« Il faut abandonner les certitudes » - L'Infirmière Magazine n° 267 du 15/11/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 267 du 15/11/2010

 

MALADIE D’ALZHEIMER

RÉFLEXION

Dans Le Mythe de la maladie d’Alzheimer (Solal), paru en 2008, le neurologue américain Peter J.Whitehouse propose une vision radicalement différente du vieillissement cognitif. Le chercheur Jérôme Pellissier nous livre son analyse.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qui est Peter J.Whitehouse ?

JÉRÔME PELLISSIER : Ce célèbre neurologue américain suit depuis plus de trente ans des patients atteints de ce que l’on appelle communément la maladie d’Alzheimer. Il a mené pendant trois décennies des recherches cliniques pour le compte de firmes pharmaceutiques, contribuant à commercialiser les premiers médicaments, aujourd’hui largement administrés aux patients, notamment aux États-Unis. Il a été l’équivalent du PrBruno Dubois, actuel directeur de l’Institut pour la mémoire et la maladie d’Alzheimer (IM2A) à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris (AP-HP), et, comme lui, s’est longtemps attaché aux recherches sur le diagnostic et les traitements… Avant de connaître une sorte de « crise de conscience » et de se mettre à douter du mode de prise en charge de la plupart des patients et de l’existence même de la spécificité de la maladie d’Alzheimer. Il a alors rompu tout lien avec l’industrie pharmaceutique, alerté notamment par certains résultats de recherche non publiés lorsqu’ils ne confortaient pas la commercialisation des produits… Il reconnaît aujourd’hui avoir servi des intérêts financiers, alors que la maladie était encore peu connue, et contribué à créer un mythe, celui d’une pathologie effrayante.

L’I. M. : Il affirme donc que les données scientifiques actuelles sont fausses ?

J. P. : Aujourd’hui, pour diagnostiquer une maladie d’Alzheimer, on peut procéder soit en autopsiant le cerveau après la mort du patient, soit en effectuant une biopsie du tissu cérébral, une intervention rarement pratiquée. Whitehouse explique qu’il n’existe pas de corrélations systématiques entre les altérations biologiques observables dans les cerveaux des personnes et les troubles. Prenons deux sujets de 90 ans : le premier ne présente aucun symptôme de démence, mais l’autopsie révèle des cellules dégradées. Chez le second, manifestant des troubles démentiels, peu de dégradations sont révélées. Autrement dit, rien dans l’état des connaissances neurologiques ne permet d’affirmer avec certitude qu’une personne a une maladie d’Alzheimer, c’est-à-dire une pathologie totalement distincte d’un vieillissement cognitif problématique. On n’a pas mis en évidence, comme pour d’autres maladies, de marqueurs spécifiques et l’on a créé une entité de manière artificielle. D’ailleurs, les questions de Whitehouse rejoignent celles d’Aloïs Alzheimer qui, lui-même, en 1907, n’était pas certain d’avoir découvert une maladie spécifique.

L’I. M. : Whitehouse dénonce le fait que l’on ait dressé de la maladie le tableau le plus terrible possible pour faire peur aux politiques et à l’opinion publique…

J. P. : Tout à fait : en la considérant comme la forme de démence la plus fréquente du monde et en en donnant une image centrée sur le dernier stade de la maladie, totalement effrayant. Il est normal que cette pathologie fasse peur, mais la vision commune en est terrible. Certaines personnes vivent douze ans avec la maladie et, pour une partie d’entre elles, les troubles du comportement n’apparaissent que lors de la dernière année. Cette dégénérescence cérébrale est évolutive et tout le monde ne la développe pas de la même façon. On peut vivre avec longtemps et dans de bonnes conditions. Whitehouse raconte comment, peu à peu, il a développé une autre manière de livrer le diagnostic et de parler avec les personnes de leurs difficultés cognitives. Il ne nie certes pas les problèmes, mais explique aux patients et à leur famille comment on peut optimiser toutes les potentialités existantes, amoindrir et ralentir les troubles qui, peut-être, apparaîtront… L’annonce du diagnostic, l’accompagnement, les aspects psychosociaux sont déterminants : entre une personne vivant seule et ne voyant qu’un humain par jour au moment de sa toilette et une autre active, inscrite dans un réseau social, le vieillissement ne sera pas forcément identique et l’on n’aura pas l’impression que le patient sera atteint de la même maladie…

L’I. M. : Quelle est l’efficacité des inhibiteurs de la cholinestérase, indiqués pour freiner l’apparition des troubles ? Comment sont-ils prescrits ?

J. P. : En Grande-Bretagne, une revue de littérature a conclu voici deux ans à leur faible efficacité par rapport à l’importance de leurs effets secondaires. Ils sont davantage prescrits aux États-Unis qu’en France, où l’autorisation de mise sur le marché est restreinte. Les Français ont estimé que dans des stades modérés ou légers, les médicaments existants auraient chez certaines personnes un effet ralentisseur. Lorsque le diagnostic est posé, ils sont donc généralement prescrits ; mais une grande partie des personnes souffrant de troubles cognitifs ne sont pas diagnostiquées, donc ne bénéficient pas des traitements. Le problème, c’est surtout que, passé un stade, on devrait arrêter de les administrer, parce qu’on sait qu’ils n’ont plus aucun effet, à part celui de rassurer les familles… À cela s’ajoute la tendance à prescrire des psychotropes en cas de troubles du comportement. C’est catastrophique, parce que ces substances détruisent les facultés cognitives et donc aggravent les troubles « dus à la démence ». Whitehouse fustige l’écart entre les sommes consacrées à la recherche et celles engagées pour développer des méthodes alternatives.

L’I. M. : Vous êtes cependant un peu critique par rapport à son ouvrage…

J. P. : Cela tient aux différences de culture entre Français et Américains. Le titre est accrocheur et Whitehouse a un côté coach neurologue à l’américaine, avec des injonctions du type : « Votre destin vous appartient, soyez maître de votre vie »… Certains chapitres sont ainsi consacrés à la préparation de la consultation : « Comment réagir si on vous dit ça ? » « Comment choisir votre médecin ? » L’auteur va jusqu’à dire que tout praticien qui affirme que vous avez une maladie d’Alzheimer vous considère comme « fichu » et aussi comme un idiot, puisqu’il n’est pas possible de poser un diagnostic avec certitude et qu’il faudrait laisser un minimum de place au doute. Selon lui, un médecin qui ne doute pas est un mauvais médecin : c’est souvent vrai, mais pas toujours… Whitehouse affirme que grâce à son livre, le lecteur sera un patient bien informé et acteur. Certes, mais si on a le cerveau très atteint et un environnement peu soutenant, le conseil reste utopique. Pour autant, il met en œuvre cet accompagnement dans sa consultation et forme des professionnels. Ce qu’il fait se pratique à Genève, dans le laboratoire des traducteurs de son livre*, et un certain nombre de gériatres français s’inscrivent dans cette mouvance. Whitehouse reconnaît avoir lui-même arboré les traits caricaturaux du neurologue considérant ses patients comme des cerveaux sur pattes, et en être revenu. L’intérêt de l’ouvrage, c’est qu’il est signé par un médecin qui ne verse pas dans l’obscurantisme et que sa maison d’édition est scientifiquement reconnue.

L’I. M. : Ainsi, Whitehouse ne nie pas que la dégénérescence cérébrale soit inéluctable…

J. P. : Le vieillissement entraîne obligatoirement des altérations neuronales. Mais ce que Whitehouse explique, c’est que la plupart d’entre nous mourrons avant qu’elles ne provoquent des symptômes importants. On vieillit de plus en plus, mais de mieux en mieux. Il souhaiterait que l’on arrête avec les certitudes, que l’on envisage des parcours individualisés et que l’on soit vraiment dans l’accompagnement des personnes. Que la place soit faite à l’optimisme, à l’humain, à la souplesse… et à l’humilité, du côté des neurologues. Car il a vu combien un diagnostic annoncé avec certitude pouvait faire de dégâts. Et parce qu’il a mesuré le décalage entre les enjeux financiers et les enjeux humains : si, comme la recherche s’emploie à le prouver, on peut dans quelques années nous dire, à 40ans, grâce à un petit examen, que nous avons des marqueurs montrant que nous risquons de développer une démence dans vingt ans, un immense marché s’ouvre pour les laboratoires. Mais pour les gens, c’est vingt ans de vie avec une épée de Damoclès, même pas certaine, au-dessus de la tête. De quoi vous rendre… malade !

* Anne-Claude Juillerat Van der Linden et Martial Van der Linden, tous deux neuropsychologues.

JÉRÔME PELLISSIER

ÉCRIVAIN, ESSAYISTE, CHERCHEUR ET FORMATEUR EN GÉRONTOLOGIE, SPÉCIALISÉ SUR LES QUESTIONS DU SOIN AUX PERSONNES PRÉSENTANT UN SYNDROME DÉMENTIEL.

Ses recherches portent sur les approches de soins non médicamenteux contribuant à une prise en charge plus humaine des patients.

Il est l’auteur de Ces troubles qui nous troublent. Les troubles du comportement dans la maladie d’Alzheimer et les autres syndromes démentiels (Erès) et a créé le site http ://www.jerpel.fr.

À CONSULTER

http ://mythe-alzheimer.over-blog.com, le site, très intéressant, des traducteurs de Peter J. Whitehouse, les neuropsychologues Anne-Claude Juillerat Van der Linden et Martial Van der Linden.