« Quel rôle voulez-vous jouer  « » - L'Infirmière Magazine n° 294 du 01/02/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 294 du 01/02/2012

 

PROFESSION

RÉFLEXION

FRANÇOISE VLAEMŸNCK  

La sociologue Françoise Acker estime que les infirmières doivent se faire entendre pour obtenir les conditions de travail qui permettent des soins de qualité tels qu’elles les conçoivent.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Vous observez la profession infirmière depuis plus de vingt ans. Quelle lecture avez-vous de son évolution ?

FRANÇOISE ACKER : On pourrait parler d’un mouvement continu de recherche d’une autonomisation par rapport à la profession médicale. L’évolution concerne à la fois la place et la fonction de l’infirmière dans la médecine et le système de santé, les modifications du cadre de travail, et les modalités de mise en œuvre du travail lui-même. Entre les années 1960 et 1980, un certain nombre de leaders infirmiers ont cherché à mettre en avant une fonction sociale de l’infirmière qui ne se limite pas à la seule mise en œuvre de soins prescrits par un médecin (1). Ces démarches se sont accompagnées d’une réflexion sur les soins, leur nature, leur spécificité, leur domaine de compétence.

L’I.M. : De quelle façon s’est concrétisée cette pensée infirmière ?

F.A. : Pour partie, dans le développement d’outils pour nommer, conduire, rendre compte du travail accompli au quotidien : dossier de soins, diagnostics infirmiers, protocoles…, et avec l’élaboration, par des infirmiers, d’un dictionnaire des soins infirmiers qui a fixé une terminologie professionnelle. Puis, le programme de formation professionnelle initiale a été modifié, en 1979, et la formation professionnelle continue s’est développée à l’hôpital, permettant de diffuser à l’ensemble des infirmières hospitalières des approches et des réflexions sur les soins développées par quelques auteurs et « écoles« » de pensée, française et internationales.

L’I. M. : Les années 1960, 1970 et 1980 sont déjà loin…

F.A. : En effet, et j’ai l’impression que les infirmières vivent, pour ce qui concerne la réflexion sur les soins, en partie sur les acquis de cette période. Les années 1990 et les suivantes se caractérisent par une rationalisation accrue de l’offre de soins, dont la carte se recompose sur le territoire. Les réformes se succèdent à un rythme accéléré, les établissements de santé se restructurent et sont en chantier quasi permanent. L’organisation du travail est repensée pour accroître l’intégration des différents services et l’efficience d’ensemble. Une nouvelle articulation entre ville et hôpital se développe, avec les réseaux, mais aussi avec une reconfiguration des prises en charge des maladies chroniques et la progression du travail d’information thérapeutique et de prévention.

L’I. M. : Toutes ces réformes sont d’ordre structurel…

F.A. : Le travail et les conditions de sa réalisation restent effectivement peu abordés, sauf à penser que le développement des protocoles et des procédures règlent la question du travail, du sens que les professionnels lui donnent, de l’intelligence qu’ils mobilisent pour mener à bien le travail attendu. En fait, le raccourcissement des durées de séjour et le développement des prises en charge ambulatoires ont conduit les infirmières à proposer de nouveaux modes de suivi : consultation infirmière, suivi téléphonique à domicile pour assurer une gestion fluide des flux de patients. Initiés par les infirmières des services en fonction des problèmes rencontrés localement, ces aménagements sont repris par les politiques de santé - tels le plan cancer, les agences régionales de santé -, puis par les directions d’établissement pour les transformer en modèles de prise en charge à implanter de façon généralisée, dans une logique administrative et technocratique.

L’I. M. : Quel en est le retentissement ?

F. A. : Tout cela pèse sur la façon dont les infirmières - et les autres soignants, d’ailleurs - peuvent effectuer un travail « bien fait », selon les critères professionnels intégrés lors de la formation et de la transmission d’une culture professionnelle mais aussi tout au long de l’expérience de travail. La question du temps est devenue centrale lorsque la durée de séjour - très restreinte - est définie pour effectuer un travail conçu en fonction de seuls critères médicaux, techniques et économiques. Quand les séjours des patients sont plus longs, la question du temps cristallise aussi les difficultés à prendre en charge un nombre important de patients avec très peu de personnels. Dans tous les cas, les soignants ont le sentiment de ne pas pouvoir effectuer l’ensemble du travail que demanderait le patient, évalué en fonction de leur expertise soignante. Il leur est difficile de donner une attention suffisante à chacun, non seulement en fonction des problèmes attendus (listés) mais aussi en fonction des demandes qui s’expriment au cours des soins. Comment rester attentif aux problèmes particuliers d’un patient singulier et non pas seulement à ceux du patient de manière générale ?

L’I.M. : L’engagement soignant est-il encore possible au sein des établissements dans ces conditions ?

F.A. : Dans l’absolu, bien sûr. Cependant, il me semble qu’il y a actuellement un déficit de temps alloué - dans le cadre du travail et sur le temps de travail - à une réflexion sur les soins, leur nature, le rôle que les soignants peuvent avoir quant aux modes de prise en charge des patients. Quels soins leur offrir, ainsi qu’à leur entourage, pour quelle santé, pour quelle société ?

L’I. M. : Les infirmières souffrent-elles, selon vous, d’un manque de visibilité et de porte-voix ?

F. A. : Les associations professionnelles et les syndicats sont nombreux mais divisés. De fait, ils ne sont pas très visibles, et les messages des infirmières ne sont ni lisibles ni audibles pour les citoyens. Que veulent-elles ? Quel rôle veulent-elles jouer ? Ce sont des questions de fond, car leur quotidien dépend de leurs projets. Les infirmières sont pourtant une force incroyable : peu de secteurs regroupent quelque 500 000 personnes ! Et si toutes ne partagent pas les mêmes valeurs, elles devraient pouvoir se mettre d’accord sur un socle commun pour faire avancer leur conception des soins.

L’I.M. : Elles seraient donc en partie responsables de leur situation ?

F.A. : En partie oui, car elles ne disent pas grand-chose, ou très peu. Et quand ça ne va pas, certaines ont recours à la mobilité. À leur décharge, on sait bien qu’il est difficile de faire bouger les choses isolément. Je discute régulièrement avec des infirmières qui ont de très bonnes idées pour améliorer l’organisation des soins ou la prise en charge de certains types de malades, voire le système de santé, mais elles ne les expriment pas.

L’I.M. : À votre avis, c’est la question de l’approche et de la réflexion collectives qui se pose ?

F.A. : Oui, et dans ce contexte, je crois que le rôle des cadres de proximité est à interroger. Elles ne sont plus beaucoup dans les services. La pause-café était un moment d’échanges entre cadres et infirmiers pendant lequel les premiers revenaient sur tel ou tel cas avec une vraie liberté de ton et où les infirmières « pouvaient dire » leurs difficultés. C’est plus rare aujourd’hui. Certes, les cadres sont davantage occupées par la gestion, mais faire vivre une équipe de professionnelles est aussi une tâche importante. L’une d’elles m’a déclaré : « Après tout, elles sont autonomes ! » Mais on n’a pas la même autonomie lorsqu’on a un an d’expérience derrière soi ou quinze ans de métier, quand on a rencontré peu d’événements à partir desquels on a pu réfléchir et se repositionner. Comment s’interroger sur les règles du métier, comment pouvoir se dire que ce n’est pas comme ça qu’on voudrait soigner. Comment soutenir le développement de l’autonomie de chacun et du groupe ? Pas en laissant les professionnelles relativement livrées à elles-mêmes.

L’I.M. : Peuvent-elles inverser la tendance ?

F.A. : Il faut qu’elles se battent pour obtenir les conditions de travail qui permettent des soins de qualité tels qu’elles les conçoivent en tant que professionnelles de santé. Je crois qu’elles doivent défendre leur conception du soin et la façon dont elles veulent le prodiguer. Cent cinquante ans après l’ouverture des premières écoles d’infirmières, que signifie être infirmière aujourd’hui ? C’est une question qui pourrait guider leur réflexion. Je pense qu’elles peuvent trouver des appuis auprès d’autres professionnels de santé ainsi que du côté des associations de patients, mais, pour cela, il est nécessaire qu’elles créent des alliances. Je suis plutôt confiante dans leurs capacités à se mobiliser. Lorsque j’assiste à des colloques, je vois des infirmières qui, malgré les difficultés, réfléchissent, échangent, débattent. Bref, qui se passionnent pour leur profession.

1 - Au travers du « rôle propre », la loi du 31 mai 1978 reconnaît aux infirmières un domaine de compétence spécifique et une autonomie relative.

À LIRE

Pratiques, les cahiers de la médecine utopique, n° 54, 2011.

« Les enjeux d’une réforme ».

Entretien entre Françoise Acker et Anne Perraut-Soliveres (membre du comité de rédaction de la revue et de L’Infirmière Magazine).

FRANÇOISE ACKER

Sociologue

→ Elle est ingénieur d’études EHESS au Centre de recherche médecine, sciences, santé et société (Cermes - UMR 8211 - U988).

→ Ses recherches portent sur le travail infirmier et sa représentation, l’évolution de la profession infirmière, l’emploi et la formation des professions de santé.

→ Auteur, notamment, de « Configurations et reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital« » dans la Revue française des affaires sociales, elle a publié de nombreux articles relatifs au travail infirmier.

→ Actuellement, elle mène une étude sur le travail infirmier en chirurgie ambulatoire.