Quitter un poste, pas son métier - L'Infirmière Magazine n° 276 du 01/04/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 276 du 01/04/2011

 

HANDICAP

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Un handicap ou une restriction d’aptitude ne signent pas la fin d’une carrière. Employeurs publics ou privés peuvent soutenir leurs soignants au travers d’un aménagement de poste ou d’une reconversion. À condition qu’équipes et personnels handicapés jouent le jeu.

« J’ai moi-même connu la difficulté de trouver un poste lorsqu’on présente un handicap, alors je pense que j’ai développé une meilleure écoute des agents en difficulté », assure Patricia Boqué, infirmière coordinatrice du Cassi (Comité des analyses et du suivi des situations individuelles) de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Ce comité est chargé de proposer des postes adaptés aux personnels qui se retrouvent en inaptitude dans leur poste de travail, à la suite d’une longue maladie ou d’un accident du travail. Après avoir développé une dermatite atopique alors qu’elle exerçait dans un service d’orthopédie chirurgicale, Patricia Boqué a dû accepter de changer de service à quatre reprises avant de finir par trouver sa place entre le Cassi et la médecine du travail, où elle partage son temps.

Difficile de dire combien de soignants sont, comme Patricia, concernés par une restriction d’aptitude. Tous n’ont pas sollicité la reconnaissance administrative de leur handicap. À l’AP-HP, parmi 2 940 bénéficiaires de l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés (encadré ci-contre), 455 sont des infirmières, soit près de 15 % (la statistique recouvre aussi des inaptitudes temporaires). Dans les 110 établissements privés de la Générale de santé, 4,6 % de la filière soignante (environ 15 000 salariés) est concernée, dont 97 infirmières reconnues travailleurs handicapés. Mais elles ne représentent pas la population la plus touchée : à l’hôpital public, ceux qui déclarent le plus souvent un handicap sont plutôt les personnels de catégorie C.

Dans le déni

Bien sûr, en milieu hospitalier comme dans la vie courante, les types de handicap sont multiples et d’amplitude variable. Aucune enquête ne s’est, à ce jour, penchée sur l’identification des sources de restriction d’activité en milieu hospitalier. Et une grande partie d’entre elles restent invisibles, au début en tout cas. Une lombalgie bien prise en charge, une maladie chronique équilibrée, une déficience auditive appareillée peuvent n’avoir aucune influence sur la vie professionnelle. Les séquelles d’une maladie grave peuvent consister en une fatigabilité qui passera inaperçue dans un poste de consultation ou un temps partiel. À tel point que ce sont souvent les premiers concernés qui se refusent à prendre en considération leur difficulté. « Je suis restée sept ans dans mon service de chirurgie orthopédique avec cet eczéma et je l’ai camouflé pendant trois ans, explique Patricia Boqué. J’étais dangereuse – j’aurais pu transmettre un germe – et dans un véritable déni de la pathologie. » Malgré la dermatite atopique qui colonise une grande partie de son épiderme, la jeune femme refuse d’admettre la réalité. Elle veut rester dans l’hyperactivité du service, l’aide au patient, la relation de soin. Tout comme Marie-Thérèse Ronel, victime d’un accident du travail dans le service de neurologie de l’hôpital Bichat, et qui s’obstine à travailler : « J’ai essayé de rattraper un patient dans sa chute, et j’ai senti un craquement dans mon dos. Je n’ai consulté qu’au bout de quinze jours, lorsque je me suis retrouvée complètement bloquée. » Après son arrêt maladie, le médecin du travail interdit à Marie-Thérèse le port de charges de plus de 5 kg. Mais elle reprend une activité à Lariboisière, à nouveau en neurologie, où la manutention des patients est très fréquente et où d’autres accidents surviendront. « Quand on aime ce qu’on fait, on ne peut pas arrêter, se justifie l’infirmière. Et puis, on pense aux collègues, on ne veut pas que la charge de travail retombe sur elles. Je n’ai réagi que le jour où un patient qui me voyait souffrir m’a demandé “Vous voulez que je vous aide ?” » À ce moment-là, Marie-Thérèse présente déjà une double discopathie, et l’état de ses lombaires imposera un arrêt de sept mois.

Un temps de deuil

« L’inaptitude est vécue comme quelque chose de particulièrement difficile et douloureux par les infirmières, résume Cécile Castagno, chef du service prévention et santé au travail à la DRH de l’AP-HP. En général, ce métier correspond à un vrai choix, à une vocation. » « Si j’avais déclaré tous les accidents du travail qui ont suivi le premier, suggère Marie-Thérèse, qui exerce à présent la fonction d’infirmière au département d’information médicale de Lariboisière, j’aurais probablement quitté mon service plus tôt et je serais peut-être moins douloureuse aujourd’hui. » Pour d’autres, l’insistance est parfois nécessaire pour qu’ils réalisent par eux-mêmes qu’il vaut mieux partir. « Il faut toujours le temps du deuil de la vocation de soin, reconnaît Myriam Kacel, médecin du travail à l’hôpital Nord de Marseille. Quitte, éventuellement, à laisser ou remettre certains infirmiers dans le poste qu’ils avaient quitté, le temps qu’ils se rendent à l’évidence. » Ce fut le cas pour Corinne Sanmartin, infirmière de bloc. « Je suis revenue au bloc après dix-huit mois de congé maladie. Mais, même en mi-temps, c’était fatigant. Rester debout tout le temps, j’ai bien dû l’accepter : je ne pouvais plus le faire. »

Pour d’autres, l’évolution s’annonce tellement prévisible qu’ils chercheront à orienter leur carrière de manière à l’adapter aux restrictions à venir. « Ainsi, beaucoup d’infirmières, avant même de faire appel à la mission handicap, évoluent vers des fonctions de cadre ou s’engagent dans des formations pour trouver une autre fonction », indique Cécile Castagno. C’est notamment le cas d’Isabelle Magro à l’hôpital Nord de Marseille. Ibode, elle est atteinte de plusieurs pathologies qui lui ont imposé, il y a six ans, une restriction du port de charge et de l’exposition au stress. « Je savais que des problèmes sérieux allaient arriver, mon médecin m’avait prévenue que je ne pourrais pas rester au bloc, se rappelle-t-elle. Alors, j’ai commencé à préparer ma reconversion en suivant un DU d’hygiène. »

Bien sûr, dans certains cas, des aménagements peuvent être tentés. Au centre hospitalier de Montbéliard, Véronique Bouffeteau, infirmière en néphrologie, a réintégré son service après plusieurs arrêts et interventions chirurgicales au niveau du dos. « Je suis revenue tout d’abord en mi-temps thérapeutique, puis à 80 %, explique-t-elle. Je me partage entre les consultations dermatologiques et la néphrologie. Il n’existait pas de poste aménagé dans le service, mais finalement, je suis restée là et un poste spécifique a été créé pour moi, en surplus. » Toute l’équipe a été informée des gestes que l’infirmière pouvait ou non prendre en charge. « Comme je suis au-delà de l’effectif, je ne me trouve jamais seule avec un patient dans le service et je vais là où on a besoin de moi », expose-t-elle.

Perte de tolérance

Mais cette situation reste rare. Les aménagements les plus courants pour la profession consistent plutôt en l’achat de chaussures orthopédiques, la prise en charge de prothèses auditives, la fourniture d’équipements bureautiques adaptés pour celles qui ont une forte charge administrative. Une adaptation du temps de travail peut éventuellement être organisée, mais cela génère des difficultés managériales qui ne peuvent convenir à tous les services.

Le plus simple reste encore de rechercher le poste qui conviendra aux nouvelles conditions de santé de l’infirmière, à ses restrictions physiques ou à un emploi du temps aménagé. « Nous proposons des postes en consultation, moins fatigants parce qu’ils fonctionnent sur des horaires réguliers et que l’on peut y être souvent assise », suggère Myriam Kacel. Les postes en dialyse, en oncologie, en radiothérapie, en stérilisation, tout ce qui fonctionne en hôpital de jour, sont également adaptés à des personnes qui ont subi une longue maladie ou présentent des polypathologies. Mais ces postes sont en nombre limité. Par ailleurs, la plupart du temps, il reste difficile de changer d’établissement. « Quand vous êtes handicapé ou en accident du travail, les autres hôpitaux ne veulent pas de vous, résume abruptement Marie-Thérèse Ronel. Moi, on m’a dit “Qui, pensez-vous, voudra de quelqu’un en accident du travail ?” » Forcer la main à une équipe réticente serait évidemment la meilleure option pour entraver la bonne intégration du nouveau venu… « Et on ne peut pas se permettre de mettre un travailleur handicapé en difficulté », note Latifa Zemmouri, directrice de l’innovation sociale à la Générale de santé. À l’hôpital public, où les restrictions de budget et les restructurations successives mettent à mal l’ambiance de travail, des équipes de médecine du travail notent une certaine perte de la tolérance à l’égard des personnes en restriction d’aptitude. « Cela se passe bien pour une personne qui est ancienne dans le service, qui a noué des liens avant que le handicap ne survienne », observe Christine Caron, médecin du travail à l’hôpital Saint-Antoine. « Mais la solidarité n’est pas toujours là, et pas toujours à 100 % », poursuit sa collègue, Christine Bignebat.

« Des postes nous passent sous le nez »

Enfin, les postes les plus légers sont brigués par les infirmières en fin de carrière. Les cadres des services réservent bien souvent ces emplois à celles qu’elles connaissent, qui sont dans l’unité depuis longtemps. « À tel point que bien des postes nous passent sous le nez, d’autant qu’avec la nouvelle organisation en pôles, les cadres reçoivent d’abord les agents qu’ils veulent recruter, avant de les présenter au DRH et à la direction des soins, note Patricia Boqué. Des emplois pourraient être proposés au Cassi, mais on s’aperçoit qu’ils auraient pu convenir à un agent en restriction après qu’ils ont été pourvus. » À peine 10 % de l’ensemble des postes disponibles seraient publiés… « D’où l’importance du réseau créé par chacun », observe Christine Caron.

Trouver le poste idéal peut prendre quelques mois à plusieurs années. Patricia Boqué a d’abord fait une incursion d’un an dans un service d’explorations fonctionnelles cardiologiques, qui a fermé. Elle a ensuite intégré les explorations fonctionnelles neurologiques, où elle a subi une rechute. Suivront dix-huit mois au service de médecine du travail où elle remplace… une aide-soignante à l’accueil. Puis un poste de faisant fonction de cadre au service de brancardage. « J’y ai passé quatre ans, et là, j’ai compris que je n’étais pas faite pour l’encadrement. Je n’étais plus dans le soin, j’avais l’impression de ne pas exercer mon métier », se souvient-elle. Par chance, un poste en médecine du travail s’est ensuite libéré.

Reconversions intéressantes

Enfin, dans certaines situations, le maintien dans la fonction est vraiment impossible. « Une de nos infirmières a dû être retirée très vite du contact avec les patients, explique Nadine Guerrin, correspondante handicap du CHU de Dijon. Nous lui avons proposé une formation de secrétaire médicale, qu’elle a acceptée. » Pourtant, l’évolution vers des fonctions administratives est rare. « En général, les infirmières n’acceptent pas, car elles perdent beaucoup en rémunération(1) », souligne Christine Bignebat. « En fonction des personnes et de leur motivation, nous avons pu tenter des reconversions intéressantes, note Cécile Castagno. Bien sûr, il faut un long cheminement pour envisager de quitter la profession. Mais la formation et l’expérience de soignant sont d’excellentes bases pour rebondir sur des métiers différents. » À l’AP-HP, est proposée, notamment, une formation de technicien d’information médicale, qui consiste à identifier et à coter l’activité médicale puis à l’analyser. Un cursus d’assistante sociale peut également être financé. « Et nous avons même accompagné un infirmier en état d’épuisement professionnel dans un DUT métiers du livre », indique Valérie Horrel, conseillère en ressources humaines et référente handicap de l’hôpital Lariboisière. Pour l’instant, ce professionnel est en sureffectif à la médiathèque de l’établissement. « Mais, à terme, il compte bien passer des concours et quitter l’AP-HP », note la référente handicap. Les reconversions débouchant sur une sortie du milieu hospitalier restent minoritaires.

1- Même si le salaire de base est obligatoirement maintenu, les infirmières qui s’orientent vers des fonctions administratives passent sur une autre grille de salaires, au sommet de laquelle elles sont déjà situées, et n’ont plus de progression possible.

L’OBLIGATION D’EMPLOI

Depuis 2005 et la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », les hôpitaux publics sont soumis aux mêmes pénalités que le secteur privé s’ils ne respectent pas l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés. Pour s’en acquitter, ils peuvent inclure dans leur effectif 6 % de personnel handicapé, recourir à la prestation de service d’un Esat (établissement et service d’aide par le travail) ou d’une entreprise adaptée, ou régler une contribution allant jusqu’à 600 fois le smic horaire.

SE FORMER

→ Un arrêté du 31 juillet 2009 autorise les candidats handicapés à déposer une demande d’aménagement des épreuves d’entrée à l’Ifsi. Il peut s’agir de temps supplémentaire, de la présence d’un interprète en langue des signes, etc.

→ Chaque année, 17 infirmières sortent diplômées du Crip de Castelnau-le-Lez (Hérault), Ifsi spécialisé dans la formation des travailleurs handicapés. Lire notre supplément étudiants, Campus n° 15, mars 2010.

TRAVAILLEUR HANDICAPÉ

Pourquoi demander le statut ?

La reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) est délivrée par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), sur dossier. Elle permet d’accéder à des formations de manière prioritaire. « Lorsque j’ai sollicité auprès de mon employeur le financement d’un DU santé au travail, il a refusé, faute de financement, explique Patricia Boqué, infirmière en médecine du travail. J’ai demandé le statut de travailleur handicapé. Ensuite, j’ai obtenu une prise en charge via la convention handicap signée entre l’AP-HP et les partenaires sociaux. » Grâce à ce statut, la personne bénéficie d’aménagements de poste, d’appareillages divers. Il permet de faire valoir un départ en retraite anticipée. Il existe d’autres modes de reconnaissance du handicap. Dans le secteur public, un passage devant la commission médicale d’aptitude peut suffire à déclencher ces aides.

TÉMOIGNAGE

« Cela me change la vie »

ÉRIC LAFOUGE

IADE – APRÈS PLUS DE VINGT ANS D’EXERCICE AVEC UNE DÉFICIENCE DE L’AUDITION, IL BÉNÉFICIE DE PROTHÈSES AUDITIVES

« J’ai toujours vécu avec une déficience auditive, résultant d’une pathologie évolutive. Mais cela ne m’a pas empêché d’obtenir mon DE et d’entrer à l’AP-HM. Dans le service, les gens s’en rendaient compte au quotidien mais on n’en parlait pas. J’avais pris l’habitude de compenser en lisant sur les lèvres. Cela nécessite une forme d’interprétation et pouvait mener parfois à des quiproquos. Cette année, j’ai pris la décision de me faire appareiller. Je ne l’ai pas fait plus tôt car c’est relativement cher. J’ai sollicité la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, et cela me permettra d’être intégralement remboursé. Je regrette d’avoir attendu si longtemps. Cela a changé ma vie, même s’il m’a fallu quelques mois pour m’adapter. Car j’entends mieux… mais j’entends tout mieux. Parfois, au bloc, la ventilation me semble aussi forte que la voix du chirurgien. Il y a des réglages à faire progressivement. Cela améliore en tout cas mes relations avec l’ensemble du personnel. Je sais qu’à présent, je travaille mieux. »