À l’heure du patient expert - L'Infirmière Magazine n° 277 du 15/04/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 277 du 15/04/2011

 

PARTENAIRES

DOSSIER

De plus en plus de malades chroniques s’engagent pour devenir acteurs face à leur pathologie. Leur expertise, bénéficiant d’une reconnaissance légale, transforme la prise en charge.

Diabète et tuberculose en Belgique, hémophilie, BPCO et asthme en France, alcoolisme, arthrite, sclérose en plaques, dépression au Royaume-Uni et aux États-Unis, sida dans de nombreux pays du monde… La prise en charge des maladies chroniques n’aurait pas bénéficié de telles avancées sans la ténacité, l’acuité et l’engagement des patients depuis les années 1960. « Sans les associations, il n’y aurait jamais eu d’ETP », affirme Christelle Durance. Atteinte de la maladie de Crohn depuis ses 17 ans, la jeune femme en a aujourd’hui 28 et s’est rapidement impliquée dans l’associatif : « J’ai passé des jours et des nuits à me documenter, voulant maîtriser la maladie qui m’avait chamboulé la vie. Je devais reprendre le dessus pour gérer mon quotidien et, peut-être, envisager l’avenir. Je suis devenue “la” patiente formée connaissant sa maladie sur le bout des doigts, familière des forums d’échanges… L’association François-Aupetit (AFA) m’a repérée et proposé d’assurer la modération de son forum. »(1) Christelle enchaîne vite avec sa première formation de patient expert, en 2005.

Une prise de recul

Figure connue dans le monde de l’ETP en France, Catherine Tourette-Turgis est chercheure en sciences humaines et sociales de la santé, enseignante à l’université Pierre-et-Marie-Curie (Paris-6), où elle a ouvert un master en éducation thérapeutique. Elle définit le patient expert comme « une personne atteinte d’une maladie chronique, bénévole d’une association de malades, ayant du recul sur sa maladie et son parcours et qui a su en tirer une expertise. » Christelle Durance garde un souvenir fort de sa formation de patient expert : « On a acquis des techniques d’animation de groupe mais aussi une prise de distance sur notre propre expérience. À la fin, je connaissais mes limites et mes forces. Je me souviens de l’exercice du témoignage. Nous devions tous répondre à ces questions : “Quel a été notre parcours depuis l’annonce de la maladie ? Qu’est-ce qui est le plus difficile pour nous ? Qu’est-ce que la maladie nous a appris sur nous-mêmes ? Qu’a-t-on envie de dire aux bien-portants ?” J’ai trouvé étrange de m’entendre parler de mon histoire, que j’avais si souvent racontée sur Internet. Pour la première fois, je n’ai senti aucun jugement. J’ai été touchée par les récits des autres. Cela m’a permis de comprendre que je ne pouvais pas, alors, aborder le sujet de la nutrition artificielle : je l’avais mal vécue et j’éprouvais des difficultés à entendre parler de sonde gastrique… »

En collaboration avec les associations

Selon les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS), les programmes d’éducation thérapeutique doivent être construits avec les associations d’usagers, une pratique encore trop peu courante en France. « Les programmes doivent être coécrits et co-animés par les associations. À terme, celles-ci seront promotrices de l’ETP. » Martine Lauriou est infirmière, chargée de la transversalité de l’éducation thérapeutique pour le réseau Néphronor, dédié à la prise en charge de l’insuffisance rénale chronique dans le Nord-Pas-de-Calais : « Nous travaillons de manière systématique avec les associations d’usagers. Nous mettons ainsi en place un programme en néphrologie pédiatrique en collaboration avec la Fédération nationale d’aide aux insuffisants rénaux (Fnair), qui finance aussi l’un des ateliers. Côté adultes, une équipe de la région élabore un programme en partenariat avec la Fnair, dans lequel les patients seront formateurs pour leurs pairs, devenant ainsi des “patients experts”. Nous bénéficions d’un réseau qui fédère vingt-deux équipes, regroupe associations, centres publics et privés, ce qui développe des synergies. Le réseau est, en outre, soutenu par l’agence régionale de santé de la région Nord-Pas-de-Calais. » L’affirmation de ce désir de collaboration se vérifie dans les formations.

Reprendre le pouvoir sur la maladie

Mélanie Tocqueville est docteure en sciences de l’éducation. Elle coordonne le master d’ETP créé à Paris-6 par Catherine Tourette-Turgis, dont la volonté a été de faire entrer un tiers de patients experts dans la formation : « Une vraie richesse, qui questionne la posture du soignant et actualise nos connaissances grâce à ces patients, engagés dans des associations, qui relaient la réalité du terrain. » Pour ces malades chroniques, c’est la possibilité de suivre un cursus universitaire. Cet aménagement a été âprement négocié avec l’université : « Nous avons bataillé pour faire entrer des patients en master 1 sur la base de la reconnaissance de leur expertise. Nous sommes passés par la VAE (validation des acquis de l’expérience) pour obtenir leur inscription. »

Martine Lauriou souligne combien l’ETP donne aux patients la possibilité de prendre de la distance avec la maladie et de développer, ainsi, ce que Philippe Barrier, patient et professeur de philosophie, auteur notamment de La blessure et la force (PUF, 2010), appelle « l’autonormativité », autrement dit la capacité du patient à déterminer lui-même sa norme de santé et à en être responsable. « Dans l’ETP, l’apprentissage est symétrique. C’est-à-dire que le médecin doit apprendre la dimension éducative de la relation de soin, sa dimension d’apprentissage de la maladie, explique Martine Lauriou. Il a donc, pour sa part, beaucoup à apprendre de l’expérience du malade, de son épreuve de la maladie. Le malade, quant à lui, doit apprendre à devenir un patient, c’est-à-dire un malade qui se soigne, un malade qui prend soin de lui. L’intégration des connaissances médicales lui est donc indispensable, comme lui est indispensable une écoute empathique de la part du médecin. »

Le patient sort de l’accablement pour comprendre sa pathologie et gérer la déstabilisation qu’elle engendre. En quelque sorte, il reprend le pouvoir : « L’éducation thérapeutique permet au patient de devenir expert dans sa maladie. Or, l’expertise est, depuis toujours, réservée au corps médical, analyse Béatrice Decelle, infirmière. Souvent, dans un modèle biomédical de la santé, le patient subit passivement et le soignant agit. L’ETP révolutionne ce modèle et redonne au premier une place d’acteur, voire même de compositeur. » Retrouvant un rôle décisionnel dans son parcours de soins, il peut dire : « Je suis d’accord (ou pas), je pense que, pour moi, telle chose serait mieux… ». « C’est formidable de voir un patient expliquer qu’il a interrogé son médecin traitant, affirmé tel choix, engagé telle démarche… », conclut l’infirmière.

TÉMOIGNAGE

Un savoir pris au sérieux

CHRISTELLE DURANCE

CHEF DE PROJET DES PROGRAMMES « PATIENTS EXPERTS » EN ETP POUR L’AFA

« Une patiente atteinte de la maladie de Crohn, suivie en éducation thérapeutique, me disait récemment : “À chaque fois que j’ai des douleurs articulaires, je sais que je vais rapidement faire une poussée. Lorsque je parle de ce signe annonciateur à mon médecin, il ne me croit jamais, parce qu’alors, ma CRP (protéineC réactive, marqueur biologique de la réaction inflammatoire) est normale. Je ne suis donc pas prise en charge, la crise survient, et je mets du temps à m’en remettre.” » Christelle Durance est chef de projet des programmes « patients experts » en ETP pour l’Association François-Aupetit (AFA). Devenue « patient expert », elle forme aujourd’hui à son tour des patients, conçoit des programmes en ETP pour lesquels elle mène des entretiens individuels et des séances collectives. Avec cette patiente, elle a travaillé sa relation de confiance à son médecin pour faire reconnaître sa propre expertise : « Nous avons préparé la consultation suivante, listé questions et remarques à formuler, revu ensemble la chronologie des poussées de la maladie et développé un argumentaire pour qu’elle puisse être écoutée et prise au sérieux, ce qui s’est effectivement produit. »