Vivre dignement jusqu’au bout - L'Infirmière Magazine n° 265 du 20/10/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 265 du 20/10/2010

 

BIENTRAITANCE

RÉFLEXION

Pour Jérôme Pélissier, prendre soin des personnes âgées relève d’une exigence éthique, et la relation soignant-soigné doit reposer sur une démarche d’ajustement à la vulnérabilité des patients.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi vous intéressez-vous à la bientraitance des personnes âgées ?

JÉRÔME PÉLISSIER : C’est la vulnérabilité chez les êtres et la question du prendre soin qui m’intéressent, avec ce questionnement constant sur le rapport au temps et à la mémoire. Prendre soin de la vulnérabilité, c’est ce à quoi chacun devrait tendre. Le concept de « bientraitance » est né dans le champ de l’enfance dans les années 1980. Il s’applique aujourd’hui à n’importe quel être humain : c’est un accompagnement centré sur la sécurité affective, l’épanouissement et l’autonomie. La bientraitance que j’évoque dans mes ouvrages et mes recherches n’est pas l’antithèse de la maltraitance. C’est la question de l’écart par rapport à la norme qui se pose : avoir un comportement « normal », ce n’est pas nécessairement « être bientraitant ». Le regard, le toucher, le geste, l’échange sont autant d’actes qui tissent les relations entre les êtres. Mais, dans notre société, il faut apprendre ou réapprendre le prendre soin, la bienveillance envers l’autre.

L’I. M. : Quelles sont, pour vous, les personnes les plus vulnérables ?

J. P. : Les personnes les plus à risque sont les femmes âgées. Une vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer, par exemple, cumule les difficultés : elle est souvent, aussi, dans un isolement inhérent aux femmes âgées. Il y a plus de veuves que de veufs, et ces derniers retrouvent souvent des conjointes. Par ailleurs, les ressources d’une femme âgée sont, majoritairement, plus faibles que celles d’un homme. Enfin, une femme âgée seule reçoit moins d’aide et de soutien qu’un homme. Dans les maisons de retraite, à âges et pathologies équivalents, les hommes sont plus respectés que les femmes. Peut-être parce que, dans l’imaginaire collectif, le vieil homme est associé au sage, au magicien, au grand-père, alors que la vieille femme évoquera plutôt la sorcière…

L’I. M. : Comment définiriez-vous la bientraitance ?

J. P. : Elle ne peut se définir que par des notions dynamiques. Il s’agit d’une culture, d’une démarche, d’un état d’esprit. On n’est pas dans des choses matérielles. La bientraitance est la démarche même de l’éthique appliquée. Le philosophe et écrivain Jean-François Malherbe la décrit comme un « travail que l’on consent à faire avec d’autres, sur le terrain, pour réduire, autant que faire se peut, l’inévitable écart entre les valeurs affichées et les pratiques effectives »(1). On a des valeurs, on est tous d’accord, mais qu’en fait-on au quotidien ? Comment traduit-on dans le prendre soin ces valeurs-là ? Un exemple : si je rentre sans frapper dans la chambre d’une personne âgée, où est le respect de la vie privée ? Le tutoiement systématique, le refus d’explications, laisser une personne avec une couche souillée…, autant de façons d’être, d’agir, qui sont une forme de maltraitance. La bientraitance, c’est être au plus près de nos valeurs. Il faut sortir d’une forme du soin pour aller vers une culture du prendre soin. C’est un ajustement à l’autre qui a pour objectif d’aider et d’amener la personne âgée vers une certaine autonomie.

L’I. M. : Il existe la charte établie par la FNG (Fondation nationale de gérontologie)…?

J. P. : La charte des droits et libertés de la personne âgée en situation de handicap ou de dépendance, que l’on trouve affichée dans les Ehpad, est souvent ignorée des soignants. Il faut l’enseigner dans les formations. Et savoir que la bientraitance, ce n’est pas facile : elle exige travail, vigilance et efforts. Ce n’est pas naturel de prendre soin des personnes âgées dépendantes ou malades. D’autre part, le regard sur la vieillesse a changé. Autrefois, le vieillard était un survivant. Aujourd’hui, c’est celui qui va mourir, c’est une charge pour la société. Et quand on travaille en gérontologie, on assimile souvent la vieillesse à la maladie. Pourtant, la plupart des gens âgés vont bien : sur 12 millions de personnes de plus de 65 ans, en France, moins de 500 000 sont devenues dépendantes ! L’âgisme est une forme de racisme.

L’I. M. : Existe-t-il des lieux où la personne âgée est respectée ?

J. P. : Bien sûr. Notamment à la Maison de l’amitié, à Albi. L’établissement, qui accueille des retraités et des personnes âgées, est totalement tourné vers l’extérieur. Il propose des réponses diversifiées selon les besoins, et facilite la relation humaine pour que chacun se sente utile et s’inscrive dans une vie normale. Ce qui est important pour les aidants, quels qu’ils soient, c’est d’avoir des connaissances sur les droits des usagers, dans le domaine du psychosocial, et des notions sur les troubles cognitifs.

L’I. M. : Dans votre précédent ouvrage, vous parlez d’« humanitude ». Qu’entendez-vous par ce mot ?

J. P. : Il a été inventé, en 1980, par l’écrivain et journaliste suisse Freddy Klopfenstein, et a ensuite été repris par le généticien et essayiste Albert Jacquard, qui le situe dans la lignée du mot « négritude », créé par Aimé Césaire, puis popularisé par Léopold Sedar Senghor. Selon le scientifique, ceux-ci avaient utilisé « un mot nouveau pour désigner l’ensemble des apports des civilisations d’Afrique centrale, l’ensemble des cadeaux faits aux autres hommes par les hommes à peau noire : la négritude. (…) L’humanitude, c’est ce trésor de compréhensions, d’émotions, et surtout d’exigences, qui n’a d’existence que grâce à nous et sera perdu si nous disparaissons ».(2) Ces cadeaux sont, ainsi, ceux que les hommes se transmettent de génération en génération.

C’est Lucien Mias, une grande figure française de la gériatrie, qui a introduit pour la première fois, en 1989, le terme d’« humanitude » dans les soins. Yves Gineste, le coauteur de mon livre, a développé des concepts, des techniques et des outils dans le cadre de sa méthodologie de soins basée sur la « philosophie de l’humanitude ». La relation soignant-soigné est une concrétisation, dans les soins, de ces liens d’humanitude qui nous relient les uns aux autres.

L’I. M. : Quelle est l’incidence de cette humanitude ?

J. P. : La dignité humaine appartient à chacun de nous. C’est à travers nos échanges avec les autres hommes qu’elle est reconnue, confirmée. Si nous reconnaissons que les liens d’humanitude existant entre nous nous confortent dans notre identité humaine, alors, placés dans certaines conditions de vie où notre humanitude est niée, nous pouvons finir par douter du sentiment que nous sommes des hommes. Qui m’assure que j’existe bien si un autre ne me regarde pas, ne me parle pas, ne me touche pas ? Au fond, celui qui fait peur, c’est celui qui est autre mais qui, en même temps, est très proche. Chacun de nous sait qu’il sera vieux un jour, et cela fait souvent peur.

L’I. M. : Un philosophe illustre-t-il cette démarche du prendre soin de l’autre ?

J. P. : Tous ceux qui ont pensé et travaillé autour de la question du racisme, de l’antisémitisme… Paul Ricœur, pour ses réflexions autour de la notion de sollicitude et sur la vigilance à travailler dans une relation entre une institution ou une personne détenant le pouvoir et une personne vulnérable. Son œuvre touche aux valeurs du politique et interpelle chacun d’entre nous dans ses responsabilités au service de l’autre. Soi-même comme un autre, paru en 1990, est un ouvrage essentiel pour la compréhension éthique et morale aujourd’hui. Il y a aussi Emmanuel Lévinas, pour qui le visage de l’autre fait appel à notre sollicitude, à nos sentiments et à notre moralité. Ce n’est pas de l’intérieur de chacun que jaillit l’exigence éthique, mais de l’autre : il nous interpelle, nous met en demeure. De fait, l’autre ramène nécessairement à la responsabilité éthique.

L’I. M. : Un moteur dans votre « combat » ?

J. P. : La colère. Mon énergie est motivée par la colère. Celle de voir les personnes particulièrement fragiles ou vulnérables offensées, dominées, maltraitées ; et que l’on profite de leurs faiblesses. Ce qu’il faut, c’est de l’empathie et la capacité à voir les choses au travers de la perspective de l’autre.

1 – Sujet de vie ou objet de soins ? Introduction à la pratique de l’éthique clinique, Montréal (Québec), Fides, 2008.

2 – Cinq milliards d’hommes dans un vaisseau, éd. du Seuil, 1987.

JÉRÔME PELLISSIER

Écrivain et chercheur

→ Il est formateur et enseignant au sein de l’espace éthique de l’AP-HP.

→ Chargé de projet à l’Erema (Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer) et secrétaire de l’Observatoire de l’Agisme, il a publié, en 2002, le roman Les insensés (éd. Joëlle Losfeld) et, en 2007, avec Yves Gineste, Humanitude – Comprendre la vieillesse, prendre soin des hommes vieux (éd. Armand Colin).

→ Ces troubles qui nous troublent – Les troubles du comportement dans la maladie d’Alzheimer et les autres syndromes démentiels, vient de paraître aux éd. Érès.

POUR ALLER PLUS LOIN

→ Le site de Jérôme Pellissier : www.jerpel.fr

→ La vieillesse, de Simone de Beauvoir.

→ La présence pure, de Christian Bobin :

« L’une des plus belles choses jamais écrites », selon Jérôme Pellissier.

→ L’éclipse, de Rezvani, dont l’épouse était atteinte de la maladie d’Alzheimer.