Un jour à leur place - L'Infirmière Magazine n° 295 du 15/02/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 295 du 15/02/2012

 

PERSONNES ÂGÉES

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Quand une simulation des effets du grand âge d’inspiration japonaise rencontre l’équipe d’un CATTP destiné aux aînés, que se passe-t-il ? Immersion, le temps d’une formation, dans le ressenti du vieillissement.

Ce jeudi, l’équipe du centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) Denise-Grey, dans le quartier parisien de Belleville(1), est en formation et ferme exceptionnellement ses portes. Relais soignant entre l’hôpital et l’ambulatoire, la structure propose à un public âgé toutes sortes d’activités, sous la conduite d’une équipe qui brasse résolument les compétences : infirmières, aides-soignantes, médecin, psychologues, psychomotricienne, ergothérapeute… Au rendez-vous, ce matin(2), Géraldine Durand, formatrice de l’organisme Seniosphère.

La journée commence par un diaporama retraçant la vie de deux résidentes types de maison de retraite. Rappels utiles : jusqu’à récemment, les gens ne procédaient pas forcément à une toilette complète tous les jours ; si, en semaine, on ne soignait pas obligatoirement son apparence vestimentaire, on mettait ses beaux habits le dimanche, et de nombreuses personnes âgées sont restées attachées à cette habitude ; boire un petit verre de vin le midi ne choquait personne… Après ce préambule, vient la mise en pratique. Géraldine sort de ses valises la combinaison Samo, douze kilos sur la balance, importée d’un laboratoire de recherche japonais. « Certaines personnes sont plus pénalisées par le visuel ou l’auditif, d’autres par la motricité, prévient Géraldine. Si vous ne vous sentez pas bien, vous arrêtez ! » Véronique, aide-soignante, se porte volontaire. On lui met un casque antibruit sur la tête et des lunettes jaune fluo un peu opaques, pour simuler une cataracte. Une minerve bloque son cou, évoquant une arthrose cervicale. « Quand vous parlez à la personne, il est important de vous mettre face à elle ! », démontre aussitôt Géraldine. À cet attirail s’ajoutent une ceinture abdominale, des poids aux bras et aux jambes, des coudières et des genouillères autour des articulations, des bas de contention, des billes sous le pied, « simulant un raidissement », des chaussons et… des gants, « compliquant la préhension » et réduisant la sensibilité des doigts. De quoi approcher le vieillissement physique « d’une personne de GIR 2 ou 3 ».

« La tête sous l’eau »

Sur Véronique, la semi-surdité produit son effet : « Elle parle moins déjà ! », lance une collègue. « On a l’impression d’être sous l’eau », observe l’aide-soignante, qui chemine tant bien que mal vers la salle d’ergothérapie, où elle teste l’atelier mosaïque qu’elle anime d’ordinaire. « Je sais que c’est du bleu, mais pour moi, là, c’est noir », note-t-elle. Difficile de couper les pièces et de les coller avec des gants et des articulations bloquées. Un peu trop dur pour être vrai ? « Dans le groupe, j’ai un monsieur de 90 ans, quand même, il met la colle lui-même », nuance-t-elle. Virginie, autre aide-soignante, prend le relais. Elle soupire : « C’est comme ça toute la journée ? C’est monstrueux, je suis déjà épuisée ! » Elle s’empare d’un quotidien et du nouveau journal interne du CATTP, et se rend compte de sa difficulté à les lire. Il faut courber le dos et remonter les mains. Seuls les gros titres se parcourent sans effort. En arrivant, ensuite, dans la salle de télé, elle peine à trouver le bon interrupteur : « Je n’avais pas vu qu’il y en avait deux », côte à côte sur fond blanc. « Vous devriez mettre une étiquette pour les différencier, propose la formatrice. La décoration du CATTP s’en tire bien, puisqu’elle joue sur les couleurs vives, « préférables à des couleurs layette, qui sortent tristes ». En revanche, avec les lunettes, les néons s’avèrent aveuglants et la cuisine baigne dans une lumière blanche un peu pénible. Un peu plus tard, Anita, psychomotricienne, installe le parcours sur lequel elle fait travailler les usagers du CATTP : les plots, les cerceaux et le ballon, rouges, jaunes ou verts, s’avèrent faciles à visualiser à travers les lunettes. Amira, l’une des deux infirmières, enfile la combinaison et expérimente à son tour la démarche « pingouin », les jambes écartées. « Tu ne peux plus les plier », observe Virginie. « Tout de suite, la posture est penchée en avant, cyphotique, les cervicales se creusent », diagnostique Anita. « Il y a ceux qui s’affaissent, et ceux qui font contrepoids en se cambrant », observe Géraldine. Testant le tapis de chute, Amira se relève depuis le sol sans problème, conseillée par Anita pour prendre les appuis. « Mais j’ai déjà eu affaire à des femmes de 20 ans qui n’arrivaient pas à se relever », raconte Géraldine. Aude, neuropsychologue, se dirige vers l’atelier d’esthétique, où elle constate à quel point il est agréable de s’allonger sur la table et de s’abandonner à un massage des cervicales effectué par Anita. « Quand il ne reste rien, il reste le toucher », explique-t-elle.

Manger avec les doigts ?

L’heure du repas est arrivée. À travers les lunettes, la fine chiffonnade de jambon rose semble se muer en une masse informe et terne. La tarte aux abricots vire au rouge et prend des airs de pâté de tête. Et surtout, le blocage des coudes pousse à plier le dos et à tendre la mâchoire pour atteindre la fourchette. Au bout de cinq minutes, s’impose l’envie de se faire aider pour porter la nourriture à la bouche… et de finir le repas sans trop attendre. Nina, psychologue clinicienne, s’attaque au yaourt, dont l’opercule résiste sous les gants. La saveur est intacte, mais le geste ardu. « Même si le yaourt est délicieux, ça peut ne pas être un plaisir. Je comprends qu’on puisse désinvestir le “manger”, observe Nina. Au prochain repas thérapeutique, on pourrait essayer de ne proposer que des choses qui se mangent avec les doigts, comme pour un apéritif. » Auria, ASH faisant fonction d’aide-soignante, tente une sortie dans la rue. Un ouvrier de chantier s’interroge : « Elle doit avoir bu cinq ou six verres. C’est pour l’alcool ? » Bilan, après quelques minutes : « J’avais l’impression que les trottoirs étaient immenses. » Corinne, infirmière, teste l’atelier informatique : « Je comprends pourquoi ils regardent comme ça en se baissant sur le clavier. » Et observe : « Ce casque, c’est un peu anxiogène… C’est le monde du silence ! » Sophie, elle, prend en charge l’atelier d’ergothérapie. Pas facile de découper la planche, « car on perd de la puissance sur les avant-bras ». La prise diminue, et fixer les repères à l’aide d’une règle devient très compliqué.

Message de prévention

Retour à la table pour une simulation de déficience auditive plus fine, réalisée, cette fois, par ordinateur. Un soda déversé dans un verre n’entraîne qu’un léger bruit de liquide qui coule : exit le « pschitt » de la canette et le bruit des glaçons. Des diapos complètent le tableau : on apprend qu’entre 30 et 70 ans, le poids des muscles est divisé par deux ; qu’au cours de la vie, le champ visuel passe de 180-200 degrés à 90 degrés… « Tout cela n’est pas très gai, mais il faut l’avoir à l’esprit ! », rappelle Géraldine. L’équipe entame le debriefing final. « On sait bien que les personnes âgées éprouvent des difficultés au quotidien, mais on n’a pas forcément conscience de tout en permanence », résume Sophie. « Cela me rend humble devant l’avenir », lance Nina. « Je connais une patiente qui souffre d’un cumul de handicaps, dit Anita. Tant qu’on est vivant, c’est que quelque chose nous retient en vie. L’énergie qu’elle doit déployer ! On pourrait faire beaucoup plus pour la prévention, par exemple aider à diminuer la douleur en prenant les choses en amont… » Quels résultats observe la formatrice ? « Cette session débouche sur des constats différents suivant les établissements, note-t-elle. Dans certains, il faut tout repenser, et pour d’autres, cela sert plutôt à éclairer des choix. Ce sont les directions qui peuvent faire évoluer les choses. Nous, nous sommes plutôt un révélateur, nous mettons en évidence certains besoins d’amélioration. » Les équipes suggèrent rarement des modifications à apporter à la formation, affirme-t-elle, si ce n’est un second Samo pour des exercices simultanés par deux personnes. En tout cas, le message de prévention est convaincant : à la suite de ce reportage, son auteur s’est décidé à consulter pour ses maux de dos…

1– Le CATTP Denise-Grey accueille, en semaine, pour la journée, des personnes âgées de 60 à 95 ans présentant une pathologie neurodégénérative ou une psychose stabilisée. Proposant un programme thérapeutique adapté à chaque personne âgée, il joue un rôle de prévention et encourage le maintien à domicile. Tél. : 01 42 06 43 78.

2– Ce reportage a été réalisé le 31 mars 2011.

SAVOIR PLUS

Cabinet de conseil en stratégie et en marketing, spécialisé dans les personnes âgées, l’organisme Seniosphère propose aussi, depuis quatre ans, une formation intitulée « Mieux servir les personnes âgées en simulant leurs difficultés quotidiennes ». Elle est destinée aux soignants et aux aidants (en maisons de retraite et services d’aide à domicile en particulier).

Contact : www.seniosphere.com