« De l’attention, tout simplement » - L'Infirmière Magazine n° 264 du 01/10/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 264 du 01/10/2010

 

HÔPITAL

RÉFLEXION

En valorisant la technicité et la rationalité de leurs actes, les soignants se sont éloignés de leurs émotions. Comment instaurer, aujourd’hui, une relation globale avec le patient ?

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : La question des limites semble parcourir vos écrits : limites entre le propre et le non-propre, entre la vie et la mort…

Marie-Christine Pouchelle : Cette question des limites se pose constamment à l’hôpital. En médecine, elle n’est pas nouvelle, comme l’a montré Georges Canguilhem(*) à propos des frontières du normal et du pathologique. Il y a aussi que la frontière entre la vie et la mort est devenue relativement floue en raison de la sophistication des techniques de réanimation. Autre exemple, à propos des corps professionnels : les partages de territoires entre médecins et chirurgiens sont remis en question par les procédures endoscopiques et le cathétérisme. Du côté des cadres infirmiers, on pourrait dire que le développement exponentiel de leur fonction de gestionnaires a ouvert une sérieuse brèche dans le mur qui a traditionnellement séparé administratifs et soignants. Cet effacement des limites pose des problèmes identitaires complexes et contribue certainement au malaise ressenti par les professionnels.

L’I.M. : Et du côté des soins ?

M.-C. P. : Les distinctions, et donc les limites, entre soin de confort, soin technique et soin relationnel, qui se traduisent par une hiérarchie marquée entre aides– soignantes et infirmières, ne vont pas vraiment dans le sens d’un soin global à la personne, pourtant si souvent revendiqué. Ces distinctions sont renforcées par la standardisation des traitements, exigée pour des raisons comptables et financières (la T2A), ainsi que par l’externalisation des fonctions dites « hôtelières ». Ces catégories, confort/technique/relationnel, reposent sur des définitions de la maladie et de la guérison qui restent majoritairement médico-techniques et font peu de cas des aspects psychosomatiques. Or, le psychosomatique se rit des limites et des classifications. C’est un domaine mouvant, incertain. Le temps n’y est pas celui des horloges et des calendriers. Ainsi, les dimensions affectives de la maladie, du soin et de la guérison me paraissent de plus en plus inabordables dans l’état d’esprit qui est aujourd’hui celui non seulement de notre médecine hospitalière, mais également de notre société marchande où, plus que jamais, le temps, c’est de l’argent.

L’I.M. : Cela peut être mal vécu par le patient…

M.-C.P. : C’est mal vécu, oui, rien de plus normal, sauf à avoir affaire à des patients entretenant avec leur maladie et avec eux-mêmes suffisamment de distance et d’humour pour surmonter ce saucissonnage de la prise en charge. Si l’on adopte comme perspective que c’est la relation qui soigne, y compris dans les prescriptions et les actes les plus techniques, ce saucissonnage est contre-productif en matière de thérapeutique. Ce qui veut dire, par exemple, que la primauté donnée à la spécialisation des professionnels va à l’encontre de l’objectif qui est pourtant leur raison d’être : soulager, sinon guérir. Là où les patients attendent une relation de personne à personne, ils rencontrent assez souvent des partages rigides de tâches, qui recoupent les cloisonnements des fonctions et des territoires, et transforment les professionnels en pions interchangeables.

L’I.M. : La question de la distance est d’ailleurs une préoccupation récurrente chez les soignants…

M.-C. P. : La question de « la bonne distance avec le patient » revient en effet régulièrement sur le tapis. Comment ne pas se laisser « bouffer » ? Les patients sont parfois vécus comme des gouffres, auxquels on donne à fonds perdus. Et si on ne se laisse pas « bouffer » par les patients, jusqu’où peut-on aller dans la protection de soi ? Être dans la distance, est-ce nécessairement être dans la froideur ? On arrive alors à la limite du pathologique chez les professionnels, au « clivage psychique » par lequel médecins et soignants se protègent en se coupant de leur ressenti spontané. Certains sont alors tellement en souffrance, en situation de burn-out, qu’ils sont quasiment devenus des robots. Il reste encore des traces de l’éducation traditionnelle des infirmières, qui, plus encore que celle des médecins, auxquels il reste l’« âme et conscience ? » du serment d’Hippocrate, a été fondée sur cet abandon du ressenti. Abandon d’autant plus fort peut-être que, croyant se valoriser par la technique, elles associent (parfois à tort) le modèle compassionnel aux religieuses, auxquelles elles ne veulent surtout pas ressembler. « Ni nonnes, ni bonnes, ni connes… »

L’I.M. : Comment envisager la dimension affective du soin ?

M.-C. P. : Je n’ai pas de recette. Il me semble, en tout cas, que lui donner une vraie place supposerait de mettre à distance le savoir médico-chirurgical comme mode de connaissance absolu et exclusif. Mais, en France, nous en sommes encore loin, bien que le succès de l’anthropologie dans les formations infirmières soit l’indice d’une tendance qui va dans ce sens.

L’I.M. : Vous racontez, dans L’hôpital, corps et âme, comment certains professionnels se sont battus pour faire prendre en compte la souffrance du patient…

M.-C. P. : Je pense que cela a longtemps été un combat infirmier. Celles qui ont pu se battre pour le soulagement de la douleur, c’était forcément celles qui avaient pris du recul par rapport au discours médical. Il arrivait que des médecins n’acceptent de soulager la douleur des patients que pour faire plaisir à des infirmières au cœur réputé trop sensible… Quant aux médecins, surtout des anesthésistes, qui ont commencé à soulager systématiquement la douleur, il fallait qu’ils soient des transgresseurs par rapport à leurs patrons et à leurs confrères, parce que leurs collègues les considéraient comme des imbéciles et des « emmerdeurs »: ça prend du temps de soulager la douleur.

On s’est alors aperçu que tous les patients n’étaient pas égaux devant la douleur et qu’il fallait donc entendre ce que disait chacun d’eux. Dans ce domaine, les soignants sont souvent mal à l’aise, parce que la limite entre subjectivité et objectivité ne fonctionne plus. Il n’y a pas de critère objectif de la douleur, mais un ressenti. Pour un même acte technique, un patient aura mal, un autre non. Cela dépend des seuils propres à chacun ainsi que du contexte relationnel et du sens que prend cette douleur dans le vécu du patient. Un long chemin reste à faire en France dans ce domaine.

L’I.M. : Le discours dominant à l’hôpital évolue-t-il ?

M.-C. P. : Le pouvoir est en partie passé des mains des médecins et des chirurgiens à celles des gestionnaires et, en particulier, des directeurs d’hôpitaux. Mais ces derniers n’ont pas le charisme des premiers, ni leur prestige symbolique. Après avoir subi le pouvoir médical, les infirmiers(ières) sont confronté(e)s à un pouvoir managérial et financier qui fonctionne à son tour comme un absolu. Que reste-t-il, dans ces conditions, des valeurs affichées par le corps infirmier ?

L’I.M. : Comment faire pour redonner du sens aux soins ?

M.-C. P. : Que peut en dire l’anthropologue ? Il me ­semble que le modèle est à chercher dans le fonctionnement de certaines équipes de soins palliatifs, par exemple, ou en pédiatrie, voire, parfois, en réanimation. Les soins palliatifs ont rencontré beaucoup de résistances dans les hôpitaux. Ils se sont construits à contre-courant de la tradition médico-hospitalière en posant que : « Ce n’est pas parce que le patient est en train de mourir et qu’on arrête les soins proprement curatifs qu’on doit l’abandonner ». Dans ces équipes, on a admis que c’était dur pour les soignants. Généralement, il y a des réunions, un psychologue, un fonctionnement moins hiérarchique. Une écoute des patients et une écoute des soignants, ce qui change tout. Peut-être que redonner du sens aux soins, cela passe par cette attention à l’autre, quel qu’il soit, collègue ou patient, mourant ou en voie de guérison. Faire attention. Rien de plus. Mais c’est énorme. Car tous les « détails » comptent.

* Philosophe et médecin. Thèse : « Le normal et le pathologique », publiée en 1943. Édition complétée en 1966.

MARIE-CHRISTINE POUCHELLE

ANTHROPOLOGUE, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS (CENTRE EDGAR-MORIN, INSTITUT INTER­DISCIPLINAIRE D’ANTHROPOLOGIE DU CONTEMPORAIN).

→ Depuis 1992, elle fréquente les blocs opératoires et les salles de réanimation.

→ Elle est l’auteure de L’hôpital, corps et âme et de L’hôpital ou le théâtre des opérations (éditions Séli Arslan), deux essais qui analysent les pratiques hospitalières et leurs enjeux symboliques.

→ Elle travaille actuellement sur la robotique à l’usage des chirurgiens.