Pub contre pub - L'Infirmière Magazine n° 274 du 01/03/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 274 du 01/03/2011

 

LUTTE D’INFLUENCE

DOSSIER

Pour concurrencer la communication des industriels, les acteurs de la prévention s’emparent de plus en plus des méthodes de leurs adversaires.

Rendre glamour l’image du préservatif, ringardiser la cigarette, déconstruire le marketing du vin, cibler les groupes les plus concernés… Les contraintes des autorités sanitaires se rapprochent souvent de celles des publicitaires, auxquels est d’ailleurs confiée la réalisation des campagnes de prévention.

La loi Évin de 1991 a marqué une étape symbolique de la bataille de la communication, en interdisant les publicités pour l’alcool et le tabac, déjà fortement encadrées. La même année, le Comité français d’éducation pour la santé (CFES) s’attaque à l’industrie du tabac en détournant explicitement une publicité de Marlboro : un cow-boy, dans un canyon, explique pourquoi il ne fume pas, accent américain à l’appui… Philip Morris (propriétaire de la marque) dépose un référé pour faire interdire la campagne, estimant que le CFES a « violé tous les codes de sa création ». La justice tranche : seules les affiches doivent être retirées ; mais le bruit médiatique occasionné assure une visibilité inespérée à cette campagne. Scénario identique, la même année, avec la présentation par voie d’affichage d’un « préservatif rocker », baptisé Johnny et sous-titré du slogan : « Ah que avec moi, une fille elle se sent protégée ». Johnny Hallyday, qui voit dans cette campagne de l’Agence française de lutte contre le sida un « trouble intolérable et manifestement illégitime » à son image, porte plainte. Censurée, l’affiche est largement reprise par les médias. Parfois, la polémique est plus inattendue : ainsi, fin 2007, le Bureau de vérification de la publicité rejette une affiche de prévention du VIH (p. 18) au motif qu’elle représente un couple d’hommes nus sur un lit. L’Inpes choisit de maintenir sa campagne.

Avec celles de la sécurité routière, les campagnes de prévention contre le tabac sont sans doute celles qui ont le plus durci le ton ces dernières années. « Pour qu’un message passe, il faut parler de manière directe… C’est comme une campagne électorale, il faut secouer les certitudes », estime Yves Martinet, professeur de pneumologie au CHU de Nancy et membre du Comité national de lutte contre le tabagisme (CNCT). Son association qui, selon lui, « dispose d’une plus grande liberté de parole que l’Inpes », a choisi d’attaquer frontalement l’industrie du tabac, notamment avec sa campagne « Brisons le cercle », qui accuse les producteurs de cigarettes de viser les enfants de plus en plus jeunes pour replacer les fumeurs décédés prématurément.

Les leçons des neurosciences

Mais attention à la surenchère et aux amalgames : les publicités lancées en novembre 2010 par l’association « Droits des non-fumeurs », associant la cigarette à un rapport sexuel contraint, a provoqué une levée de boucliers unanime. « C’est une campagne que je n’aurais personnellement pas validée », estime Yves Martinet.

Parler frontalement, attirer l’attention, interpeller l’individu… Les pouvoirs publics doivent-ils aller aussi loin que les industriels pour faire passer leur message ? Les neurosciences, utilisées depuis longtemps par les publicitaires pour analyser l’impact d’un message sur le cerveau, pourraient au moins aider les autorités sanitaires à déjouer les méthodes de leurs adversaires. Dans un rapport de 2010, le Centre d’analyse stratégique montre comment les producteurs de tabac ont réussi à détourner la loi Évin sur l’interdiction de la publicité : en appliquant un code couleur à des objets (briquets…) sans mentionner la marque de la cigarette, ils parviennent « à déclencher dans le cerveau des fumeurs une association équivalente à une récompense nicotinique potentielle »… Par ailleurs, les « campagnes chocs » ne sont pas nécessairement les plus efficaces : l’observation de l’activité du cortex des fumeurs auxquels on présente une publicité antitabac montre que les messages les moins « intenses » sont ceux qui sont le mieux mémorisés.

L’effet papier peint

Les neurosciences montrent aussi que la seule vue d’un paquet déclenche l’envie de fumer, ce qui suggère aux pouvoirs publics d’interdire d’exposer les paquets dans les lieux de vente, voire d’imposer une présentation neutre des paquets, sans possibilité d’associer implicitement le tabac à une couleur ou à une police de caractères. Le rapport cite même une étude britannique surprenante, au sujet des avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes : les mentions de type « Fumer tue », loin de faire baisser l’envie de fumer, activent davantage les zones du cerveau concernées par l’envie de fumer que lorsque le message n’est pas présent. « Cela n’a pas été démontré, nuance Yves Martinet. Ces messages existent depuis suffisamment longtemps pour qu’on n’y prête plus attention, c’est l’effet “papier peint”. » Ainsi, le fumeur aurait davantage tendance à reconnaître son paquet quand le message de prévention est visible, d’où cet effet paradoxal.

Quant aux messages sanitaires de type « Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et lé­gumes par jour », ils ont un impact plutôt faible : les expérimentations citées par le Centre d’analyse stratégique montrent que le regard du téléspectateur ne se porte presque jamais sur ce type de messages. Plus grave : selon un sondage réalisé par l’UFC ! Que choisir en 2007, 68 % des sondés interprètent la mention « Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé » comme un message vantant les qualités nutritives du produit présenté !

La bataille du message

« Plus il y a de texte, moins on le lit », estime, à ce sujet, Benoît Titran, avocat lillois engagé dans la lutte contre le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF). Depuis 2007, les producteurs d’alcool doivent obligatoirement faire figurer, sur les bouteilles, la mention « La consommation de boissons alcoolisées pendant la grossesse, même en faible quantité, peut avoir des conséquences graves sur la santé de l’enfant » ou un pictogramme représentant une femme enceinte consommant de l’alcool rayée d’un trait rouge. Au moment de la mise en place de la loi, Benoît Titran militait pour un texte plus court et plus explicite, de type « Les femmes enceintes ne doivent pas boire ». Il se souvient, lors des débats parlementaires, des pressions exercées, en vain, par le lobby de l’alcool pour supprimer la disposition sur l’étiquetage. Finalement, quelques années plus tard, Benoît Titran note que la plupart des producteurs ont choisi de faire figurer le pictogramme plutôt que le message. « Mais la réglementation est parfois détournée, note–t-il. Certains s’arrangent pour que le logo soit le moins visible possible. » Aujourd’hui encore, en dépit de plusieurs campagnes contre le SAF, d’opérations ciblant les lycéens et les professionnels de santé, le message « zéro alcool pendant la grossesse » a du mal à passer : « Une personne sur deux n’est pas consciente du degré de dangerosité de l’alcool pendant la grossesse », estime Benoît Titran.

Le taux de fumeurs parmi les soignants suffit à montrer qu’en matière de prévention, informer ne suffit pas. Pour améliorer leur efficacité, les campagnes de santé publique doivent se montrer plus convaincantes que celles des industriels. Focaliser les publicités antitabac sur la fin du rituel du fumeur (mégot écrasé) plutôt que sur son début modérerait ainsi l’envie d’allumer une cigarette. De la même manière, se contenter de présenter les fruits et légumes comme nutritifs et synonymes de bonne santé ne sert pas à grand-chose, selon le rapport : « Parler en termes appétissants des fruits et légumes serait sûrement plus efficace pour convaincre les consommateurs d’en manger cinq par jour », écrivent ses auteurs.