« Il faut regarder avec son corps » - L'Infirmière Magazine n° 287 du 15/10/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 287 du 15/10/2011

 

GRANDE VULNÉRABILITÉ

RÉFLEXION

La vigilance éthique permet d’éviter les dangers qu’implique la relation d’accompagnement des personnes en grande vulnérabilité. Elle passe par un véritable face-à-face avec ces patients et l’entretien de leurs « capabilités ».

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment définissez-vous la grande vulnérabilité ?

SYLVIE PANDELÉ : Le terme de « grande vulnérabilité » est important, car même si nous vivons dans une société qui prône l’autonomie et l’indépendance, nous sommes tous vulnérables, car dépendants les uns des autres. Plus les capacités d’une personne sont altérées, plus la dépendance et donc la vulnérabilité sont grandes. On peut aussi définir cette grande vulnérabilité par un manque ou une altération de la conscience de soi que l’on retrouve chez les personnes polyhandicapées ayant des déficits psychiques et intellectuels majeurs, chez les personnes âgées touchées par des pathologies de démence sénile, ou chez les patients en soins palliatifs qui sont dans des états comateux.

L’I. M. : Vous évoquez, pour l’accompagnement de ces personnes, une « dissymétrie relationnelle majorée ».

S. P. : La grande vulnérabilité, c’est l’absence de pouvoir, l’absence de capacité des personnes très dépendantes. Cette vulnérabilité induit un pouvoir de fait plus important sur ces dernières, une dissymétrie relationnelle majorée. Ceci est vrai dans le soin, au sens large, et dans le soin d’accompagnement de la personne vulnérable. Dans les espaces de vie où se rencontrent les personnes gravement dépendantes, on voit des choses magnifiques sur le plan humain, et des choses terribles, aujourd’hui souvent désignées par la notion de « maltraitance ». La grande vulnérabilité, c’est la porte ouverte à une potentielle maltraitance ou, en tout cas, à tous les abus dont l’être humain peut être acteur.

L’I. M. : Vous parlez aussi de la « violence inversée » que peuvent susciter ces personnes.

S. P. : De manière tout à fait involontaire, ces personnes renvoient beaucoup de violence à l’Autre, dans la mesure où l’expression de leur maladie, de leur mal-être, de leur handicap, fait violence. Cette violence à l’Autre s’exprime notamment dans tous les champs sensoriels relatifs à l’humain : l’ouïe (ex. : cris), l’odorat, la vue. Je suis toujours touchée par les petits moyens ingénieux, les petits arrangements qu’utilisent les soignants pour pallier ce qui leur fait violence.

Quand, par exemple, l’infirmière met une bougie odorante dans une chambre parce que la personne, ou plutôt sa tumeur, sent mauvais. Ce n’est d’ailleurs pas pour elle-même qu’elle le fait, mais afin que l’on soit moins ou pas dérangé par cet aspect-là lorsqu’on entre dans la pièce.

L’I. M. : Dans votre ouvrage, vous relevez les écueils qu’induit la relation d’accompagnement. Pouvez-vous nous parler des dangers de l’obstination ?

S. P. : Je cite l’exemple d’un accompagnant qui avait laissé une personne gravement déficitaire mettre elle-même ses chaussures. Elle avait inversé la chaussure droite et la gauche. Au lieu de rectifier le tir, l’accompagnant, au nom de son projet pédagogique, l’avait laissée dans cette situation inconfortable toute la journée. En faisant cela, il respectait une autonomie projetée, mais non réelle. L’obstination, c’est défendre plus le modèle que la réalité de la situation du patient. La réalité, on ne la maîtrise pas, et c’est aussi l’Autre qui la donne. Il faut pouvoir s’adapter, avec souplesse.

C’est une sacrée prise de risque que de faire tomber les barrières et les modèles et de se confronter à la rencontre avec l’autre, qui plus est en grande vulnérabilité.

L’I. M. : Pour éviter ces dangers, vous proposez la vigilance éthique. Par quoi passe-elle ?

S. P. : La première étape, c’est le regard, le face-à-face. Le premier pas, pour une rencontre de l’Autre, c’est de savoir regarder au-delà des apparences. Cela implique d’avoir fait un travail sur soi avant même de regarder l’Autre. Le regard est important, il dit plein de choses. Je cite Emmanuel Lévinas : « La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux »(1). Savoir regarder l’Autre va au-delà de la vue : c’est, en quelque sorte, une posture dans laquelle tous les sens sont en éveil. On regarde avec le corps, avec les oreilles. C’est aussi cela la définition de l’écoute. L’écoute, c’est le regard, tout est mêlé. Le regard, c’est être tendu vers l’autre.

L’I. M. : Et pour l’étape qui suit le face-à-face ?

S. P. : Ensuite, il faut essayer de maintenir le lien de ces personnes avec la communauté humaine, de rendre leur monde « habitable », ce qui est très complexe. Car le monde peu connu de ces patients gravement vulnérables est chaotique, fait de cris, de souffrance, d’absences.? Ces patients nous entraînent dans un monde différent, en marge de la communauté humaine. Ma proposition de vigilance éthique, c’est d’avoir toujours cela en tête et d’essayer de les ramener dans notre communauté humaine, de laquelle la grande vulnérabilité les extrait en permanence. Je pense, donc, et cela peut beaucoup interroger, qu’il faut, justement, « appliquer » nos normes avec eux car elles structurent la société et aussi la personne. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement nos normes, mais aussi les leurs.

L’I. M. : Cela ne remet-il pas en question le respect dû à la personne ?

S. P. : Oui, c’est tout un questionnement. Il s’agit de respecter la personne dans sa différence, tout en essayant de l’inscrire dans nos normes sociales, sans la « standardiser ». C’est difficile à faire mais, à mon sens, absolument indispensable. À un moment donné (qui peut parfois être toute une vie), les personnes en grande vulnérabilité ne sont pas capables d’être elles-mêmes vigilantes vis-à-vis de nos normes. Accompagner, c’est veiller à ce que la personne s’y inscrive. Le contre-exemple que je donne, c’est quand, en Ehpad, sous prétexte qu’un patient est en grande vulnérabilité, on décide de faire sa toilette à 2 heures du matin, parce que, pendant la journée, on n’a pas eu le personnel nécessaire. Il n’y a pas de volonté de maltraitance, c’est par manque de moyens, et l’on se dit qu’il n’en souffrira pas puisqu’il ne pense pas. Ce faisant, on l’extrait de la communauté humaine.

L’I. M. : Vous insistez sur l’importance de l’entretien des « capabilités »…

S. P. : Je me suis beaucoup appuyée sur la pensée de Paul Ricœur(2). Dans la mise en pratique de cette vigilance éthique, on s’appuie sur les quatre dimensions structurantes de l’être humain, c’est-à-dire le « pouvoir dire », le « pouvoir faire », le « pouvoir raconter et se raconter » et, enfin, le « pouvoir se croire capable de ».

L’I. M. : Comment entretenir le « pouvoir dire » ?

S. P. : Je parle beaucoup de l’accompagnant passeur de sens, « traducteur », pour lui-même et pour les autres. Les soignants sont habitués à décoder l’expression de la personne vulnérable, à interpréter la mimique, la pâleur, les signes qui parlent. Il s’agit non seulement de comprendre, en évitant le piège de penser qu’on est le seul à pouvoir le faire, mais aussi d’entretenir la capacité de la personne à s’adresser à l’autre. Cela comprend le message qui est donné, la fonction d’assertion (« c’est toi qui parle ») et l’altérité ( « tu t’adresses à moi »).

L’I. M. : Et comment entretenir le « pouvoir faire »?

S. P. : Là encore, dans la grande vulnérabilité, on est dans les extrêmes : l’excès par défaut ou par trop-plein, une agitation motrice très importante ou un immobilisme redoutable. Derrière le « faire », il y a une intention, une finalité. J’évoque ici le kaïros, ce moment fugitif, chez les Grecs, opportun pour saisir quelque chose. Tout à coup, le patient va « faire quelque chose ». La vigilance éthique, c’est d’aller saisir ce moment, de l’énoncer pour replacer la personne dans notre communauté humaine.

L’I. M. : L’entretien du « pouvoir se raconter » est-il plus aisé ?

S. P. : Le récit est essentiel. Tout être humain a une histoire, des racines, un avenir, un environnement. Il est important que la personne vulnérable soit plongée, considérée dans la trajectoire de sa propre histoire. L’accompagnant a un rôle vis-à-vis de l’histoire familiale à laquelle elle n’a souvent plus accès. Les soignants sont sensibilisés à cette question pour les patients en fin de vie. On voit souvent, dans leur chambre, des photos de famille, le dessin d’un petit fils… L’entretien du « pouvoir se croire capable de » est plus difficile à réaliser. Il s’agit de faire appel à une conscience de soi qui est altérée. Il faut tendre vers…

1– Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Le livre de poche, 1982

2– Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004.

SYLVIE PANDELÉ

PSYCHOLOGUE CLINICIENNE ET DIRECTRICE D’ÉTABLISSEMENTS MÉDICO-SOCIAUX

→ Elle a longtemps accompagné bénévolement des personnes en grande vulnérabilité.

→ Elle poursuit des études en philosophie pratique, option médicale et hospitalière à l’université de Paris-Est-Marne-la-Vallée.

→ Dans son ouvrage La grande vulnérabilité, paru aux éditions Séli Arslan, elle utilise sa réflexion philosophique et son expérience personnelle pour préciser les contours de la vigilance éthique qu’elle propose aux accompagnants.