à Ishinomaki, viennent chacun de trouver un nouveau médecin. »

Rôle préventif

Progressivement, les soins d’urgence, vitaux, ont fait place à l’accompagnement psychologique. Jusqu’en novembre, des milliers de sinistrés ont vécu dans des centres d’accueil, sur des tatamis. Pendant des mois, ces personnes souvent âgées ont souffert du froid, du manque de sommeil, d’une vie précaire, sans intimité. Leur seul réconfort : les visites des volontaires venus de tout le pays. « Depuis le mois de mars, nous passons une semaine sur deux à Minami-Sanriku, l’une des villes les plus touchées par le séisme, témoigne Fumi Okada, infirmière du service de santé publique de la préfecture de Kochi (île de Shikoku). En alternance avec des collègues, je rends visite aux sinistrés du collège Shizugawa, transformé en centre de réfugiés pour plus de 200 personnes. Je les ausculte, prends leur tension, vérifie le suivi de leur traitement et leur état de santé général. Dans les premiers temps, nous avons manqué de médicaments, contre l’hypertension et le cholestérol en particulier. Le rétablissement de l’eau courante a demandé un mois et demi. Pendant ce temps-là, les réfugiés ont creusé des trous dans le sol en guise de toilettes. Aujourd’hui, tout ce qui a trait aux besoins vitaux fonctionne. Notre rôle est préventif et psychologique. Ces personnes ne souffrent plus de la faim, mais beaucoup du stress. Leur présent est toujours hanté par les images terribles de parents et d’amis emportés sous leurs yeux. Elles ont tout perdu, et l’avenir est sombre. Parler les soulage. »

Un traumatisme continu

La retenue des rescapés du tsunami a suscité l’admiration à l’étranger, mais les psychologues préviennent : derrière ce calme apparent, se cachent de nombreux traumatismes. Dans la promiscuité des refuges, l’émotion est contrôlée. Elle n’apparaît qu’à des moments inattendus, une personne laissant échapper une larme au cours d’un repas, à l’écoute d’un morceau de musique, ou en dormant. Les logements provisoires qui ont progressivement remplacé les refuges, à partir de juillet, posent d’autres problèmes de solitude et de décomposition des communautés rurales. « Nous voulons éviter que le Tohoku connaisse une vague de suicides comme nous l’avons vu après le tremblement de terre de Kobe, signale Mari Inamochi, 28 ans, une infirmière de Shizuoka, qui enchaîne les missions de bénévolat avec l’ONG Peace Boat. L’association édite et distribue un journal pour les rescapés d’Ishinomaki, une ville de 170 000 habitants qui compte 7 000 bâtiments préfabriqués éparpillés dans ses faubourgs. « Le journal est un outil d’information pertinent, mais c’est aussi un moyen de frapper aux portes pour rencontrer les sinistrés, juger de leur état de santé, les inciter à faire un check-up. En cas de problème, nous relayons l’information aux services municipaux. »

Si Mari s’occupe essentiellement des plus de 60 ans, Asami Nagashige – 30 ans, venant de Tokyo – est puéricultrice. Depuis le mois de mars, elle prend des congés presque tous les mois pour s’occuper d’enfants de familles sinistrées à Minami-Sanriku, au sein de l’ONG United Earth. Asami aide au centre culturel « Shizen no ie » (la maison de la nature), transformé en lieu d’hébergement d’urgence. Le centre sert également de cantine et de crèche aux familles vivant dans des logements temporaires construits à proximité. « Je m’occupe d’une dizaine d’enfants, et particulièrement des petites Chigu (2 ans), Chisa (2 ans) et Chihiro (5 ans). Les enfants sont contents d’avoir de la compagnie, mais quand on s’en va, ils sont tristes. Ils nous cherchent. Certains se sentent blessés, ils hésitent à donner leur affection. Ils deviennent distants avec les volontaires. D’où l’importance de s’engager sur le long terme. On peut penser que les tout-petits n’ont pas bien conscience de la catastrophe. À les voir crier “le tsunami est venu !”, en rire, ou jouer avec les soldats, cela peut paraître anodin. Mais ce n’est qu’une apparence. Certains ont perdu leur grand frère. Ils ont vu leur maison emportée dans les vagues, et ont revu les images en vidéo. Leur monde a disparu du jour au lendemain. Certains sont pris de panique lorsqu’il y a des tremblements de terre. Car, malheureusement, les grosses secousses sont très fréquentes depuis le mois de mars. Mais, à force de passer du temps avec nous, les petits se confient davantage. Ils répètent qu’ils ont eu peur. Ils parlent du passé, et regrettent les fêtes dans leur ancienne école, les feux d’artifice dans la ville, quand elle existait encore… »

NUCLÉAIRE

TRIPLE PEINE

Minamisoma est à 20 kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi. La ville a subi le séisme, le tsunami, puis les émissions radioactives. Les entreprises ont fermé. La population a décru de 70 000 à 10 000 habitants. Minamisoma reçoit peu de volontaires. Son maire a diffusé en mars un « SOS » sur Youtube. Un cri d’alarme devant le risque de famine qui menaçait. Le 22 juillet, la mairie a lancé un nouvel appel.

« Beaucoup d’habitants ont quitté les environs, mais certains sont revenus », témoigne Ryoko Matsumoto, pharmacienne, qui a dû abandonner sa maison, trop proche de la centrale, pour déménager avec son mari et sa fille de 16 ans. Mais elle a conservé sa petite pharmacie, à seulement trois kilomètres de la zone interdite. « J’ai fermé pendant plusieurs semaines. Nous ne recevions aucune fourniture médicale. Les grossistes n’entraient pas dans la zone. Aujourd’hui encore, le service est limité », raconte-t-elle.

Ryoko Matsumoto n’a pas de dosimètre. « Nous vérifions tous les jours le niveau des radiations sur la page Internet de la mairie, ou à la télévision. Nous n’avons jamais eu de pastilles d’iode en stock à la pharmacie », constate-t-elle encore. Et d’expliquer cette absence, sans jugement : « Le Japon n’était pas préparé à une telle catastrophe. Tout est arrivé si soudainement ! »