Dans l’esprit des réformes - L'Infirmière Magazine n° 295 du 15/02/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 295 du 15/02/2012

 

CULTURE SOIGNANTE

DOSSIER

L’avènement des pôles s’inscrit dans un contexte de rationalisation financière. Pour leur part, les infirmières restent très attachées à leur service.

Les réformes donnent-elles plus de « lisibilité » aux infirmières sur l’organisation hospitalière ? À leurs yeux, ce qui relève de la nouvelle gouvernance s’avère « assez abstrait, concède Jean-Marc Grenier, coordonnateur général des soins au CHU de Grenoble (38) et président de l’AFDS. La gouvernance n’est pas encore complètement entrée dans la culture hospitalière. » « La révolution managériale que représente la gestion décentralisée par pôles reste encore à faire », renchérit, plus globalement, le récent rapport Fourcade. Aucun doute : la gouvernance ne figure pas au premier rang des préoccupations quotidiennes des soignants, et son langage abscons (à commencer par le mot « gouvernance ») ne la rend pas compréhensible. Frédéric Pierru, sociologue, juge même « difficile pour les acteurs de terrain d’avoir une prise critique sur les réformes du fait de ce langage vide de sens ».

Vide de sens, mais pas sans effets. La nouvelle gouvernance est d’abord à l’œuvre dans les esprits. Il est possible d’en dire la même chose que l’ancien ministre de la Santé Jacques Barrot à propos de la contractualisation interne à l’hôpital : ce n’est pas seulement un cadre juridique, mais un état d’esprit(1). Cet esprit, c’est la prise en compte accrue de l’aspect économique, la sensibilisation des personnels à la rationalisation financière, quels que soient leur métier et leur niveau dans la hiérarchie. Un rapport ministériel au Parlement décrit sans ambiguïté une « diffusion de la culture de la performance médico-économique au sein des établissements, notamment par la création des pôles et leur responsabilisation via les contrats de pôle »(2). L’impératif de performance économique va de pair avec une efficacité dans l’organisation et le management. Auparavant, « avec le budget global, il était possible d’avoir des gens non productifs, analyse Philippe Blua, directeur des hôpitaux de Calais et de Saint-Omer (62) et président du SMPS. En raison de la pression croissante en interne liée à la tarification à l’activité, on ne supporte plus que des gens fassent dysfonctionner le système. Il faut avancer sans les un pour mille qui freinaient. » C’est cela, « la gouvernance ».

« Gestionnarisation » de la médecine

La nouvelle gouvernance s’inscrit dans un contexte de tension budgétaire et de manque de personnel. « La pénurie nous oblige à repenser notre organisation. L’échelle du pôle peut le permettre », explique la directrice des soins et des activités paramédicales de l’AP-HP, Roselyne Vasseur. « Les petites unités étant plus coûteuses, indique-t-elle, il faut trouver le bon dimensionnement pour les patients comme pour les professionnels. » De même, « deux ou trois services identiques coexistent parfois au sein d’un même gros CHU, ce qui n’est pas raisonnable en terme d’efficience. Les pôles permettent plus facilement de les rapprocher, voire de les fusionner ».

Avec la nouvelle gouvernance, les décideurs entendent rapprocher les soignants des gestionnaires. Un décloisonnement révolutionnaire. Il faut que les équipes elles-mêmes, soumises à la tarification à l’activité (T2A), « puissent analyser leur activité, note Roland Ollivier, de l’Institut du management. C’est un indicateur parmi d’autres ». Mylène Coulaud, cadre supérieure de santé, ajoute que chaque projet signé dans le cadre du contrat de pôle fait l’objet d’études financières, ce qui « n’était pas forcément le cas avant ». Cédric Arcos, de la Fédération hospitalière de France, observe « une médicalisation de la gestion ». Il serait plus juste de décrire une « gestionnarisation » de la médecine : les praticiens sont priés de songer au volume financier de leurs prescriptions. Dans la bouche de cadres supérieures de santé qui coordonnent les pôles, Jean-Marc Grenier entend « un discours médico-économique et non plus médico-soignant, alors qu’il faut un discours médico-économique ET soignant ». Le plus touché est le médecin, « piégé » et contraint à « se mettre au garde-à-vous » économique par la loi HPST, selon l’expression de la cadre de santé Marie-Claire Chauvancy (pas hostile à cette loi, mais au caractère trop rapide de son application). Jusqu’ici, ce texte n’a pas souvent conféré plus de pouvoirs de gestion aux chefs de pôle, en raison, notamment, de leurs réticences, de celles de certaines directions ou de certains chefs de service. Le fait que les médecins, au moment de signer un contrat de pôle, ne se trouvent pas sur le même plan que le directeur (qui les nomme) est un obstacle : habituellement, les cocontractants sont à égalité. Une hiérarchie forte, du ministère au chef de pôle en passant par l’Agence régionale de santé et le directeur d’établissement, s’affirme. Frédéric Pierru, qui évoque « une grande transformation hiérarchique », estime que le pouvoir du chef de pôle se limite, en gros, « à gérer la pénurie ». L’autonomie d’un pôle ne peut être totale, la direction étant la mieux à même de gérer certains paramètres, mais peut-on parler d’autonomie quand elle est si timide ?

Le patient « rarement évoqué »

Il faut aller au-delà des mots pour dévoiler d’autres pans de réalité. « Une organisation rationnelle donne de meilleurs résultats en termes de qualité des soins et de qualité des conditions de travail », les deux allant souvent de pair, assure Roselyne Vasseur. Mais la rationalisation appliquée à l’humain est-elle toujours bénéfique ? La part purement relationnelle de l’activité infirmière s’amenuise, par exemple en pédiatrie. Les objectifs assignés aux pôles impliquent de viser au plus juste en termes d’effectifs, explique Mylène Coulaud. La déshumanisation guette, à en croire Mathieu Rivat, qui, comme consultant, a « accompagné » des hôpitaux dans la nouvelle gouvernance et la T2A : « Dans les services de médecine et de chirurgie, dans les bureaux des gestionnaires ou dans nos discussions avec l’Anap(3), le patient n’a été que très rarement évoqué, (…) soit totalement évincé, soit transposé en une donnée gestionnaire et mesurable (lits, séjour) »(4). Pour beaucoup, plus que la gouvernance par pôles, c’est la T2A qui entraîne le plus de changements à l’hôpital. Mais il n’est pas toujours aisé de savoir à quelle réforme tel ou tel changement est imputable. Une chose est sûre : les outils de gestion précis et réguliers se développent(5). Leur utilisation contribue à la possible mise en concurrence des pôles. « Le contrôleur de gestion est désormais le métier maître de l’hôpital public », affirme Philippe Crépel, infirmier et syndicaliste CGT, qui remarque aussi la multiplication du nombre de médecins au département d’information médicale dans son établissement. En théorie, l’équilibre budgétaire doit se rechercher au-dessus des pôles.

Identification au service

Selon le CNG, l’organisation polaire tend à « perturber au moins partiellement l’organisation, si ce n’est à supprimer des repères qui n’ont pas encore trouvé de substitut durable ». En termes de repère, le service reste la référence au quotidien pour les patients et le personnel. Selon Jean-Marc Grenier, les IDE se sentent plutôt d’abord infirmières, puis du service du professeur Untel. Certains agents ne sauraient même pas encore dans quel pôle ils exercent. Mais le service n’est pas contradictoire avec le pôle, outil de gestion. Et le sentiment d’appartenance au pôle, qui pourrait changer la culture infirmière, semble ressenti plus vivement par les jeunes IDE et médecins.

Pour autant, des professionnels de tout âge se sont investis dans la nouvelle gouvernance. Mais les pôles se sont avérés « contraires à ce qu’ils pensaient », dit Frédéric Pierru. Après la loi HPST, qui a « cristallisé toutes les oppositions », cet observateur prédit un retour à un management « moins doctrinal, plus négocié ». Nombre de professionnels de santé ont des idées pour améliorer l’organisation de leur hôpital, pour redonner du sens au travail et au service public. Bref, ils ne font pas automatiquement preuve de « résistance au changement », selon la formule dont usent les managers pour condamner toute critique de leur idéologie.

1– Cité dans un mémoire de l’École nationale de santé publique : http://bit.ly/xFnVGv

2– http://bit.ly/yVlUeG

3– L’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap) a notamment pour mission d’épauler les chefs de pôle.

4– Témoignage dans Z (numéro 5, automne 2011).

5– Voir un dossier de 2010 de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques : http://bit.ly/xVVt2F

BIBLIOGRAPHIE

→ Le CNG, sur les ressources humaines : http://bit.ly/yQhnh3

→ La DGOS, sur la gouvernance hospitalière : http://bit.ly/zJNOST

→ L’EHES, « Plus sur la nouvelle gouvernance » : http://bit.ly/zIDTC4

→ Les dernières rencontres du management de pôles organisées par la FHF : http://bit.ly/wtvqQ1

→ Le rapport Fourcade sur la loi HPST : http://bit.ly/zQfNQr

→ L’Igas, sur les pôles d’activité et les délégations de gestion : http://bit.ly/wYczit

→ De Frédéric Pierru, « Le travail, angle mort de la réforme », dans Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique, n°47 (10/2009), et l’ouvrage collectif L’hôpital en réanimation (éditions du Croquant, 2011).

→ Des écrits de la cadre paramédicale Marie-Claire Chauvancy : http://bit.ly/y5bauc