Solitude de l'infirmière... un jour comme les autres - L'Infirmière Magazine n° 262 du 01/07/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 262 du 01/07/2010

 

Vous

Vécu

En piste pour une journée dans une infirmerie scolaire quelque part en France. 9 heures : Yvan, élève de 6e : 22e passage sans verbalisation. Seulement des somatisations : appel et relais famille. Entre 9 heures et 10 heures : nombreux passages d'élèves pour douleurs diverses et traumatismes.

10 heures : Christian, élève de seconde, se présente avec son visage de chérubin et son regard doux rêveur, plutôt perdu en ce moment ; il y a deux jours, il a craqué, un gros coup de déprime ; au quatorzième passage depuis le début de l'année, il a lâché ce qu'on pressentait déjà depuis un moment, un conflit avec son beau-père, qui a dégénéré en violence sous l'emprise de l'alcool. Cette explosion de violence a fait réagir sa mère, qui a éloigné son conjoint du domicile et l'a contraint à des soins. Depuis, Christian présente des signes dépressifs (insomnies, perte d'appétit). sa mère lui a pris rendez-vous chez le médecin et chez un psychologue. Aujourd'hui, il a juste besoin de repos, je l'installe dans la chambre.

10 h 10 : un habitué de l'infirmerie, élève de 5e, tente de me convaincre qu'il est malade et doit rentrer chez lui ; je n'y crois pas et le renvoie en cours.

10 h 15 : Alain, élève de 3e, arrive pour son rendez-vous hebdomadaire. Il est toujours ponctuel, avec une distance et un détachement un peu déconcertant ; c'est notre quatrième entretien depuis un mois.

Aujourd'hui, il « ouvre les vannes » et me raconte l'horreur de sa courte vie, en vrac, sans que je puisse l'arrêter, il vide son sac : les disputes quotidiennes entre sa mère et son beau-père, qui se terminent parfois dans la violence ; l'agressivité au quotidien de son beau-père qui, dit-il, ne l'aime pas... ; son père, qui, quand il était petit, le forçait à manger jusqu'à ce qu'il vomisse et lui laissait son plat de vomi à côté de son assiette... ; son ex-beau-père, qui s'est suicidé un jour de Noël, il y a quatre ans ; ses 5 demi-frères, avec la lourde charge d'être l'aîné... (entretemps, le téléphone a sonné trois fois, et je n'ai pas répondu, tant pis si c'était une urgence !). Au fil des confidences, il se met à pleurer silencieusement, et moi, il me prend aux tripes, ce môme ! Ensuite, il s'endort. Quand je vais le réveiller, une heure plus tard, il émerge difficilement d'un joli rêve où tous les enfants de sa famille étaient heureux. Rendez-vous est pris sur sa demande. Je ne sais pas comment je vais me sortir de cette situation...

rupture sentimentale

12 heures : pas le temps de se poser. Appel d'une surveillante, une élève est tombée dans les escaliers. Je reprends ma casquette de pompier de service : traumatisme de la cheville avec douleur importante, rapatriement en fauteuil roulant puis appel au 15 et à la famille, orientation sur l'hôpital avec les pompiers.

13 heures : pause-repas et cigarette. Ouf...

13 h 30 : retour de l'élève qui voulait rentrer chez lui et qui a réussi à persuader les surveillants d'appeler sa mère en disant que l'infirmière l'avait dit ! Je renonce à discuter et le laisse dans une chambre.

13 h 40 : une collégienne de 6e arrive en pleurs. Elle vient d'avoir ses premières règles et ça fait très mal. Quelques paroles de réconfort, une bouillote et au lit en attendant sa mère, qui arrive peu après.

14 heures : voici Maeva, élève de 2de ; en pleurs elle aussi : rupture sentimentale. « Son copain avec qui elle était depuis 1 an 3 mois et 10 jours vient de lui dire qu'il voulait faire une "pause". » Son monde s'écroule, c'est son premier grand amour, sa première expérience sexuelle, elle ne comprend pas, elle ne veut pas que ça s'arrête... Elle ne voulait pas pleurer devant lui mais elle n'a pas pu retenir ses larmes...

« ne faites pas ça ! »

14 h 10 : arrive un élève qui saigne du nez, ça me laisse le temps de trouver les mots pour apaiser et réconforter un coeur en peine : « Une belle histoire... En garder les bons moments... » Je ne sais pas si c'étaient les mots justes, mais, en repartant, elle ne pleurait plus.

Entre 14 h 20 et 14 h 30, deux élèves pour une dispense de sport.

14 h 25 : coup violent à la porte. Une élève affolée me dit que sa copine, dans la salle d'attente, fait un malaise. Je sors.

Une jeune fille pâle comme un rayon de lune est effondrée sur la chaise. Sa copine m'annonce tout de suite la couleur : « Madame, je préfère vous le dire, elle a bu ! » Ah, ça faisait juste un mois que je n'avais pas eu d'élève bourré ! On la porte jusqu'aux toilettes dans la chambre, et elle s'écroule devant la cuvette en me suppliant de ne pas prévenir ses parents... L'accompagnatrice m'annonce qu'il y en a quatre autres dans la classe qui ont également bu. Je me mets un peu en colère : « Je vais tous les faire sortir de la classe et j'appelle les parents. » « Non madame, ne faites pas ça ! »

Je me calme : non, je ne vais pas le faire, mais j'insiste pour avoir leurs noms. On verra bien si les profs les envoient. Je les range dans un coin de ma tête pour les convoquer plus tard. En attendant, je laisse mon élève devant la cuvette. Entretemps, d'autres élèves sont arrivés. Julien, sympathique élève de 1re, que je connais bien, et qui me dit avoir mal à la tête, mais, aujourd'hui, je ressens autre chose.

« Juste un mal de tête, tu es sûr ?

- Oui et non

- C'est oui ou c'est non ?

- Pas seulement.

- Bon, raconte...

- En fait, j'ai rompu avec ma copine, enfin j'ai dit que je voulais faire une pause mais je sais que je lui ai fait de la peine et je suis pas bien. »

Et voilà la suite de l'histoire, commencée une heure plus tôt ! Je lui dis que Maeva est passée et, curieusement, cela le soulage de savoir que je connais l'histoire. Il se lâche : « Maeva, elle est trop possessive, trop exclusive. Elle a peu de copines, elle veut toujours qu'on soit tous les deux, et moi j'ai besoin de voir mes potes. C'est ma première vraie relation, on était bien ensemble, mais je ne suis pas sûr de vouloir continuer. En même temps, j'ai peur de lui faire de la peine.

- Hum, mais lui dire de faire une pause, c'est peut-être pas la solution, ça laisse planer le doute et lui fait garder un espoir, non ?

- Vous croyez que je dois lui dire que j'arrête ?

- Non, je crois que tu dois réfléchir à ce que tu veux vraiment avant de prendre une décision. »

face aux parents

Encore des paroles, mais qui ont l'air d'avoir percuté. En repartant, il n'a plus mal à la tête et ne réclame pas de médicament. Bon, je retourne voir mon élève « bourrée », toujours près de la cuvette, dans le même état. Je la préviens que j'appelle sa mère, elle ne proteste plus.

15 h 30 : la mère de mon élève fraudeur arrive (je l'avais oublié, lui !). Je n'y crois pas trop à ce mal au ventre, et je le lui dis. Elle se met en colère, son fils est un très bon élève et ce n'est pas un menteur. Mais manipulateur peut-être ? Elle n'apprécie pas, tant pis, elle repart avec son fils.

16 heures : je laisse passer la récré et j'appelle la mère de Coralie, mon élève alcoolisée. Quand elle arrive, un quart d'heure plus tard, elle se met d'abord en colère : elle « en a marre », elle « ne sait plus quoi faire avec sa fille, ils ont tout essayé... ». Puis, en sa présence, elle se calme, et s'inquiète de la voir aussi « vaseuse ». La gamine ne tient pas debout et continue de vomir. D'un commun accord avec la maman, j'appelle le 15 pour l'envoyer à l'hôpital avec les pompiers. Je lui conseille de demander un entretien à l'hôpital avec une psychologue.

16 h 45 : tout le monde repart.

17 heures : la copine revient pour avoir des nouvelles. Elle est surprise et plutôt inquiète de la savoir à l'hôpital. Pour les quatre autres élèves, c'est passé inaperçu. Je les verrai individuellement le lendemain, une biture collective, ce n'est jamais anodin, il y a une souffrance sous-jacente.

Et voilà la journée presque finie, riche en péripéties et en émotions. Nous faisons un métier formidable !

Une infirmière anonyme